Le pouvoir de révocation des directeurs des agences indépendantes de régulation aux États-Unis. Quel avenir pour les agences indépendantes? Commentaire de la décision Donald J. Trump v. Gwyne A. Wilcox (605 U.S. __ (2025)) Par Mathilde Laporte

Saisie d’un recours en urgence par le Président Trump, la Cour suprême a suspendu l’ordonnance rendue par une cour fédérale inférieure, qui avait interdit la révocation par le Président des États-Unis de deux directrices d’agences indépendantes prononcée pour simple désaccord politique. Cette décision succincte démontre que la Cour suprême risque de fragiliser certains précédents judiciaires historiques, qui avaient accompagné l’édification de l’État administratif américain à partir du début du XXe siècle. Elle pose la question de l’avenir des agences indépendantes de régulation dans le système de gouvernement américain.
On May 22nd 2025, the Supreme Court decided to stay the district court’s order reinstating two independent administrative agencies’ directors after their removal by President Trump for political motives. This short decision shows that the Supreme Court is willing to weaken some of the most important judicial precedents which accompanied the building of the American regulatory state from the early 20th century onwards. It raises the question of the future of independent regulatory agencies in the American system of government.
Par Mathilde Laporte, Professeure de droit public, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Membres de E2S UPPA, CDRE
Le Président des États-Unis peut-il librement révoquer les agents exerçant des fonctions de direction des commissions indépendantes de régulation ? Cette question est au cœur de la décision rendue par la Cour suprême le 22 mai 2025, dans le cadre d’une procédure d’urgence, la décision Donald J. Trump v. Gwynne A.Wilcox (605 U.S. __ (2025)).
À l’origine de cette affaire, le Président Trump a révoqué de manière anticipée deux membres d’agences indépendantes, habilitées à exercer des fonctions de direction : Mme Gwynne Wilcox, membre de comité de direction de la Commission nationale des relations de travail[1] (NLRB), et Mme Cathy Harris exerçant des fonctions analogues au sein de la Commission de protection du système de mérite (MSPB[2]). Nommées par le Président Biden avec l’appui du Sénat, celles-ci devaient exercer leurs fonctions respectivement jusqu’en 2028 et 2029. Ces deux agences sont qualifiées d’indépendantes en raison des restrictions qui encadrent la révocation de leurs agents par le Président. Une agence est dite indépendante si la loi d’habilitation adoptée par le Congrès, qui l’institue, prévoit que ses agents de direction ne pourront être révoqués par le Président qu’en cas de « motif légitime » (for cause). Cette indépendance était une manière de bâtir une administration experte, neutre et protégée des pressions politiques émanant du Président. Le personnel de ces agences indépendantes n’est donc pas censé être renouvelé à l’occasion d’une passation de pouvoir ou remplacé en raison d’un simple désaccord politique avec le Président.
Cette exigence légale d’apporter la preuve d’un motif légitime de révocation constitue, en droit positif, le critère déterminant de leur indépendance face au Président. En l’espèce, les lois fédérales qui ont institué ces agences prévoyaient que les agents de la NLRB ne peuvent être démis de leur fonction de manière anticipée que pour « manquement à leur devoir » (neglect of duty) ou en raison d’un « acte illicite commis dans l’exercice de leur fonction » (malfeasance in office)[3]. Pour le MSPB, s’ajoute à ces deux mêmes motifs celui de leur « inefficacité »[4]. Elles sont dès lors censées être protégées face au Président, car indépendantes. Cependant, en l’espèce, aucun de ces motifs n’a été mentionné par Donald Trump, qui fait ce choix pour des raisons politiques. À l’appui de sa position, il invoque l’article II de la Constitution, qui lui confère le pouvoir exécutif. Il en déduit qu’il doit être placé à la tête de la branche exécutive, ce qui l’autoriserait à exercer une autorité hiérarchique sur l’ensemble des agences exécutant le droit fédéral[5]. Par conséquent, une divergence d’orientations politiques l’autoriserait à révoquer ces agents.
