Le pas feutré de l’autoritarisme : la réforme constitutionnelle de la justice en Italie Par Nicoletta Perlo

La réforme constitutionnelle italienne visant à séparer les carrières judiciaires marque un tournant décisif dans l’évolution de l’ordre judiciaire. Adoptée par le Sénat en octobre 2025 – et devant faire l’objet d’un référendum confirmatif en avril 2026 – elle introduit des parcours professionnels distincts pour les juges et les procureurs, crée deux Conseils supérieurs de la magistrature séparés, et institue une nouvelle Haute Cour disciplinaire. Ses partisans y voient un renforcement de l’impartialité et de la transparence ; ses détracteurs alertent au contraire sur les risques pesant sur l’indépendance du ministère public et l’autonomie judiciaire. S’il ne s’agit pas d’une remise en cause frontale de l’indépendance judiciaire, la réforme s’inscrit toutefois dans une stratégie plus large d’affaiblissement progressif des contre-pouvoirs. En combinant le respect formel des procédures constitutionnelles avec des pratiques de marginalisation du Parlement et de délégitimation de la magistrature, le pouvoir exécutif opère une dégradation feutrée de l’État de droit.
Italy’s constitutional reform separating judicial careers marks a decisive turning point in the evolution of the judicial system. Adopted by the Senate in October 2025 – and subject to a confirmatory referendum scheduled for April 2026 – the reform introduces distinct professional tracks for judges and prosecutors, establishes two separate High Councils of the Judiciary, and creates a new High Disciplinary Court. Supporters present it as a means of strengthening impartiality and transparency; critics, by contrast, warn of the risks it poses to prosecutorial independence and judicial autonomy. While the reform does not amount to a frontal challenge to judicial independence, it nonetheless forms part of a broader strategy of gradual weakening of institutional checks and balances. By combining formal compliance with constitutional procedures with practices that marginalize Parliament and delegitimize the judiciary, the executive advances a subtle erosion of the rule of law.
Par Nicoletta Perlo, Professeure de droit public à l’Université Bourgogne Europe
Le 30 octobre 2025, le Sénat italien a approuvé un projet de loi constitutionnelle qui réforme en profondeur le système judiciaire. La réforme constitue l’un des piliers du programme gouvernemental de la Première ministre Giorgia Meloni et vise à redéfinir les rapports internes à la magistrature en séparant nettement les fonctions du parquet et du juge du siège, aujourd’hui exercées au sein d’un corps unique et autonome.
L’objectif déclaré de la réforme est de renforcer l’impartialité des magistrats, de prévenir les conflits d’intérêts et les chevauchements fonctionnels, d’améliorer l’efficience de la justice et de protéger sa crédibilité aux yeux de l’opinion publique. Les oppositions parlementaires, les associations de magistrats, de nombreux universitaires[1] et une partie de la société civile expriment en revanche de très fortes réserves. Pour ces derniers, l’introduction de cette réforme conduirait à affaiblir l’indépendance et l’autonomie de la magistrature, faciliterait à terme l’assujettissement du parquet au pouvoir exécutif et, de façon plus générale, elle poursuivrait un objectif d’intimidation à l’égard des magistrats, afin de faire obstacle à l’exercice de leur fonction de contre-pouvoir.
Le débat est profondément clivé, reflet de la polarisation qui traverse aujourd’hui le système politique italien. L’affrontement entre deux visions des juges – anges gardiens ou bien ennemis de la démocratie – se radicalise ces jours-ci, en raison de l’ouverture de la campagne référendaire autour de la réforme, présentée comme une véritable « guerre de tranchées » par le vice-ministre de la Justice Francesco Paolo Sisto[2].
En effet, la réforme a été approuvée par les deux chambres à deux reprises, à trois mois d’intervalle, conformément à la procédure de révision constitutionnelle prévue par l’article 138 de la Constitution italienne. Toutefois, lors de la seconde votation, elle n’a obtenu les deux tiers des voix ni à la Chambre des députés ni au Sénat. La Constitution prévoit alors que, dans un délai de trois mois, il est possible d’organiser un référendum, à la demande d’un cinquième des parlementaires de l’une des deux chambres, ou bien de 500 000 électeurs ou encore de cinq conseils régionaux.
