La moralisation de la vie démocratique : on est loin du compte ! [Par Thomas Perroud]

La moralisation de la vie démocratique : on est loin du compte ! [Par Thomas Perroud]

Si le projet visant à redonner confiance dans notre vie démocratique contient certaines propositions intéressantes, il laisse cependant de côté trois problèmes de taille, que nous voudrions détailler ici : les conflits d’intérêts de la haute fonction publique, des universitaires et l’indépendance de la presse.

 

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

La réforme envisagée par le gouvernement, désormais appelée projet de loi « pour redonner confiance dans la vie démocratique », se présente comme une saine réaction face à différentes affaires médiatiques. Elle comprend plusieurs volets importants mais trop limités. Alain Supiot et Lauréline Fontaine ont, à raison, insisté sur le besoin d’aller plus loin dans la réforme du Conseil constitutionnel, revoir sa composition pour éliminer tout risque de conflits d’intérêts et la motivation des décisions. Nous avons suffisamment dénoncé sur ce Blog l’importance du lobbying et des bureaux dans cette instance pour ne pas souscrire à leurs propositions (« La réforme devrait doter le Conseil constitutionnel d’un statut juridictionnel à la hauteur de ses missions », Le Monde 14 juin 2017). Mais, nous semble-t-il, ce projet présente aussi le sérieux défaut de ne s’intéresser qu’à la face émergée de la vie démocratique d’un pays moderne : le débat parlementaire. La vie démocratique de la France est certainement altérée par l’absence d’impartialité et les conflits d’intérêts des parlementaires. Mais cela fait bien longtemps qu’elle excède le seul cadre du Parlement. Les impensés de cette loi sont les mêmes que ceux qui entachent les projets de réformes constitutionnelles, le projet de VIe République d’Arnaud Montebourg au premier chef : la loi est d’abord faite dans les Administrations, par des experts, ce que l’on appelle l’État administratif. Nous voudrions souligner ces deux points : s’il faut relancer la lutte contre les conflits d’intérêts dans l’Etat, il faut aussi s’attaquer aux conflits d’intérêts dans la société et notamment ceux des chercheurs (et de tout ce qui gravite autour de qu’on appelle aujourd’hui l’expertise dans le débat public). Nous terminerons en évoquant ce qui constitue certainement le chantier le plus important d’une véritable réforme de la vie démocratique française : l’indépendance retrouvée de la presse. La vie démocratique d’un pays est liée avant tout à la qualité de son débat public. Or, il n’y a plus de débat public loyal en France, comme dans les autres démocraties d’ailleurs, ce qui constitue certainement un symptôme de ce que Jack Balkin appelle, pour les États-Unis, la décomposition, la putréfaction de la Constitution (« Constitutional Rot », in Can It Happen Here? : Authoritarianism in America, Cass R. Sunstein, ed., à paraître, 2018).

 

I. Les conflits d’intérêts dans l’Administration

 

Le projet en question laisse de côté une phase entière de l’élaboration des politiques publiques en France : la phase administrative. La lutte contre les conflits d’intérêts de la haute fonction publique devrait être au centre de cette réforme. L’ouvrage récent de Pierre France et Antoine Vauchez documente de façon très précise le brouillage des frontières entre le public et le privé que l’augmentation du pantouflage entretient (Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Presses de Sciences Po, 2017) et les conséquences en termes de capture de l’intérêt public par les intérêts privés (A. Vauchez, De quelques conditions préalables à la confiance dans la vie démocratique, Blog Do You Law, 9 juin 2017). Le barreau, en recrutant de nombreux hauts fonctionnaires, sert d’agent pour le lobbying de l’État. Les cabinets d’affaires sont aujourd’hui, de fait, omniprésents dans la vie publique et dans l’élaboration des politiques publiques, comme ils l’ont été dans l’affaire de l’arbitrage Tapie. La moralisation de cette phase de l’élaboration des politiques publiques passe par trois réformes : la lutte contre les conflits d’intérêts en renforçant le contrôle du pantouflage (nous souscrivons à cet égard au diagnostic et aux propositions de Camille Mialot dans Le Monde [1]), davantage d’expertise et de transparence dans l’administration, la participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques. Ceci permettrait de remédier à un problème fondamental de la Constitution de la Ve République qui, à défaut de formaliser la phase administrative de l’élaboration des politiques, a favorisé ce que Delphine Dulong a appelé les « centres occultes du pouvoir », comme le club Jean Moulin qu’elle étudie (Moderniser la politique, Aux origines de la Ve République, L’Harmattan, 1997, p. 154).