C’est précisément ce fondement politique, étranger aux causes de révocation prévues par la loi, qui a conduit la Cour fédérale du District de Columbia, sous la plume de la juge Beryl A. Howell, à suspendre la décision présidentielle. La juridiction a estimé que l’interprétation du droit par le Président était « tout à fait erronée ». En réponse, la Maison Blanche a vivement critiqué cette décision, qualifiant la juge Howell de « progressiste radicale » et l’accusant de vouloir « renverser les résultats de l’élection présidentielle » en cherchant à priver le Président de son droit de révoquer tout agent de l’administration fédérale[6].
Saisissant la Cour suprême en référé, le Président Trump défend une interprétation extensive de l’article II de la Constitution. Il soutient que le Congrès ne saurait limiter, par voie législative, le pouvoir présidentiel de révocation à l’égard des agents participant à l’exercice de la fonction exécutive, y compris ceux placés à la tête des agences dites indépendantes[7]. Son raisonnement remet en cause les fondements juridiques sur lesquels reposent les agences indépendantes depuis près d’un siècle. En effet, cette position heurte certains précédents judiciaires établis par la Cour suprême, depuis la décision Humphrey’s Executor v. United States (1935)[8]. Dans cette dernière, la Cour admet que le Congrès puisse instaurer des conditions légales pour empêcher les révocations discrétionnaires des agents dirigeants des agences indépendantes. En 2025, dans la décision Trump v. Wilcox ici commentée, la Cour suprême ne contredit cependant pas Donald Trump : elle affirme que, en attendant le jugement au fond, le Président doit pouvoir révoquer librement ces agents, ceux-ci exerçant un « pouvoir exécutif considérable » (« considerable executive power »). Elle suspend ainsi provisoirement l’exécution de l’ordonnance de la cour fédérale inférieure, en attendant une décision au fond.
Le choix de commenter la décision Trump v. Wilcox pourrait, de prime abord, sembler étonnant. L’argumentation de la majorité est succincte (à peine longue de deux pages) et a, sur le principe, des effets provisoires. Pourtant, cette affaire présente un intérêt majeur, car elle illustre la méthode employée par Donald Trump pour affaiblir la bureaucratie fédérale. Au-delà de sa volonté de réduire les dépenses publiques, il a entrepris d’asseoir sur des bases juridiques consolidées l’autorité du Président sur l’ensemble de l’Administration fédérale, que les commissions de régulation soient indépendantes ou non. L’examen de la décision Trump v. Wilcox démontre que son projet emprunte deux trajectoires : son utilisation stratégique des recours en urgence devant la Cour suprême (I) lui a permis d’obtenir une décision provisoire à son avantage. Il parvient dès lors à renforcer l’autorité présidentielle, en redéfinissant les schémas de pouvoir qui avaient prédominé le droit public américain depuis l’édification de l’État administratif à partir du début du XXe siècle[9] (II).
I. Utiliser stratégiquement les recours d’urgence
L’affaire Trump v. Wilcox mérite d’être replacée dans une dynamique plus large : celle de l’utilisation stratégique des recours d’urgence (A), ce que Elena Kagan critique dans son opinion dissidente dans l’affaire Trump v. Wilcox (B).
A. La politisation des recours d’urgence sous la présidence Trump
Donald Trump entend capitaliser sur l’appui que pourrait lui apporter la Cour suprême, aujourd’hui à majorité conservatrice, dans son entreprise de redéfinition de la séparation des pouvoirs à l’avantage de la présidence. Le recours au emergency docket (aussi appelé shadow docket[10]) est utile : ce mécanisme permet à la Cour suprême de statuer en seulement quelques jours. Elle peut ainsi émettre des injonctions et des sursis à exécution (stays). Cette procédure répond aux impératifs d’un recours d’urgence : les parties ne présentent pas leurs moyens de manière détaillée et contradictoire, la juridiction n’établit pas de motivation approfondie et ne signe pas systématiquement sa décision. Ces recours sont examinés par la Cour si celle-ci estime (i) que de manière raisonnable elle acceptera de décider au fond ; (ii) que le requérant a des chances raisonnables de succès au regard des conclusions manifestement erronées de la décision contestée, et (iii) que le requérant risque de subir un préjudice qui sera difficilement réparable en l’absence de mesure provisoire. Par ce biais, le Président sollicite l’intervention immédiate de la Cour suprême pour neutraliser les décisions judiciaires qui entravent la mise en œuvre de sa politique.