L’initiative, dans ce cas, a été portée tant par des parlementaires de l’opposition que de la majorité. S’il peut sembler étonnant, de premier abord, que la majorité gouvernementale veuille prendre le risque d’un désaveu populaire, cela fait partie, en réalité, d’une stratégie bien maîtrisée. En effet, depuis le début de la procédure de révision, la présidente du Conseil Giorgia Meloni et son garde des Sceaux, Carlo Nordio, certains de remporter la victoire, ont anticipé la perspective d’un référendum confirmatif. Cela leur a permis, d’une part, de comprimer les temps du débat parlementaire en adoptant la réforme en l’espace d’un an – un temps record pour les standards italiens. D’autre part, ils ont alimenté le mythe d’une démocratie immédiate, fondée avant tout sur l’expression directe de la volonté populaire.
Le 19 novembre 2025, le bureau central pour le référendum – organe institué auprès de la Cour de cassation – a déclaré recevables les demandes de consultation populaire. Cette décision a ouvert une campagne référendaire singulière. Celle-ci n’oppose plus seulement – comme c’est traditionnellement le cas – les partisans et les adversaires de la réforme, autour d’un scrutin qui prendra inévitablement la forme d’un plébiscite pour ou contre le gouvernement Meloni ; de manière plus inhabituelle, elle met aussi aux prises les pouvoirs de l’État eux-mêmes.
La magistrature – notamment par l’intermédiaire de l’Association nationale des magistrats – et l’exécutif se dressent l’un contre l’autre dans un affrontement qui menace d’ébranler l’État de droit. D’un côté, la présidente du Conseil, plusieurs ministres et des parlementaires de la majorité multiplient les attaques contre une magistrature décrite comme politisée, « rouge », accusée de faire obstacle aux réformes gouvernementales, en particulier dans le domaine migratoire[3]. Se trouve ainsi ravivée une rhétorique dangereuse, selon laquelle les juges, en appliquant la loi, s’immisceraient indûment dans l’action de l’exécutif : les principes de légalité et de séparation des pouvoirs sont alors présentés comme des entraves à l’efficacité gouvernementale.
De l’autre côté, les magistrats dénoncent vigoureusement une réforme qui, loin d’améliorer la qualité ou le bon fonctionnement du service public de la justice, opérerait une « déchirure du tissu constitutionnel » [4] et ferait peser une « menace sur la démocratie » en affaiblissant le pouvoir judiciaire[5]. Si la mobilisation de l’Association nationale des magistrats en défense de l’indépendance de la justice apparait à la fois légitime et nécessaire, leur forte exposition médiatique comporte néanmoins un risque : celui de personnaliser une fonction qui ne se protège pleinement qu’à condition de demeurer impersonnelle. En érigeant la figure du juge en héros « sans peur et sans reproche », le pouvoir judiciaire risque paradoxalement de fragiliser sa propre légitimité, en offrant à ses détracteurs un argument supplémentaire pour dénoncer une justice prétendument politisée et influente sur l’opinion publique.
Pour éviter le piège des représentations simplificatrices vers lequel entraîne inévitablement le débat propre aux campagnes référendaires, il importe de replacer la réforme dans son contexte (I). Le projet actuellement soumis à référendum s’inscrit en effet dans une trajectoire longue. S’il ne porte pas, en lui-même, une atteinte directe et explicite à l’autonomie de la magistrature, le contexte de son adoption nourrit toutefois une inquiétude profonde : celle de voir l’exécutif chercher, sous couvert de modernisation, à limiter le pouvoir judiciaire, en fragilisant son organe d’autogouvernement et en isolant le ministère public pour mieux le contrôler (II).
I. Les raisons d’une crispation : histoire et contexte politique de la séparation des carrières en Italie
La question de la séparation des carrières n’a rien de nouveau en Italie : depuis le début des années 1990, elle resurgit chaque fois que les tensions entre magistrature et pouvoir politique se ravivent. Ces tensions sont d’autant plus fortes que, à la différence de la France, où la Constitution de 1958 conçoit la justice comme une simple « autorité » (art. 64), en Italie, le système judiciaire est reconnu comme un pouvoir à part entière – au même titre que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif – et, de ce fait, il a joué un rôle central dans l’évolution de l’histoire politico-constitutionnelle de la République.
