Condamnation de Nicolas Sarkozy: Anatomie d’un verdict

Par Cécile Guérin-Bargues

<b> Condamnation de Nicolas Sarkozy: Anatomie d’un verdict </b> </br> </br> Par Cécile Guérin-Bargues

Le jugement du 25 septembre 2025 dans l’affaire du financement libyen relaxe Nicolas Sarkozy des chefs de corruption et de financement illégal, mais le condamne à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs assortie d’une exécution provisoire. Le tribunal, après avoir affirmé sa compétence face à la CJR, reconnaît l’absence de preuve directe tout en retenant une « entente » préparatoire. En fondant la condamnation sur un faisceau d’indices plutôt que sur des faits établis, la décision marque un tournant audacieux. Surtout, en ordonnant l’exécution immédiate, elle substitue une logique d’exemplarité au critère juridique de nécessité.

 

The judgment delivered on September 25, 2025, in the so-called “Libyan financing” case acquitted Nicolas Sarkozy of corruption and illegal campaign financing but sentenced him to five years in prison for conspiracy to commit a crime, with immediate enforcement. Having affirmed its jurisdiction vis-à-vis the Court of Justice of the Republic, the tribunal acknowledged the absence of direct evidence while retaining the existence of a preparatory “agreement.” By grounding the conviction on a set of converging indications rather than proven facts, the decision marks a bold shift. Above all, by ordering the immediate execution of the sentence, it replaces the legal criterion of necessity with a logic of exemplarity.

 

Par Cécile Guérin-Bargues, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas

 

 

 

Forte de 380 pages, la décision du tribunal judiciaire de Paris du 25 septembre 2025 rendue dans l’affaire dite du « financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 » a été aussi peu lue qu’elle a été abondamment commentée.  Sans surprise hélas, elle a suscité interprétations outrancières, remarques perfides et propos vengeurs[1]. Passée l’onde de choc causée par un verdict sévère, la décision, qui vient mettre un terme à un procès tentaculaire, marque un tournant dans la répression des « atteintes à l’exigence d’exemplarité et de probité [des responsables publics et] des élus »[2]. Il est certain qu’en relaxant Nicolas Sarkozy de trois délits majeurs, mais en le condamnant pour association de malfaiteurs à cinq années d’emprisonnement ferme assortis d’une exécution provisoire, la décision ne pouvait que marquer les esprits. Elle aura inévitablement pour effet, nonobstant l’appel dont elle est frappée, d’aboutir à l’image consternante d’un ancien président de la République incarcéré.

 

Comment résumer en quelques lignes cette affaire ? L’exercice tient de la gageure, tant les relations entre de multiples protagonistes décrites par le jugement apparaissent complexes et nébuleuses. Il est néanmoins facilité par le soin qui a manifestement présidé à la rédaction du jugement : après une utile remise en contexte historique qui s’attache à décrire la situation de la Libye à partir des années 2000, le jugement n’hésite pas à multiplier rappels, schémas et reproductions des pièces litigieuses. L’affaire trouve en effet son origine dans les relations établies à cette époque et jusqu’en 2007 entre Nicolas Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur puis candidat à la présidence – ou ses proches (Claude Guéant et Brice Hortefeux notamment) et plusieurs responsables libyens gravitant autour de Mouammar Kadhafi. Divers témoignages et documents – qui font toutefois l’objet de contestations récurrentes quant à leur authenticité – retracent des rencontres où la perspective d’un soutien financier libyen à la campagne de 2007 est évoquée, de manière explicite ou sous-entendue. Des notes attribuées à des dignitaires libyens et notamment les carnets de Choukri Ghanem mentionnent le versement de plusieurs millions d’euros, censés être destinés au candidat français. Le nom du futur président de la République apparaît également dans le récit d’intermédiaires sulfureux à l’instar de feu Ziad Takieddine, qui affirme avoir convoyé des fonds en liquide. L’ensemble se complique évidemment en raison de l’existence de chambre de compensation et de comptes offshore, dont le contenu aurait été au moins en partie détourné par les intermédiaires. Il en découle une quasi-impossibilité à retracer avec certitude les flux financiers et à prouver que des fonds d’origine libyenne auraient bien abondé le financement de la campagne. Si le jugement relève que l’ancien président a multiplié les contacts diplomatiques avec la Libye, il souligne que ce dernier a toujours nié avoir sollicité ou accepté un financement. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble de ces éléments factuels vient fonder le soupçon d’un appui occulte libyen à la campagne présidentielle de 2007.