Depuis 2017, ces recours d’urgence ont été grandement politisés, parce qu’utilisés par le Département de la Justice pour contrer les décisions des juridictions fédérales défavorables aux executive orders du Président Trump, qui les suspendaient ou en limitaient la portée. Sa réélection n’a fait qu’amplifier ce phénomène, car les juridictions fédérales sont dorénavant encore plus nettement présentées, par les membres de l’opposition au Président, comme un rempart essentiel à la protection du règne du droit face aux tentatives de concentration du pouvoir. La Cour suprême, de son côté, se trouve dans une position singulière : si elle ne prend pas systématiquement parti en faveur du Président et bien qu’elle prenne toujours grand soin à motiver ses décisions en droit, sa composition montre l’influence diffuse de Donald Trump et des mouvements conservateurs au sein de la Cour. Les recours d’urgence prennent alors une dimension politiquement inédite : face à la résistance de certaines cours fédérales à l’égard des executive orders, la Cour suprême a tendance à choisir, dans ses décisions récentes, de ne pas paralyser l’action de l’Exécutif. Elle préserve l’efficacité de l’action gouvernementale en attendant un examen du cas litigieux au fond[11].
Cette stratégie contentieuse a déjà été couronnée de succès. Par exemple, le 6 mai 2025, la Cour suprême accueille le recours en urgence de Donald Trump, qui demandait à ce que soit mise en œuvre son interdiction de recruter des individus transgenres dans l’armée américaine[12]. La Cour suprême contredit la juridiction inférieure : celle-ci avait suspendu la mise en œuvre de la politique présidentielle qu’elle avait jugée manifestement contraire au principe constitutionnel d’égale protection des lois[13]. Le Président américain et ses partisans se sont alors félicités de ce succès. Effectivement, sans l’intervention en urgence de la Cour suprême, la décision présidentielle n’aurait pas pu être mise en œuvre à court terme[14]. Dans l’affaire qui nous intéresse ici, cette stratégie s’avère à nouveau payante.
B. L’utilité du recours en urgence dans la décision Trump v. Wilcox
En attendant de déterminer au fond si le Président dispose du droit de révoquer sans motif légitime ces agents, la Cour suprême préfère l’autoriser en pratique. Pour le justifier, elle concilie les intérêts en présence, en opposant ceux des agents révoqués à ceux de l’Exécutif. Selon elle :
« Le sursis reflète également notre jugement selon lequel le gouvernement court un plus grand risque de subir un préjudice, du fait d’une ordonnance permettant à un agent révoqué de continuer à exercer le pouvoir exécutif, que le [potentiel préjudice de] l’agent révoqué à tort de ne pas être en mesure d’exercer ses missions en application de la loi »[15].
L’opinion dissidente d’Elena Kagan souligne en contrepoint que la majorité fait un emploi détourné de la procédure d’urgence à deux niveaux. La juge Kagan commence par critiquer sévèrement l’attitude de la majorité, qui, nous y reviendrons, se positionne en contradiction avec les précédents judiciaires relatifs au pouvoir de révocation des agents des commissions indépendantes de régulation. Selon elle, comme ces décisions sont rendues rapidement, sans le respect de la procédure contradictoire ordinaire, il est inopportun de renverser et de réviser le droit positif[16]. Sans se prononcer au fond, la Cour suprême aurait en pratique autorisé Donald Trump à renverser, de manière arbitraire (fiat), des précédents judiciaires[17]. Effectivement, la Cour suprême semble montrer qu’elle sera prête à défendre l’autorité grandissante du Président à l’égard des agences indépendantes, ce qui pose la question de leur devenir. C’est le second pan de la critique adressée par Elena Kagan à la majorité : si la Cour prétend concilier les intérêts en présence (l’intérêt des agents à conserver leur emploi vs. l’intérêt du Président à les révoquer), elle tranche une question bien plus fondamentale au regard des droits constitutionnel et administratif américains. Elle arbitre un conflit de forte intensité politique opposant le Président et le Congrès quant au contrôle des agences administratives[18].