Pourtant, au moment de l’Unification, en 1861, le législateur italien avait instauré une séparation nette entre les magistrats du siège et du parquet, les premiers bénéficiant de certaines garanties d’indépendance, les seconds étant subordonnés au ministère de la Justice[6]. En 1922, lorsque Benito Mussolini accède au pouvoir, la dépendance du parquet à l’égard de l’exécutif convient parfaitement aux visées du régime fasciste, qui procède par ailleurs à la mise au pas progressive de la magistrature.
Une fois la guerre terminée et la transition démocratique entamée, les constituants italiens (1946-1948) entendent marquer une rupture nette non seulement avec le fascisme, mais aussi avec l’héritage libéral, dont l’organisation judiciaire avait facilité la soumission du parquet au pouvoir politique. Les trajectoires italiennes et françaises bifurquent alors. La France, fidèle à une tradition pluriséculaire remontant aux XIIIe et XIVe siècles, maintient le ministère public sous l’autorité du garde des sceaux[7]. La Constitution italienne, en revanche, fait le choix d’unifier les carrières du siège et du parquet afin de créer un corps unique, autonome et indépendant (art. 104 C), capable de résister aux pressions politiques et de forger une culture judiciaire commune. Tous les magistrats italiens – du siège comme du parquet – sont ainsi recrutés par concours, formés selon un même parcours et autorisés, au cours de leur carrière, à changer de fonction. Le Conseil supérieur de la magistrature garantit cette autonomie : composé aux deux tiers de magistrats élus et pour un tiers de membres nommés par le Parlement (art. 104 C), il statue en toute indépendance sur la carrière et le statut des magistrats. Le principe de l’action pénale obligatoire (art. 112 C) constitue un autre rempart essentiel contre l’ingérence politique, en obligeant le procureur à engager les poursuites dès lors que les éléments sont réunis, empêchant ainsi toute sélection discrétionnaire et potentiellement partisane des affaires.
Lorsque la réforme du code de procédure pénale de 1988 introduit en Italie un modèle accusatoire en lieu et place du système inquisitoire, la légitimité du maintien d’un corps unique de magistrats est pour la première fois remise en cause. En effet, dans un procès accusatoire, ministère public et défense se trouvent placés sur un pied d’égalité à l’audience, ce qui accentue la distinction entre les fonctions du siège et celles du parquet et rend nécessaire la garantie d’une égalité effective des parties devant le juge.
Toutefois, ce débat – pourtant technique – ne peut se dérouler dans un climat serein. Au début des années 1990, une série d’enquêtes et de procès met en lumière l’ampleur systémique de la corruption au sein des principaux partis au pouvoir en Italie. L’opération Mani pulite transforme durablement la manière dont la justice est perçue en Italie. D’un côté, elle confirme la nécessité d’un système de poursuite pénale réellement indépendant, capable d’agir sans interférences extérieures, notamment politiques. De l’autre, elle conduit à l’exaltation d’un ministère public « justicier », élevé au rang de héros national dans un contexte de défiance profonde envers la classe politique.
À la fin des années 1990, le conflit entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire nourrit ainsi deux formes de populisme. La première, d’inspiration subversive, est incarnée par Silvio Berlusconi qui, dès son entrée en politique en 1994, dénonce les prétendues « dérives politisées » de la magistrature, affirme que « la caste des magistrats veut décider à la place des électeurs » et invoque sa légitimité démocratique pour se soustraire aux poursuites pénales dont il fait l’objet. La seconde, de nature antiparlementaire, repose sur une défiance radicale envers la « caste » parlementaire, perçue comme une élite corrompue devant être remplacée par un leader « juste » : ce discours irrigue notamment le parti Italia dei Valori, fondé par l’ancien procureur milanais Antonio Di Pietro, et plus tard le Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo.