 

Pour le constitutionnaliste, au-delà des faits de l’espèce, le début du jugement est également digne d’intérêt, puisque le tribunal judiciaire y affirme sa compétence, nonobstant d’une part l’existence de l’article 67 de la Constitution (immunité présidentielle) et 68-1 (sur la Cour de Justice de la République)[3].

 

Le premier point est écarté sans difficulté, le tribunal rappelant que le régime d’irresponsabilité du chef de l’État ne trouve à s’appliquer qu’aux actes accomplis durant le mandat. Or, l’essentiel des faits poursuivis (recherches de soutiens libyens pour la campagne de 2007) est incontestablement antérieur au 16 mai 2007, date de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République.

 

Le second point, relatif à la compétence de la CJR, s’avère plus délicat, E. Balladur et F. Léotard ayant été jugés par cette même juridiction le 4 mars 2021 dans une affaire similaire, puisqu’elle portait déjà sur le financement occulte de la campagne présidentielle de 1995 en échange de contrats d’armement[4]. Ce précédent n’a évidemment pas échappé aux avocats de N. Sarkozy et de B. Hortefeux, respectivement ministre de l’Intérieur et ministre délégué aux Collectivités territoriales durant la période litigieuse. Ils eurent beau jeu de soutenir que les délits de corruption reprochés à N. Sarkozy, dès lors qu’ils se rattachaient à son action de ministre de l’Intérieur, entraient dans la catégorie des actes accomplis « dans l’exercice des fonctions » qui relèvent de la compétence de la CJR (C. art. 68-1). Le tribunal rappelle cependant la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle la compétence de la CJR vise les actes qui « ont un rapport direct avec la conduite des affaires de l’État »[5] ; elle « ne s’étend pas aux faits commis à l’occasion de l’exercice d’une activité ministérielle »[6].

 

En pratique, le tribunal judiciaire s’appuie peu sur ce critère incertain de la « détachabilité » des actes — sans doute parce qu’il est délicat à manier au regard du précédent Balladur/Léotard. Dans cette affaire en effet, la dimension ministérielle des contreparties au financement occulte (décisions relatives à la passation de contrats d’armement, notamment) avait suffi à fonder la compétence de la CJR. Or, dans l’affaire Sarkozy, les contreparties économiques, diplomatiques ou juridiques à un financement libyen (coopération en matière de nucléaire civil, relance des liens avec la Libye, évolution de la situation pénale d’A. Senoussi)[7] pouvaient tout autant apparaître comme relevant de l’exercice de la fonction gouvernementale et entraîner la compétence de la CJR. C’est sans doute la raison pour laquelle le tribunal insiste tant sur l’idée que la relation de corruption alléguée se serait nouée « non pas entre le ministre, mais entre le candidat à l’élection présidentielle et les autorités libyennes ». [8] La différence entre les affaires Balladur d’une part et Sarkozy de l’autre ne tient donc ni à l’objet des contreparties — qui, dans les deux dossiers, mobilisent des leviers régaliens— ni à la finalité — identiquement électorale. C’est dire que l’analyse repose moins sur la nature objective des actes que sur la focale retenue par les juges. On peut y voir une manière d’éviter la CJR avec tous ses travers : composition essentiellement parlementaire de la juridiction de jugement, bienveillance parfois excessive, risque d’appréciation divergente de celle portée par les juridictions ordinaires sur les prévenus non ministres… On retiendra surtout que cette affaire montre une fois encore combien la compétence de la CJR s’avère à géométrie variable[9].