II. Asseoir l’autorité du Président sur l’Administration fédérale
Les agences fédérales ont acquis une importance politique significative. Qu’elles soient ou non indépendantes, elles sont chargées d’exécuter le droit fédéral. Plus spécifiquement, elles réalisent les objectifs des lois fédérales qui les créent. Elles administrent le droit fédéral. L’un des enjeux au cœur de la décision Trump v. Wilcox est relatif à la qualification juridique de cette fonction. Est-elle assimilée à une fonction quasi-législative (lorsque l’agence adopte des règlementations générales, dans le cadre de son pouvoir de rulemaking) et quasi-judiciaire (quand elle tranche des litiges individuels, en exerçant son pouvoir d’adjudication)[19] ? En choisissant cette qualification, les juges s’assurent de l’indépendance de certaines agences face au Président : leur fonction ne serait pas rattachée au pouvoir exécutif dont le Président est investi par la Constitution. Au contraire, exercent-t-elles plutôt un pouvoir fondamentalement exécutif ? Cette seconde option, défendue par Donald Trump, autoriserait alors le Président à exercer sur elles un contrôle hiérarchique, peu importe que le Congrès ait ou non prévu que le Président ne puisse les révoquer que pour motif légitime. C’est l’interprétation retenue par les partisans de la théorie de l’exécutif unitaire (A) dont Donald Trump entend tirer profit (B).
A. La théorie de l’exécutif unitaire
Si les décisions du Président Trump attirent l’attention en raison de son activisme sans précédent lors des premiers mois de son second mandat, elles ne sont ni extravagantes ni adoptées ex nihilo. Il prend appui sur la théorie dite de « l’exécutif unitaire »[20] (unitary executive theory), qui a été systématisée sous les présidences Nixon et Reagan et clairement présentée par le juge Antonin Scalia dans son opinion dissidente dans l’affaire Morrison v. Olson (1988). Celle-ci signifie qu’en vertu de l’article II de la Constitution fédérale, le Président doit disposer d’un pouvoir discrétionnaire pour contrôler l’entièreté du pouvoir exécutif, qui se trouve ainsi unifié sous son autorité. Défini comme un pouvoir général d’application des lois, il doit être directement exercé par le Président ou a minima par des agents placés sous son contrôle hiérarchique. Les défenseurs de cette théorie affirment dès lors que l’existence même des agences indépendantes de régulation est contraire à la Constitution fédérale : il serait constitutionnellement interdit de limiter le pouvoir de révocation du Président en exigeant la preuve d’un motif légitime de révocation. À partir du moment où ces agences exercent un pouvoir exécutif, elles sont soumises à l’autorité exclusive du Président qui doit pouvoir librement décider de révoquer un directeur d’agence. En effet, ces agences de régulation sont devenues un instrument incontournable pour mettre en œuvre de manière effective les choix politiques du Président.
Si la théorie de l’exécutif unitaire se comprend très bien d’un point de vue politique, elle n’a encore jamais été explicitement reprise par la majorité de la Cour suprême. Elle soulève des questions encore largement débattues, relatives aux rôles respectifs du Congrès et du Président quant au contrôle des agences indépendantes[21]. L’affaire Trump v. Wilcox pose par conséquent la question de sa consécration explicite par la Cour.
B. Un pouvoir présidentiel de révocation progressivement libéré
L’argumentation de Donald Trump est coulée dans le moule de la théorie de l’exécutif unitaire. Se profile ici la possibilité de voir l’équilibre institutionnel existant vaciller au profit du Président, ce qui contredit certains précédents judiciaires qui avaient justifié l’expansion de l’État régulateur. Il est en effet indéniable que le positionnement de la Cour crée des frictions avec certaines de ses décisions antérieures, qui font partie du discours traditionnel de légitimation des agences indépendantes dans le système de gouvernement américain. Est ici visé l’arrêt Humphrey’s Executor v. United States (1935)[22].