C’est dans ce climat de confrontation aiguë que le centre droit berlusconien propose de séparer les carrières. Si ce choix institutionnel n’a rien d’antidémocratique – comme l’illustre l’exemple de nombreuses démocraties européennes, dont la France –, en Italie, il ravive immanquablement la mémoire du passé fasciste. Du fait des tensions persistantes entre magistrature et pouvoir politique, la séparation des carrières est perçue comme le prélude à une tentative de mise au pas du parquet.
Les tentatives de réforme échouent ainsi les unes après les autres. En 1997, la Commission bicamérale présidée par Massimo D’Alema – secrétaire du parti de centre-gauche – parvient certes à un consensus en faveur de la création de deux CSM distincts, mais le projet n’aboutit pas. Il en va de même de la réforme soutenue en 2004 par la majorité berlusconienne, sous l’impulsion du ministre de la Justice Roberto Castelli.
Avec le temps, toutefois, une séparation de facto s’installe. La loi de réforme de la justice portée en 2022 par la garde des Sceaux Marta Cartabia[8] limite désormais à une seule, et dans les dix premières années de carrière, la possibilité pour les magistrats de changer de fonction – contre quatre auparavant. Les passages d’un rôle à l’autre deviennent dès lors extrêmement rares : au cours des cinq dernières années, seuls 0,83 % des procureurs sont devenus juges du siège, et 0,21 % des juges sont passés au parquet[9].
La réforme aujourd’hui voulue par le gouvernement Meloni entend figer définitivement cette séparation.
II. Les ressorts d’une dérive : procédure et architecture de la réforme
Comme on l’observe dans d’autres démocraties contemporaines gouvernées par des forces politiques à tendance autoritaire, le gouvernement Meloni agit dans les limites formelles de la légalité tout en déployant, sur les plans procédural et substantiel, des stratégies destinées à marginaliser le rôle du Parlement et à affaiblir le pouvoir judiciaire, dégradant ainsi – à pas de velours – la qualité de l’État de droit.
Sur le plan strictement formel, le processus de révision constitutionnelle a respecté la lettre de l’article 138 de la Constitution : double lecture conforme dans chaque Chambre, observance des délais, obtention des majorités requises. Mais, dans le même temps, la majorité a réduit de manière coercitive le temps parlementaire. Dès la phase d’instruction en commission – pourtant décisive pour une réforme touchant à l’équilibre des pouvoirs et au statut de la magistrature –, les travaux ont été menés à un rythme accéléré, avec un nombre limité d’auditions et sans véritable dialogue avec la doctrine ni avec la magistrature. Par la suite, l’usage cumulé des instruments de gestion du temps parlementaire a donné à la procédure un caractère exceptionnellement précipité : contingentement drastique des temps de parole, programmation rigide décidée en Conférence des présidents, recours aux sedute fiume – des séances parlementaires qui se poursuivent sans interruption, de jour comme de nuit, jusqu’à l’épuisement de l’ordre du jour et au vote final – et enchaînement serré entre travaux de commission et séance plénière. La gestion des amendements, nombreux surtout du côté de l’opposition, s’est traduite par un recours extensif aux déclarations d’irrecevabilité et, au Sénat, par l’utilisation inédite du « kangourou », mécanisme permettant d’écarter en bloc les amendements présentés par les sénateurs.
La majorité n’a donc pas cherché à obtenir la majorité qualifiée des deux tiers. Se satisfaisant d’un vote à la majorité absolue, elle a misé sur un « appel au peuple » via l’organisation d’un référendum confirmatif. Ce choix a déplacé le centre de gravité de la délibération constitutionnelle : de lieu de construction collective d’une révision, le Parlement s’est transformé en chambre d’enregistrement d’un texte préécrit et cristallisé par le gouvernement, en attente du sacre du vote populaire. Cette démarche s’inscrit dans une conception populiste de la démocratie, fondée sur la rapidité décisionnelle et sur la relation directe entre un leader charismatique et le peuple, au détriment des institutions intermédiaires.