 

Mais prenons plutôt un exemple pour voir l’influence du lobbying sur l’action administrative et la nécessité de sortir d’une vision de la démocratie centrée sur le Parlement. L’ouverture de la profession de notaire, opérée par la loi Macron, est emblématique d’une réforme voulue par le gouvernement, ratifiée par le Parlement et dont l’esprit a été contourné au moment des décrets d’application. Le Conseil supérieur du notariat avait pris comme lobbyiste la société Havas (on signalera en passant que cette société est aussi une agence de publicité…). Une fois la bataille perdue au Parlement sur le principe d’une ouverture du marché, le lobbying s’est concentré sur un point précis : la possibilité pour les notaires présents sur le marché de se porter candidat aux nouvelles charges. Les décrets d’application l’ont autorisé, au détriment d’éventuels nouveaux entrants. Diane de Fortanier, du site Contexte, cite ainsi cette phrase d’un représentant d’Havas : « C’est une bataille que nous avons gagnée »… et que les jeunes notaires ont perdue. On ignore quel est le chaînon qui a cédé, permettant le détournement de la réforme au stade de l’exécution. En tout cas, cet exemple montre bien que ce n’est pas le Parlement qui doit être incriminé.

 

Cette absence de transparence, combinée à l’importance des conflits d’intérêts dans l’Administration tend à vicier la vie démocratique française.  Mais au moins cet aspect est–il bien connu et documenté et a fait l’objet de projets de réforme. Il existe ainsi des institutions destinées à contrôler le pantouflage, même si elles sont inefficaces.

 

Il reste néanmoins à ce stade de nombreux impensés : le contournement de cette loi a été favorisé par l’absence de procédure participative, de transparence des organes consultatifs comme le Conseil d’État et d’étude d’impact systématique, obligatoire, des projets de décret. En France, très curieusement, l’étude d’impact est requise pour les projets de loi, mais pas pour les projets de règlement, ce qui témoigne une fois encore de notre incapacité à penser le pouvoir administratif. Aux États-Unis, une étude d’impact sur un projet de loi est inimaginable, en raison de la force de l’idéal parlementaire, l’obligation ne s’appliquant qu’à l’Administration. Concernant la participation, la France pourrait prendre modèle sur les États-Unis où tout projet de règlement est soumis à une procédure participative.

 

Il devient donc urgent de formaliser les phases administratives : il faut plus de transparence, d’évaluation et de participation en amont, lors de l’élaboration des projets de loi, comme en aval, au moment de l’élaboration des normes d’application.

 

Rarement évoqués, alors même qu’ils sont au cœur de l’expertise dans l’élaboration des politiques publiques, les conflits d’intérêts des universitaires posent également problème.

 

II. Les conflits d’intérêts des universitaires

 

Le problème de l’avenir sera de trouver une doctrine pour défendre la voix des faibles, car les puissants ont toujours une doctrine prête à les servir. Ainsi, dans un entretien recent accordé à Times Higher Education, Alberto Alemanno avance : « Academics who lobby today, often do it because they have a financial return ». Il ajoute : « Most of the academics who engage today, they don’t do it on a pro bono basis, they do it for money. This is not academic lobbying. » Une anecdote personnelle nous permet d’illustrer la thèse d’Alberto Alemanno, qui brocarde très justement ces « academics-turned-lobbyists as “merchants of doubt” » [2]. Nous avons été contacté il y a un certain temps par un cabinet de lobbying pour écrire contre la loi pour une République numérique. Le cabinet en question nous fournissait tout : le matériel documentaire, l’orientation souhaitée (bien évidemment). Nous avons refusé, un autre a accepté. L’article a paru dans un grand quotidien économique. Combien d’articles sont aujourd’hui publiés par des universitaires et versés dans le débat public sur commande ? Les journaux en question sont-ils rémunérés ? En tout cas, nulle part n’est indiqué le conflit d’intérêts.

 

L’affaire du Médiator a tout de même mis en évidence de façon dramatique comment les entreprises achetaient les experts. Le réquisitoire du Parquet dans ce procès dépeint de façon extrêmement précise la façon dont ce laboratoire a organisé son influence. Le professeur Michel Aubier est lui aussi poursuivi en justice, et a été condamné en première instance, pour avoir menti sur ses liens d’intérêts avec un groupe pétrolier, alors même que le Sénat lui demandait un avis indépendant sur les effets du diésel sur la santé. Les mesures prises jusqu’à présent permettent de se défendre des conflits d’intérêts des experts lorsque ceux-ci siègent dans une Administration. Mais qu’en est-il du débat public ? Jamais il n’est fait état, dans les journaux comme à la télévision, des conflits d’intérêts éventuels des experts auxquels on demande leur avis.