 

Ces prolégomènes factuels et procéduraux étant achevés, passons au vif du sujet. Ce jugement illustre les difficultés probatoires inhérentes à l’établissement d’un financement électoral illicite d’origine étrangère, d’où découlent en l’espèce une triple relaxe (I).  Il démontre également la fermeté dont la justice fait preuve dès lors qu’il s’agit de sanctionner des manœuvres de corruption susceptibles de porter atteinte à la confiance des citoyens dans les institutions (II). Enfin, il nous semble témoigner, à travers le choix de l’exécution provisoire, d’une sorte de substitution de l’exemplarité à la nécessité qui se caractérise par une certaine faiblesse argumentative (III).

 

 

I. Trois relaxes : la preuve au cordeau

A. De la difficulté à établir l’existence d’un pacte corruptif

Loin de se contenter de compiler les écritures, la décision frappe par une discussion approfondie des diverses pièces du dossier[10]. Rencontre, dépositions, archives, journaux et documents versés au débat public – dont la fameuse « note Koussa » publiée par Mediapart – voient leur fiabilité longuement analysée, voire pour cette dernière en définitive réfutée[11].

 

Chaque hypothèse – celles du Parquet en premier lieu – est discutée. Nombre de charges sont abandonnées en cours de procédure et les contreparties au pacte corruptif retenues par la partie poursuivante sont analysées avec soin. Aucune d’entre elles ne tient d’ailleurs véritablement face à l’examen scrupuleux qui en est fait. Il en va ainsi de l’éventuelle contrepartie diplomatique puisque la coopération avec la Libye ne paraît pas « après 2007 d’une nature et d’une intensité différente de ce qui s’est pratiqué dans d’autres pays ou sous le quinquennat de Jacques Chirac.»[12] Il en va de même de la contrepartie juridique dans la mesure où « aucun élément du dossier n’établit une quelconque action positive de Nicolas Sarkozy pour résoudre la situation de Abdallah Senoussi. »[13]  Même constat à propos des éventuelles contreparties économiques qui auraient pu prendre la forme d’une coopération renforcée notamment en matière de nucléaire civil – l’attitude de N. Sarkozy s’inscrivant « dans la continuité de ce qui avait été engagé par son prédécesseur » bien que la juridiction relève « une insistance manifeste sur ce sujet »[14].

 

On touche ici aux difficultés probatoires inhérentes à l’établissement d’un pacte de corruption- avant comme après l’élection de 2007- et à l’exigence d’un faisceau d’indices suffisamment convergents. Sur ce terrain, la juridiction privilégie l’insuffisance plutôt que l’infirmation frontale des témoignages : elle contextualise, trie et conclut à l’insuffisance du lien aux dépenses électorales.

 

B. L’inévitable détricotage de l’ordonnance de renvoi

Le tribunal opère ici un véritable détricotage de l’accusation chef par chef. N. Sarkozy est en effet relaxé des chefs de recel de détournement de fonds publics (1), de corruption passive (2) et de financement illégal de campagne électorale (3), la preuve directe de ces infractions n’ayant pas été rapportée.

 

1. Le recel de détournement de fonds publics commis par les autorités libyennes

Le raisonnement du tribunal est ici assez simple car il tient moins au fond du dossier – foisonnant et incertain – qu’à une sorte de lacune du droit. Il était en effet reproché à Ziad Takieddine de s’être rendu complice d’un détournement de fonds publics libyens commis par le fils Khadafi et par A. Senoussi, numéro deux du régime. Or, ainsi que le rappelle le tribunal à plusieurs reprises, le droit français ne permet pas d’appréhender le détournement de fonds publics commis par un agent public étranger à l’étranger. Faute de fait principal punissable en droit français, la complicité ne peut prospérer.  En conséquence, Ziad Takieddine ne saurait être déclaré coupable de complicité de détournement de fonds publics. Il s’ensuit mécaniquement que Nicolas Sarkozy doit être relaxé du chef de recel de détournement de fonds publics.[15]. Si la solution est juridiquement orthodoxe, elle permet aussi d’éviter le marécage probatoire du fond, en rejetant ce premier chef par la technique.