Si, prises isolément, ces pratiques demeurent conformes à la Constitution, cumulées, elles contribuent à une « normalisation » de la révision constitutionnelle, en vidant progressivement de sa substance une procédure conçue pour recréer, au sein de l’hémicycle, les conditions d’une véritable constituante, fondée sur des discussions substantielles et sur la recherche d’accords a minima.
Tout comme l’iter procédural, le contenu de la réforme n’est pas, en apparence, manifestement inconstitutionnel. Certaines innovations suscitent toutefois des inquiétudes quant à un potentiel affaiblissement de l’indépendance de la magistrature, tant en raison des incertitudes entourant les lois d’application appelées à structurer concrètement le nouveau système judiciaire que du climat institutionnel dégradé entre exécutif et magistrature. Les prises de position publiques de l’exécutif laissent en effet planer le soupçon d’une volonté politique de restreindre, à terme, le contre-pouvoir judiciaire.
La réforme modifie un nombre particulièrement élevé de dispositions constitutionnelles (notamment les articles 87, 102, 104, 105, 106, 107 et 110)[10]. Trois innovations majeures en constituent l’ossature.
La première est la création de deux parcours professionnels distincts pour les juges et pour les procureurs. Les objectifs officiellement poursuivis sont le renforcement de l’impartialité du pouvoir judiciaire et la prévention des chevauchements fonctionnels et des conflits d’intérêts. Les partisans de la réforme soutiennent, en effet, que l’appartenance des magistrats du siège et du parquet à un corps unique favoriserait, lors des audiences, une proximité professionnelle et culturelle conduisant les juges à accorder davantage de crédit aux thèses de l’accusation qu’à celles de la défense. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les barreaux pénalistes italiens se montrent très largement favorables à la séparation des carrières.
Ses détracteurs contestent toutefois ce diagnostic, chiffres à l’appui : 50 % des procès de première instance introduits par citation directe du ministère public se concluent par un acquittement[11]. Un tel taux infirme l’idée d’une propension des juges du siège à suivre systématiquement leurs collègues du parquet. Dans cette perspective, la réforme apparaît non seulement inutile – d’autant plus que, depuis la réforme Cartabia, les passages d’une fonction à l’autre sont devenus quasi inexistants – mais également périlleuse à deux titres.
D’une part, une fois le ministère public détaché du reste de la magistrature, resurgit le spectre d’une future mise sous tutelle de celui-ci par l’exécutif, ce qui représente, dans le contexte italien, un retour aux pratiques de l’époque fasciste. Cette crainte peut surprendre, dès lors que la réforme ne modifie pas formellement les garanties d’autonomie du parquet, toujours rattaché au Conseil supérieur de la magistrature. Plusieurs universitaires[12] et magistrats expliquent toutefois cette inquiétude par l’absence de justification substantielle à la réforme : la séparation des fonctions existe déjà de facto. Faute de nécessité démontrée, le projet est perçu comme empreint d’une logique punitive ou dissuasive à l’égard de la magistrature, faisant redouter un premier pas vers un contrôle politique du parquet. Ce soupçon se trouve renforcé par les attaques virulentes de membres du gouvernement contre les magistrats, lorsque ceux-ci, en appliquant la loi, entravent la mise en œuvre de la politique migratoire ou lorsqu’ils soumettent au contrôle juridictionnel des décisions ministérielles contraires au droit international[13].
D’autre part, l’isolement institutionnel du ministère public ferait peser un risque sur la culture juridictionnelle aujourd’hui partagée par l’ensemble des magistrats, fruit d’une formation et d’un concours communs. L’appartenance du procureur à un corps séparé pourrait accentuer la tendance à faire du ministère public un « super-policier » – une figure qui serait moins attentive aux garanties de la défense, alors même que l’article 358 du Code de procédure pénale lui impose expressément de rechercher aussi les éléments à décharge.
Deuxièmement, la réforme institue deux Conseils supérieurs de la magistrature distincts : l’un pour les juges, l’autre pour les procureurs. Jusqu’à présent, un seul CSM exerce l’ensemble des fonctions d’autogouvernement de la magistrature. Le projet entend scinder cet organe en deux, tout en maintenant une garantie institutionnelle essentielle : le Président de la République présiderait chacun des deux Conseils.