En 1935, la Cour considère que le Congrès ne viole pas la Constitution lorsqu’il pose des conditions à l’exercice du pouvoir de révocation du Président. Leur indépendance, leur expertise et leur impartialité sont des qualités leur permettant de poursuivre un intérêt public de long terme[23]. Quand ces agences n’exercent pas un pouvoir purement exécutif, mais des fonctions quasi-législative et quasi-judiciaire, elles doivent pouvoir fonctionner sans être dépendantes de la seule volonté du Président. La Cour choisit à l’époque d’affaiblir le Président à l’avantage du Congrès. Elle ne résout cependant pas certaines difficultés : comment distinguer une fonction strictement exécutive, d’une fonction quasi-législative ou quasi-judiciaire ?[24] Cette incertitude se retrouvera dans la décision Trump v. Wilcox qui nous intéresse ici, elle sera l’un des points d’opposition entre la décision de la majorité et l’opinion dissidente rédigée par Elena Kagan.
Par la suite, la Cour suprême n’a pas, même au moment où la théorie de l’exécutif unitaire a été mieux systématisée dans les années 1980, remis en cause l’existence des agences indépendantes. Elle n’a fait que poser des conditions plus strictes pour les instituer[25]. Depuis 2020, elle durcit les contraintes qu’elle impose au Congrès. La Cour n’admet plus, depuis la décision Seila Law (2020)[26], que le Congrès puisse entraver, par l’exigence d’un motif légitime, le pouvoir de révocation du Président lorsque celui-ci souhaite révoquer le directeur d’une agence indépendante, siégeant seul et non de manière collégiale. Sans renverser l’arrêt Humphrey, le juge Roberts refuse au nom de la majorité de l’appliquer au cas spécifique d’une agence indépendante qui « exerce un pouvoir exécutif important et qui est dirigée par un seul individu ». En effet, toujours selon ses termes, « une telle agence ne trouve pas de fondement dans la pratique historique et est incompatible avec la structure constitutionnelle en ce qu’elle concentre le pouvoir entre les mains d’un acteur unilatéral isolé du contrôle présidentiel »[27]. La Cour suprême fait preuve de méfiance à l’égard d’agences indépendantes puissantes, dirigées par un seul directeur et historiquement placées en dehors du contrôle présidentiel[28]. Ces agences ne sont en effet ni instituées par la Constitution fédérale, ni suffisamment responsables politiquement devant les citoyens américains en l’absence du contrôle présidentiel. Dès lors, depuis l’arrêt Seila Law, la ligne politique du directeur de l’agence indépendante de protection des consommateurs (CFPB) se doit d’être alignée sur les souhaits de la présidence. Les Présidents se sont directement saisis de cette opportunité qui leur était ainsi ouverte : le directeur de la CFPB a été nommé et révoqué suivant l’ordre de succession au pouvoir des Présidents Joe Biden et Donald Trump[29].
Un doute persiste[30]. La Cour mentionne deux critères pour justifier ce pouvoir discrétionnaire de révocation : (i) cette agence est dirigée par un seul directeur et (ii) exerce un pouvoir exécutif important. La Cour reste cependant ambiguë : ces critères sont-ils cumulatifs ou alternatifs ? Ses décisions postérieures, à l’instar de la décision Trump v. Wilcox, laissent penser qu’ils sont alternatifs[31]. Ceci s’avère tout à fait important, car le critère du « pouvoir exécutif considérable » pourrait permettre de rapatrier sous la coupe du Président des agences pourtant indépendantes à la lecture des lois d’habilitation, et dirigées par un comité de direction. La théorie de l’exécutif unitaire l’autoriserait. C’est pourquoi certains membres de la Cour suprême, comme Brett Kavanaugh[32], Neil Gorsuch[33], Clarence Thomas et Samuel Alito, soutiennent la théorie de l’exécutif unitaire lorsqu’ils militent pour renverser définitivement le précédent Humphrey. Il n’y aurait selon eux qu’un pas à franchir. Textualisme et originalisme s’entremêlent pour consolider l’autorité du Président, habilité par la Constitution fédérale à exercer tout le pouvoir exécutif largement entendu.