 

2. Le délit de corruption passive

Là encore, l’ordonnance de renvoi se trouve prise en défaut. Aux termes de cette dernière, il était en effet reproché à Nicolas Sarkozy d’avoir « à l’occasion des fonctions qu’il occupait au moment des faits, accepté un soutien financier de la Libye, contre l’engagement de favoriser les intérêts de ce pays, une fois élu à d’autres fonctions. »[16] L’incise relative aux fonctions n’est pas anodine. En effet, le délit reproché est ici fondé sur l’article 432-11du code pénal qui réprime la corruption passive d’une personne dépositaire de l’autorité publique.

 

En réalité, le Tribunal judiciaire de Paris se trouve ici en quelque sorte « piégé » par la réponse apportée au déclinatoire de compétence faite par les avocats de N Sarkozy au bénéfice de la CJR. Pour pouvoir se déclarer compétent, le tribunal a en effet retenu – au terme d’un raisonnement dont on a déjà souligné les limites – que Nicolas Sarkozy n’avait pas agi en tant que ministre de l’Intérieur, « mais en tant que candidat potentiel puis avéré à l’élection présidentielle, ce qui à l’évidence ne lui conférait ni autorité publique, ni une mission de service public »[17]. Cette qualification sort mécaniquement les faits du périmètre de l’article 432-11, qui suppose précisément la qualité d’agent public ou l’exercice d’une mission de service public. Autrement dit, pour éviter la CJR, le tribunal a dû détacher les faits de la fonction ministérielle mais ce faisant, il s’est interdit l’application du texte pénal qui est au fondement d’une partie des poursuites.

 

Si le raisonnement est juridiquement rigoureux, la cohérence d’ensemble n’en est pas moins déterminée par le choix initial de compétence, qui aboutit à refermer une porte pénale curieusement ouverte par l’ordonnance de renvoi. Et quand bien même on envisagerait l’exécution échelonnée d’un éventuel pacte une fois élu, le tribunal ajoute qu’« une action positive en ce sens de Nicolas Sarkozy une fois élu à la présidence de la République ne ressort pas clairement de la procédure »[18]. Il en résulte que « les éléments matériels de l’infraction reprochée ne sont pas constitués »[19]. Nicolas Sarkozy est donc relaxé pour ce chef, comme le sont, par voie de conséquence, certains co-prévenus pour les qualifications dérivées[20]. Il en va en partie de même pour le financement illégal de la campagne électorale.

 

3. Le financement illégal de la campagne de 2007

L’ancien président était poursuivi pour avoir accepté des fonds étrangers en violation de l’article L. 52-8, alinéa 6 du code électoral et pour avoir dépassé le plafond des dépenses fixé par ce même code. Le tribunal, de manière incidente, rappelle que « l’autorité de la chose jugée des décisions de la CNCCFP[21] et du Conseil constitutionnel » – qui ont validé lesdits comptes – ne saurait faire obstacle aux poursuites pénales portant sur des dépenses électorales qui auraient été dissimulées[22].

 

Le tribunal insiste d’ailleurs longuement sur la difficulté à retracer les flux, la temporalité seulement « proche et compatible»[23], le rôle opacifiant joué par la « chambre de compensation occulte »[24] et les retraits en espèces de Ziad Takieddine. Mais l’examen du dossier le conduit en définitive à juger insuffisantes les preuves directes d’un financement depuis la Libye. « Au vu des développements précédents, et malgré les flux financiers mis à jour, le tribunal n’est pas en mesure de démontrer de manière indubitable que cette somme provenait de fonds libyens, ni qu’il y aurait eu un volume d’espèces supérieur aux 35 000 euros recueillis. Dès lors, ne peuvent être retenus ni un recueil de fonds antérieur au 1er mai 2006, ni une acceptation de dons d’un État étranger, ni un dépassement du plafond ou une minoration des recettes ou des dépenses. Nicolas Sarkozy sera donc relaxé de ce délit. »[25]

 

Résumons-nous : au terme de ce jugement, le tribunal prononce, à l’égard de Nicolas Sarkozy, une triple relaxe sur des chefs majeurs, emportant avec elle une part substantielle de l’édifice de l’accusation. D’autres prévenus bénéficient également de relaxes partielles, signe d’un examen au cordeau des pièces et des qualifications. La décision, longuement motivée, démêle le dossier point par point.  En somme, c’est la nuance qui domine : loin d’un verdict à l’emporte-pièce, cette décision, une fois la compétence du TJ affirmée, s’écarte clairement de l’image d’un jugement hâtif ou idéologique[26]. Reste la condamnation, qui fit grand bruit, pour association de malfaiteurs.