S’agissant de leur composition, la réforme introduit une innovation majeure : le recours au tirage au sort pour la désignation des membres, en remplacement du système actuel fondé sur l’élection par le Parlement et par la magistrature. Le texte reste cependant très vague quant à ses modalités concrètes. Il prévoit simplement qu’un tiers des membres serait tiré au sort à partir d’une liste de professeurs ordinari de droit et d’avocats comptant au moins quinze ans d’expérience, liste préalablement établie par le Parlement ; que les deux tiers restants seraient sélectionnés par tirage parmi l’ensemble des magistrats du siège (environ 8 000) et du parquet (environ 2 600), selon des modalités renvoyées à une loi ultérieure.
L’objectif affiché est de rompre avec un mode de gouvernement de la magistrature devenu, selon les promoteurs de la réforme, trop fortement structuré par des courants, des alliances personnelles et des échanges de services. L’affaire « Palamara », de 2019, a en effet mis en lumière des tractations entre courants de magistrats et responsables politiques autour des nominations de procureurs[14]. Le tirage au sort serait ainsi présenté comme un moyen d’accroître la transparence et de renforcer l’impartialité dans la gestion des carrières.
Une telle solution comporte néanmoins plusieurs risques. Elle pourrait d’abord affaiblir l’autorité et la capacité d’action des Conseils, pourtant garants essentiels de l’autonomie et de l’indépendance de la magistrature. Siéger au CSM suppose une culture institutionnelle, une compréhension fine du fonctionnement judiciaire et des compétences spécifiques qui ne peuvent être présumées chez tous les magistrats. L’élection permet, même imparfaitement, une forme d’évaluation de cette aptitude. Le tirage au sort, en revanche, ne garantit ni la représentativité des diverses sensibilités présentes au sein de la magistrature, ni la compétence des membres désignés.
En outre, les membres non magistrats seraient tirés au sort à partir de listes établies par le Parlement sans exigence de majorité qualifiée, ce qui conduirait vraisemblablement à une forte présence de candidats proches de la majorité parlementaire. Une telle configuration pourrait peser lourdement sur l’équilibre interne des Conseils et, à terme, fragiliser leur rôle constitutionnel de gardiens de l’indépendance judiciaire.
La troisième innovation majeure consiste à retirer aux deux nouveaux Conseils la compétence disciplinaire à l’égard des magistrats. Celle-ci serait désormais confiée à un organe entièrement nouveau : la Haute Cour disciplinaire.
Cette Cour, unique et compétente pour les magistrats du siège comme pour ceux du parquet, serait composée de quinze membres désignés selon des modalités différenciées : trois seraient nommés par le Président de la République parmi les professeurs ordinari de droit et les avocats comptant au moins vingt ans d’exercice ; trois seraient tirés au sort à partir d’une liste de candidats dotés des mêmes qualifications, établie par le Parlement réuni en séance commune ; enfin, neuf membres seraient des magistrats tirés au sort – six juges du siège et trois procureurs.
Les décisions de la Haute Cour pourraient faire l’objet d’un recours, y compris sur le fond, mais uniquement devant cette même juridiction, siégeant dans une composition différente. Une telle solution constitue toutefois une garantie moindre que le système actuel, qui permet de former un recours devant la Cour de cassation contre les décisions disciplinaires rendues par le CSM.
À environ quatre mois du référendum, 53,2 % des personnes ayant déjà arrêté leur choix se déclarent favorables au « oui » contre 46,8 % au « non ». À ce stade, la réforme de la justice semble donc avoir de fortes chances d’être approuvée.
Or, bien qu’il demeure impossible d’en anticiper précisément les effets sur l’équilibre des pouvoirs, étant donné qu’une partie importante de la réforme devra être concrétisée par la voie législative, la procédure d’adoption de la loi constitutionnelle et de nombreux aspects de son contenu éclairent une stratégie plus large d’affaiblissement progressif de l’État de droit. Plutôt que de violer ouvertement les règles, le gouvernement Meloni privilégie une dégradation feutrée, graduelle, qui avance sans ruptures majeures. La procédure de révision constitutionnelle a été formellement respectée, mais sa finalité – créer un consensus large à travers un processus délibératif au sein du Parlement – a été dévoyée par un passage en force de la part de la majorité gouvernementale.