 

Ce problème est particulièrement visible en droit et en économie. En droit, aucune revue juridique ne demande de déclaration de conflit d’intérêts, alors même qu’il est évident que certains articles ont été écrits à la suite d’une consultation. Cette dérive de la consultation a déjà été critiquée par Michelle Gobert (« Le temps de penser de la doctrine », in Droits 1994, n°20, p. 97 s.) comme par Alain Supiot (« Grandeur et petitesses des professeurs de droit », Les Cahiers du Droit, 2001, vol.42, n°3, pp. 595-614). La nouveauté est l’importance prise par la doctrine dans le débat public. Le problème n’est ainsi plus seulement celui de la consultation. L’exposition médiatique des universitaires est devenue extrêmement rémunératrice dans le cadre du lobbying justement (Michel Aubier est un habitué des plateaux de télévision). Combien d’universitaires vont aujourd’hui à la télévision en service commandé ? Combien d’économistes, que l’on voit régulièrement sur les plateaux, siègent dans des conseils d’administration de grandes entreprises ? Le brouillage des frontières dont parlent Antoine Vauchez et Pierre France est tout aussi dramatique en matière de recherche. Les chercheurs sont rémunérés et renforcent les positions de certaines entreprises. Il n’y a donc pas de voix pour défendre les intérêts diffus.

 

Les conditions d’un débat démocratique loyal ne sont plus réunies en France si la transparence n’est pas faite sur les intérêts que défendent les universitaires. Une récente étude du Conseil d’analyse économique, rédigée par Jean Tirole, Agnès Bénassy-Quéré et Olivier Blanchard formule une recommandation extrêmement intéressante, concernant les économistes et qu’il faudrait étendre à l’ensemble des expertises versées au débat public, à savoir la rédaction par l’Association française de science économique d’un modèle adaptable de charte de déontologie et de déclaration d’intérêts, auxquelles journalistes seraient invités à se référer.

 

Enfin, le débat public pâtit, dans l’ensemble des grandes démocraties occidentales, de la crise de la presse.

 

III. L’indépendance de la presse et des médias

 

Enfin, nous voudrions évoquer un dernier chantier qui a peu d’écho encore en France, c’est l’intégrité de la presse. La liberté de la presse demande son indépendance et c’est la première condition d’une vie démocratique « morale », utilisons ce terme puisque c’est sur ce plan que le gouvernement a choisi de mettre le débat, de prime abord. On sait qu’aujourd’hui il n’existe en France aucun quotidien indépendant : en dehors de L’Humanité et de La Croix, tous les grands quotidiens français appartiennent à des entrepreneurs. Or, des idées ont été avancées pour remédier aux problèmes de la presse : Bruce Ackerman, aux États-Unis, a fait des propositions pour son financement, Julia Cagé, en France, plaide pour des formes sociales qui garantiraient leur indépendance (Sauver les médias, Seuil, La République des Idées, 2015).

 

Bruce Ackerman, dans un article central, « Reviving Democratic Citizenship » (Politics & Society, 2013, Vol 41, Issue 2, pp. 309 – 317) propose un système de financement de la presse par les citoyens. Lorsque les citoyens lisent un article sur internet, ils peuvent voter pour dire si cet article leur a été utile. Il y aurait un système centralisé qui rémunérerait les auteurs sur la base de ces votes. La peur du gouvernement aux États-Unis permet de comprendre le choix pour une décentralisation complète du système. On pourrait aussi imaginer que chaque personne puisse avoir le droit de s’abonner gratuitement à un grand quotidien national. L’importance de la presse pour la vivacité de notre vie démocratique impose de mettre en place une solution pour son indépendance financière qui ne peut provenir de la philanthropie de certains milliardaires ou de la publicité.

 

Enfin, la proposition de Julia Cagé, qui n’a malheureusement pas reçu l’écho médiatique et politique que mérite son travail, est aussi à examiner. Elle a bien montré les limites du modèle des fondations, qui n’empêche pas les généreux donateurs d’intervenir dans le contenu et l’orientation éditoriale du journal. L’introduction en bourse aussi a des effets pervers car, pour les publications américaines qui ont choisi ce modèle, il s’est traduit par de sérieuses réductions d’effectif. La possession du capital assure par ailleurs un contrôle complet de l’entreprise — comme ne l’a que trop montré l’épisode de Canal+ avec l’intervention musclée d’une personne qui n’était qu’actionnaire. Julia Cagé propose un modèle de société de média permettant d’une part d’en sécuriser le financement et, d’autre part, d’encadrer fermement le pouvoir des propriétaires. Il s’agirait d’une « société à but non lucratif, sans versement de dividendes ni possibilités pour les actionnaires de récupérer leur apport (de la même façon que dans les fondations). »

 

On voit donc qu’il existe tout un faisceau de recherches dont l’objet est précisément d’établir un cadre sain à la vie démocratique de nos États, corrompus aujourd’hui par certains intérêts financiers devenus dominants. Clairement, le projet porté par le gouvernementne prend pas la mesure des problèmes réels de nos sociétés.

 

[1] Moralisation : « Il faut imposer la transparence et le non-cumul aux plus hautes sphères de l’Administration », Le Monde, 14 juin 2016.

[2] A. Alemanno, ‘Lobbyists for hire’ undermine academic authority, June 18, 2017, Times Higher Education.