 

 

II. L’entente avant l’acte : la condamnation pour association de malfaiteurs

A. Une infraction d’anticipation

Entre les pages 349 et 362, le jugement réserve à Nicolas Sarkozy un traitement qui pourrait apparaître de prime abord singulier.  Après l’avoir relaxé des chefs de corruption passive, de financement illégal de campagne et de recel de détournement de fonds publics — trois infractions exigeant la preuve directe d’un pacte, de flux financiers identifiables ou d’un enrichissement avéré —, le tribunal le déclare coupable, sur le fondement de l’article 450-1 du code pénal[27], d’association de malfaiteurs dans le but de préparer ces mêmes délits[28]. Le pivot de ce glissement est bien connu : l’infraction dite « obstacle », qui sanctionne la simple entente en vue de commettre des délits graves, même lorsque ceux-ci n’ont pas été consommés ni même tentés. Il s’agit en somme d’une sorte d’infraction d’anticipation qui, inscrite dans une logique préventive, permet de réprimer la volonté de commettre un délit en l’absence même de passage à l’acte.

 

B. Un faisceau d’indices

Les juges rappellent qu’il n’est nul besoin d’un « groupement hiérarchisé » ou d’une connaissance partagée « de tous les détails de l’infraction préparée »[29] :  l’existence de faits matériels consistant en des actes préparatoires, combinés à une « volonté de collaborer efficacement à la poursuite du but infractionnel »[30] suffit à caractériser le délit. Or, selon le tribunal, les cercles gravitant autour de Nicolas Sarkozy[31] – C. Guéant, B. Hortefeux, Z. Takieddine, A. Djouhri, B. Saleh – répondent à cette définition. Il est vrai que la chronologie retracée avec soin par le Tribunal[32]— visites de C. Guéant puis de N. Sarkozy en Libye dès 2005, contacts réguliers et officieux de C. Guéant et de B. Hortefeux avec Z. Takieddine et A. Senoussi, et surtout exfiltration en 2012 de B.  Saleh (ancien directeur de cabinet de M. Khadafi) de la Libye vers la France, interprétée par l’ordonnance de renvoi comme la « perpétuation de l’entente »[33] destinée « à éviter qu’il ne fasse des révélations sur le financement de la campagne de 2007 »[34] – ne plaide pas en la faveur des prévenus.  Ils auraient agi de manière à obtenir un soutien financier du régime libyen pour la campagne de 2007, en contrepartie d’avantages politiques et économiques futurs[35].

 

Cette même logique de collusion est appliquée au cas du principal intéressé. Dès lors que la structure d’ensemble est tenue pour existante, l’adhésion de Nicolas Sarkozy à la structure infractionnelle est déduite de sa position politique et du faisceau d’indices convergents. Il est nécessairement le centre de gravité d’un système dont il ne pouvait ignorer ni l’existence ni la finalité. Certes, le tribunal admet qu’aucune preuve directe ne relie N. Sarkozy à la réception ou à la manipulation des fonds et reconnaît même que les flux litigieux ne sont pas établis comme ayant servi à sa campagne[36]. Mais si N. Sarkozy n’est pas l’auteur des infractions préparées, il est celui sans qui elles n’auraient eu ni sens ni objet[37] : « à une période où Nicolas Sarkozy n’était pas encore certain d’être investi par son parti et d’obtenir son financement, (elles) n’ont de sens qu’au regard de cette situation, des préoccupations évoquées avec les autorités libyennes et de la nécessité d’obtenir des fonds. »[38] On passe ainsi du doute raisonnable au « faisceau d’indices concordants », de l’absence de preuve ayant justifié les relaxes à la vraisemblance systémique qui fonde la condamnation.