Sur le fond, la loi constitutionnelle n’attaque pas ouvertement l’indépendance de la magistrature, mais elle affaiblit de manière significative la capacité du système judiciaire à préserver, à l’avenir, le même niveau d’autonomie – et donc de résilience – face à de possibles attaques. Le ministère public, jusqu’ici protégé par un statut solide, voit se profiler une érosion de ses garanties, en particulier de son indépendance externe. La création d’une Haute Cour disciplinaire suscite également de profondes inquiétudes : appelée à juger en première et en seconde instance, et composée pour partie au gré d’un tirage au sort ainsi que de choix ultérieurs renvoyés à une loi ordinaire, elle ne présente pas les garanties d’impartialité et de solidité institutionnelle qu’exige une fonction aussi cruciale. Quant au Conseil supérieur de la magistrature, il serait non seulement scindé en deux organes, mais aussi privé de fonctions essentielles – notamment en matière disciplinaire – ainsi que de la représentativité et de la légitimation, internes et externes, nécessaires pour continuer d’assumer pleinement son rôle de garant de l’indépendance judiciaire.
L’ensemble dessine un mouvement clair. Si l’Italie ne peut, pour l’heure, être qualifiée de démocratie illibérale, cela tient à la présence de contre-pouvoirs encore robustes : magistrature, Cour constitutionnelle, président de la République, société civile vigilante. Mais les réformes engagées – de la justice à l’introduction annoncée de l’élection directe du Premier ministre –, combinées à l’adoption de politiques pénales répressives et à des restrictions croissantes de la liberté d’expression, s’inscrivent dans une stratégie assumée de fragilisation progressive de l’État de droit. Une stratégie sans fracas, mais constante, qui prépare un rééquilibrage profond des pouvoirs au profit de l’exécutif.
[1] V. le document signé par de nombreux professeurs de procédure pénale contre la réforme, 25 novembre 2025
[2] Dubbio, 31 octobre 2025, p. 2.
[3] En réaction à la décision rendue en octobre 2024 par le tribunal de Rome, qui avait refusé d’autoriser la détention de demandeurs d’asile dans les centres de rétention italiens situés en Albanie (v. N. Perlo, « Accord Italie-Albanie pour la gestion des migrants : les juges sont-ils vraiment responsables des obstacles à son exécution ? », Le Club des Juristes), la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, a accusé les juges d’avoir statué de manière partisane, alignés selon elle sur les positions de l’opposition de gauche. Elle a ajouté que, malgré ces entraves judiciaires, le gouvernement poursuivrait résolument sa lutte contre l’immigration clandestine.
[4] Giuseppe Santalucia, président de l’Association national des magistrats, discours à l’assemblée extraordinaire du 15 décembre 2024
[5] Giuseppe Santalucia in Il Mondo, 14 juill. 2023
[6] V. F. Natoli, « La séparation des carrières judiciaires en Italie : enjeux politiques et implications institutionnelles », RIDC, 2025/2, p. 183-199.
[7] CC, déc. n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017.
[8] Décret législatif n°150 du 10 octobre 2022.
[9] M. Cassano, première présidente de la Cour de cassation, Audition devant la Commission des affaires constitutionnelles de la Chambre des députés, cité par Il Manifesto, 28 janvier 2025.
[11] Cour de cassation, Relazione del Primo Presidente Pietro Curzio per l’inaugurazione dell’anno giudiziario 2022, 21 janvier 2022, p. 55-56.
[12] Parmi d’autres v. G. Silvestri, « Separazione delle carriere: nella riforma il rischio di un’ipetrofia dell’accusa e di una eterogenesi dei fini », Sistema penale, 25 mars 2025
[14] M. Vogliotti, « Les malaises de la magistrature italienne entre passé et présent. À propos de deux livres récents », Les Cahiers de la Justice, n°1/2022, p. 159-178.
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