Les agences indépendantes risquent de disparaître à mesure que la Cour suprême fragilise, voire renverse, les grandes décisions rendues en la matière. Dans la décision Trump v. Wilcox, la Cour semble indiquer que le seul fait que ces agences exercent un « pouvoir exécutif considérable » serait suffisant pour admettre que le pouvoir de révocation est discrétionnaire. La formulation retenue par la Cour semble avoir évolué depuis la décision Humphrey. Bien que le pouvoir ne soit pas ici de nature exclusivement exécutive, cela suffirait dorénavant pour libérer le pouvoir présidentiel de révocation, à partir du moment où ce pouvoir exécutif est important :
« Le Président n’a pas le droit, en vertu de la loi, de révoquer ces agents autrement que pour motif légitime, et aucun motif légitime pertinent n’a été invoqué […]
Il est fait droit à la demande de suspension présentée au Chief Justice et transmise par lui à la Cour. Étant donné que la Constitution confère le pouvoir exécutif au Président (v. Article II, section II, §1, clause 1), il peut révoquer sans motif les agents exécutifs qui exercent ce pouvoir en son nom, sous réserve d’exceptions étroites reconnues par nos précédents (v. Seila Law […]). Le sursis ici ordonné reflète notre jugement selon lequel le gouvernement est susceptible de démontrer que le NLRB et le MSPB exercent tous deux un pouvoir exécutif considérable. Mais nous ne décidons pas ici pas, en fin de compte, si le NLRB ou le MSPB relèvent bel et bien d’une telle exception ; il est préférable de laisser cette question être résolue après une présentation et une défense complète des différents arguments. »[34]
A contrario, Elena Kagan pointe que ces agences exercent des fonctions qui sont, de manière prédominante, quasi-législative et quasi-judiciaire : elles devraient dès lors rester protégées face à la révocation librement ordonnée par le Président. Elle reproche à la Cour de violer la décision Humphrey[35] de manière inopportune : il ne faudrait pas asseoir durablement la prédominance du Président sur le Congrès, d’autant plus que la Cour tranche ici en urgence sans avoir pris en compte de manière approfondie les arguments des parties. La manière de présenter les fonctions des agences de régulation relève ainsi en partie de la stratégie politique. Dans ce cadre, qu’adviendra-t-il des agences indépendantes à moyen terme ?
[1] Le National Labor Relations Board a été historiquement institué pour la défense des droits des travailleurs. Elle fait respecter le droit du travail, supervise les processus de négociation collectives et les élections syndicales, ou encore de tranche les litiges individuels relatifs à des pratiques déloyales.
[2] Le Merit System Protection Board s’assure notamment du respect du système au mérite et des droits des employés fédéraux.
[3] 29 U.S.C. § 153(a) du National Labor Relations Act.
[4] Civil Service Reform Act (1978).
[5] Article II de la Constitution des États-Unis. Cet article contient deux clauses qui sont fondamentales : la vesting clause qui investit le Président du pouvoir exécutif, et la take care clause qui l’habilite à prendre en charge l’exécution des lois.
[6] “Judge says Trump illegally fired National Labor Relations Board Member”, The Washington Post, 07/03/2025.
[7] Il tire des conséquences élargies de son rôle de chef de l’Administration fédérale, que la Cour reconnait à son avantage depuis la décision Myers v. United States, 272 U.S. 52 (1926), en affirmant qu’il peut exercer son pouvoir de révocation sans le consentement du Sénat.
[8] Humphrey’s Executor v. United States, 295 U.S. 602 (1935).
[9] Cette ambition est clairement affichée dans le Project 2025, préparé lors de sa campagne présidentielle et devenu la ligne idéologique de la Présidence Trump, dans lequel il défend l’idée d’une déstructuration de l’État administratif.
[10] Ce terme a été utilisé pour la première fois en 2015 par W. BAUDE, « Foreword : The Supreme Court’s Shadow Docket », New York Journal of Law & Liberty, 2015. Par opposition, les recours ordinaires sont enregistrés au merits docket devant la Cour suprême et ne sont examinés que si au moins quatre juges y consentent (grant of certiorari).