 

C. Une lecture systémique

Juridiquement, l’approche est irréprochable : en matière d’association de malfaiteurs, la participation à une entente suffit, sans qu’il soit besoin d’un acte positif précis. Elle laisse toutefois transparaître une sorte de tension interne au jugement, sans doute inévitable au regard de la latitude que laisse aux juges l’article 450-1 du code pénal. Les mêmes éléments qui ont justifié les relaxes précédentes deviennent en effet, relus sous l’angle collectif, des indices de culpabilité pour un délit plus large. Une phrase du jugement est à cet égard particulièrement significative : « le soin particulier que Claude Guéant et Brice Hortefeux ont mis à présenter Nicolas Sarkozy comme étant étranger à ce processus corrobore au contraire le fait qu’il en était parfaitement informé ».[39] En d’autres termes, le tribunal se fonde moins sur des actions positives que sur un ensemble de comportements périphériques, qu’il interprète comme autant de signes d’une volonté commune. En condamnant Nicolas Sarkozy à cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis, le tribunal donne ainsi corps à une conception extensive de la responsabilité pénale, au demeurant conforme à l’esprit de la loi mais qui, appliquée de la sorte, tend à faire prévaloir la cohérence du récit judiciaire sur la certitude de la preuve. La condamnation est assortie d’une exécution dite provisoire.

 

 

III. Une exécution qui n’a rien de provisoire

A. Quand l’exemplarité supplante la nécessité

L’article 708, alinéa 1er, du Code de procédure pénale (CPP) rappelle que « l’exécution de la ou des peines prononcées à la requête du ministère public a lieu lorsque la décision est devenue définitive ». Il existe pourtant, dans le droit positif, plusieurs dérogations permettant une exécution anticipée, nonobstant le caractère en principe suspensif de l’appel. Ainsi, l’article 471, alinéa 4, du même code prévoit que certaines sanctions « peuvent être déclarées exécutoires par provision » En d’autres termes, la possibilité de faire appel n’entraine pas nécessairement paralysie de la condamnation le temps du recours. 

 

Cette possibilité, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation l’ont plusieurs fois précisée. La faculté d’ordonner l’exécution provisoire, d’une part, ne porte pas atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif[40]– celui-ci étant satisfait par la possibilité d’accéder au juge de second degré – et, d’autre part, « répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive »[41]. Ces motifs, qui renvoient à des considérations de nécessité et d’efficacité, supposent une appréciation individualisée. Or, dans le jugement du 25 septembre 2025, ni le risque de fuite ni celui d’une réitération du délit ne sont établis. Pour justifier néanmoins la mise à exécution immédiate de la peine, le tribunal s’appuie sur la décision QPC du 28 mars 2025, rendue à propos de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Cette décision, on le sait, avait articulé la mesure à « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public », en soulignant qu’elle contribuait à renforcer « l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » [42].

 

C’est précisément là que s’opère une forme de glissement. Le jugement Sarkozy, tout en rappelant à maintes reprises que l’intéressé n’agissait ni en qualité de ministre ni en tant que chef d’État, transpose ce cadre électoral à une infraction de droit commun. Selon les termes de la décision en effet, les peines prononcées sont assorties de l’exécution provisoire afin «d’en assurer l’effectivité » et « en considération du trouble exceptionnel à l’ordre public causé par l’infraction, d’assurer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus ». Le tribunal se saisit donc d’une décision constitutionnelle propre aux fonctions électives pour en étendre la portée à un individu qui en était dépourvu au moment des faits et qui n’entend d’ailleurs plus briguer le moindre suffrage. Cet élargissement de la portée de la jurisprudence constitutionnelle aboutit en définitive, en ce qui concerne l’exécution provisoire, à un déplacement du critère de nécessité – nécessairement individualisé – vers celui d’exemplarité. L’exécution provisoire en matière pénale cesse alors d’être une réponse à un risque concret pour s’inscrire dans une rhétorique plus large de sanction sur fond de nécessaire restauration de la probité et de la confiance publique. L’insistance du jugement sur « l’exceptionnelle gravité des faits » pour justifier la mesure semble traduire ce déplacement de la logique l’exécution vers celle de la sanction, au risque de brouiller les registres.

 

B. L’absence de recours spécifique

Enfin, cette décision illustre un mouvement plus général d’extension de l’exécution provisoire. Longtemps perçue comme une mesure d’exception, elle est devenue de principe en matière civile depuis 2019 et tend à s’imposer, plus discrètement, dans le champ pénal. Si sa diffusion reste notamment limitée par les contraintes matérielles de l’administration pénitentiaire, elle répond à la même exigence d’efficacité juridictionnelle. L’analogie s’arrête pourtant là : le droit civil offre la possibilité d’un recours devant le premier président de la cour d’appel pour suspendre l’exécution provisoire, alors que le droit pénal se distingue par l’absence de tout mécanisme équivalent[43]. Ce défaut de symétrie témoigne d’une carence du système de garanties. À défaut d’un tel recours, le condamné n’a d’autre option que d’attendre l’examen de son appel, au prix d’une exécution sinon achevée, du moins bien entamée avant une éventuelle révision du jugement. Le paradoxe est alors complet : au nom de l’efficacité, l’exécution provisoire risque de devancer le contrôle qui seul peut en légitimer la rigueur.

 

***

 

La décision du 25 septembre 2025 est tout sauf expéditive. Elle pèse chaque élément, motive longuement ses choix et se distingue par un soin rédactionnel rare. Elle n’en est pas moins audacieuse. Audacieuse, d’abord, dans l’usage d’une infraction obstacle pour relire un faisceau d’indices jugé insuffisant pour fonder les condamnations principales. Audacieuse ensuite, dans le déplacement — soigneusement argumenté — de la logique de nécessité vers celle d’exemplarité pour ordonner l’exécution provisoire. Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en inquiète, une telle audace impose l’irréprochabilité des membres composant la juridiction. A cet égard, les avocats de l’ancien président se sont complus à rappeler que la présidente de la formation qui a condamné Nicolas Sarkozy avait participé, en 2011, à une manifestation de magistrats sous la bannière de l’USM, à la suite des prises de position virulentes de celui qui était alors président de la République sur l’affaire Laëtitia Perrais. Mauvais procès sans doute, destiné évidemment à décrédibiliser le jugement. Il n’empêche que sans préjuger en rien de l’impartialité personnelle de la magistrate, un tel contexte nourrit objectivement la polémique et plaide pour une prudence accrue.  C’est, au fond, la leçon des cultures judiciaires où la retenue fait partie de la légitimité même du juge. Au Royaume-Uni comme aux États-Unis, la pratique du devoir de réserve et l’attachement à l’apparence d’impartialité, autant que l’impartialité subjective elle-même, sont les conditions même de la confiance. En France, où la liberté syndicale des magistrats est pleinement reconnue, cette exigence de retenue devient décisive dès lors qu’un nombre croissant de figures politiques se voient attraites devant les tribunaux. L’argument juridique le mieux charpenté se fragilise inévitablement dès lors que son auteur prête le flanc au soupçon.

 

 

[1] Voir sur ce point le billet de Ph Conte sur ce blog; l’interview d’O. Beaud dans La libre Belgique du 3 octobre 2025; ou encore la tribune de Beligh Nabli dans Le Monde du 30 septembre 2025.

[2] Jugement précité, copie de travail, p. 380 (maintenant accessible en ligne sur internet). Nos remerciements au Pr O. Beaud de nous l’avoir communiqué. La décision sera dorénavant désignée par le sigle TJ suivi du numéro de la page imprimée.

[3] Dorénavant CJR.

[4] L’affaire s’est conclue par la relaxe d’E. Balladur et la condamnation de F. Léotard à 2 ans d’emprisonnement avec sursis et 100 000 euros d’amende.

[5] Cass. crim 6 février 1997 notamment

[6] TJ, p.18.

[7] TJ p. 338-340

[8] TJ p.19. On trouve le même type de raisonnement concernant Brice Hortefeux. Ce dernier n’ayant pas eu de rôle officiel dans la campagne, le tribunal insiste sur sa qualité d’« ami proche », de « soutien du candidat et de président de l’association des amis de Nicolas Sarkozy ». (Tj, p 18).