[11] Il convient de faire le parallèle avec la décision de la Cour suprême qui réforme l’utilisation des injonctions universelles par les juridictions fédérales, v. J. JEANNENEY, Tribune, Le Monde, 29/06/2025.
[12] D. Trump affirme que la dysphorie de genre, encouragée et soutenue par « l’idéologie radicale du genre » pourrait porter atteinte à l’efficacité de l’armée américaine, voir executive order du 27/01/2025, « Prioritizing Military Excellence and Readiness ». Il intervient en tant que chef des armées, v. Article II Section 2 de la Constitution des États-Unis.
[13] A. HOWE, “Trump asks Supreme Court to allow ban on transgender service members from the military”, SCOTUSblog, 24/04/2025.
[14] Dans le même sens, voir la validation temporaire du démantèlement du Ministère de l’Education par Donald Trump, à la suite d’un recours en urgence du Président Trump destiné à suspendre l’exécution de la décision de la juridiction fédérale inférieure, v. « Aux États-Unis, le démantèlement du ministère de l’éducation temporairement validé par la Cour suprême », Le Monde, 15/07/2025.
[15] Trump v. Wilcox, p. 1.
[16] Trump v. Wilcox, opinion dissidente, p. 2.
[17] Trump v. Wilcox, opinion dissidente, p. 3-4.
[18] Trump v. Wilcox, opinion dissidente, p. 5.
[19] M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, Thèse, Paris II Panthéon-Assas, 2021, p. 236-237.
[20] Ibid., p. 657 et s.
[21] Pour la présentation passionnante de ce conflit historique, v. M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, op. cit., p. 619 et s.
[22] Humphrey’s Executor v. United States, 295 U.S. 602 (1935).
[23] Ibid., p. 624 et s.
[24] Ce constat est notamment dressé par M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, op. cit., p. 648.
[25] Morrison v. Olson, 487 U.S. 654 (1988): dans cette hypothèse, si le Congrès souhaite soustraire les agents de direction à l’emprise du libre pouvoir de révocation du Président, il ne doit pas (i) se charger lui-même du contrôle de ces agents, par exemple en s’attribuant un pouvoir de révocation, (ii) ni porter une atteinte excessive aux fonctions du Président.
[26] Seila Law LLC v. Consumer Financial Protection Bureau, 591 U.S. __ (2020). Dans cette affaire, était en cause la révocation du Président du Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), créé par le Dobb-Frank Act et qualifié d’agence indépendante, son directeur ne pouvant être révoqué qu’en raison de son inefficacité, de manquement à son devoir ou d’un acte illicite commis dans l’exercice de ses fonctions.
[27] Seila Law, p. 2-3. Trad. M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, op. cit., p. 694.
[28] V. par exemple Collins v. Yellen, 594 U.S. __ (2021) : le fait pour un directeur d’agence indépendante de refuser d’obéir à un ordre du Président est un motif légitime de révocation.
[29] J. Biden demande ainsi à K. Kraninger nommée par D. Trump de démissionner de ses fonctions de direction du CFPB, elle est remplacée par R. Chopra, quant à lui révoqué à la suite de l’élection de D. Trump en 2025 et remplacé par R. Vought.
[30] M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, op. cit., p. 694 et s.
[31] Dans Collins v. Yellen (594 U.S. ___ (2021)), la Cour ne prend pas en compte le fait que l’agence n’exerce pas de pouvoir exécutif important. Elle considère que le seul fait que les charges de direction soient assumées par un directeur unique suffit à libérer le pouvoir de révocation du Président des contraintes législatives.
[32] https://www.wsj.com/articles/the-case-that-shaped-brett-kavanaughs-thinking-on-presidential-power-1535744028.
[33] V. notamment son opinion concordante dans Seila Law, pour la traduction du passage dans lequel il se montre hostile à l’égard de Humphrey, v. M. MICHAUT, L’État administratif aux États-Unis, op. cit., p. 696-697, v. aussi note 2974.
[34] Trump v. Wilcox, p. 1.
[35] Trump v. Wilcox, opinion dissidente, p. 3.
Crédit photo : The White House/ Daniel Torok