[9] Qu’il nous soit permis de renvoyer ici à notre ouvrage Juger les politiques ? La Cour de justice de la République, Paris, Dalloz, 2017, 286 p.

[10] Voir dans le même sens « Justice et politique: le jugement Sarkozy décrypté par maître Marembert», https://alliancesolidaire.org/2025/10/02/justice-et-politique-le-verdict-sarkozy-decrypte-par-me-marembert/

[11] Le 28 avril 2012, Mediapart publiait une note signée par Moussa Koussa, chef du service de sécurité de 1994 à 2009 puis ministre des Affaires étrangères en Libye. La note, reproduite p. 221, indiquait que le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, à hauteur de 50 millions d’euros, avait été décidé lors d’une réunion tenue le 6 octobre 2006, en présence de Brice Hortefeux, de Ziad Takieddine et de plusieurs dignitaires libyens (A. Senoussi et B. Saleh ; cf. TJ p. 221). La parution de cet article a donné lieu à une plainte de Nicolas Sarkozy pour faux et usage de faux. Les magistrats instructeurs ont rendu une ordonnance de non-lieu, indiquant que leurs investigations limitées — à partir d’un simple fichier JPEG — ne leur permettaient pas d’établir s’il s’agissait d’un faux matériel (TJ p. 223 et 329). Ils relevaient également que la participation de Brice Hortefeux à la réunion mentionnée leur paraissait fragile. Ils estimaient néanmoins ne pas disposer de charges suffisantes établissant que les auteurs de l’article savaient avoir fait usage d’un faux. Dans le cadre de l’affaire ici examinée, la note « Moussa Koussa » a, en définitive, été écartée par le PNF dans ses réquisitions. Le tribunal souligne qu’aucun élément présenté à l’audience « n’a permis de corroborer le contenu de la note, laquelle apparaissait déjà fragile » (TJ p. 329). En conséquence, « il apparaît désormais que le plus probable est que ce document soit un faux » (ibid.), rappel utile s’il en est à destination de nos médias d’investigation qu’en matière d’authenticité, la prudence devrait précéder la publication.

[12] TJ, p. 340.

[13] TJ, p. 341.

[14] TJ, p. 339.

[15] TJ, p. 348.

[16] TJ, p. 350.

[17] Ibid.

[18] TJ, p. 351.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. On notera en passant le caractère juridiquement inexact d’une telle formule. L’autorité de chose jugée ne peut en effet concerner que les décisions du Conseil Constitutionnel et pas celles de la CNCCFP qui est une autorité administrative.

[22] TJ, p. 352.

[23] TJ, p. 323.

[24] TJ, p. 343.

[25] TJ, p. 353.

[26] Dans le même sens T. Marembert, art. cit.

[27] Selon l’article 450-1 du Code pénal, « constitue une association de malfaiteurs tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement »

[28] TJ, p. 354.

[29] TJ, p. 356.

[30] Ibid.

[31] TJ, p. 353.

[32] TJ p. 355.

[33] TJ, p. 214.

[34] Ibid.

[35] Poursuite du réchauffement des relations franco-libyennes amorcé en 2004, accord sur le nucléaire civil et approche conciliante quant au dossier pénal d’A. Senoussi. Cf. TJ p. 359.

[36] « les éléments de la procédure ne permettent pas de démontrer quel circuit aurait emprunté ces sommes pour arriver jusqu’à financer la campagne électorale de manière occulte, ni même si elles y sont parvenues ». TJ, p. 357.

[37] « Au regard de l’ensemble de ces éléments, ces deux rencontres occultes de deux très proches du candidat avec l’homme des basses œuvres du régime libyen (A. Senoussi), à une période où Nicolas Sarkozy n’était pas encore certain d’être investi par son parti et d’obtenir son financement, n’ont de sens qu’au regard de cette situation, des préoccupations évoquées avec les autorités libyennes et de la nécessité d’obtenir des fonds. »

[38] TJ, p. 358.

[39] TJ, p. 358.

[40] Décision 2011-203 QPC du 2 décembre 2011. 

[41] Voir par ex Cass. Crim, 18 décembre 2024, 24-83.556.

[42] §14.

[43] T. Marembert, art. cit.

 

 

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