Election présidentielle : les illusions du « présidentialisme programmatique »

Election présidentielle : les illusions du « présidentialisme programmatique »

La campagne pour l’élection du chef de l’Etat est comme chaque fois un événement politique même s’il est devenu plus médiatique que civique. Si les logiques partisanes demeurent malgré les recours aux « primaires ouvertes », la campagne présidentielle est surtout devenue un exercice ritualisé, une sorte de tournée théâtrale quinquennale censée épuiser l’énergie civique des électeurs et l’imagination des candidats. Parmi les figures imposées se trouve l’exigence du candidat à avoir un « programme ». Rien ne semble plus acquis. Ni plus évident. C’est le premier critère journalistique d’évaluation du sérieux d’un candidat, potentiel ou déclaré, au point que tous les prétendants sont sommés d’avoir un avis sur tout, d’être capables de tout prévoir et censés répondre au débotté à n’importe quelle question dans n’importe quel domaine. Il en cuit à ceux d’entre eux qui osent rétorquer que le programme compte moins que la personne ou rappellent le rôle institutionnel du chef de l’Etat qui n’est pas celui de conduire ou même déterminer la politique de la nation et qu’il n’a pas à trancher de tout : à quoi bon alors se présenter à l’élection présidentielle ? Et de fait, dans la logique de ce que l’on qualifie parfois de « présidentialisme majoritaire », pratique politique qui a vampirisé nos institutions parlementaires où le président gouverne par l’intermédiaire du Premier ministre et du Gouvernement avec le soutien de la majorité de l’Assemblée nationale, c’est là l’évidence même : comment les électeurs pourraient-ils élire au suffrage universel quelqu’un qui n’aurait aucune intention de conduire une politique ni aucun souhait de la faire connaître ? Comment faire confiance à un candidat dont le « projet » ne serait pas « crédible », dépourvu d’orientations stratégiques ou dont les mesures précises qu’il entend prendre voire imposer ne seraient pas « chiffrées » ?

 

Un point fait donc l’unanimité : il est légitime de savoir ce qu’entend faire celui qui prétend à la fonction réputée la plus importante dans nos institutions puisque le système institutionnel qui en résulte l’impose en fait. Les candidats vont donc à l’essentiel et au plus efficace en déclinant leur programme à la première personne du singulier : « Quand je serai élu, je ferai, je déciderai, je mettrai en place… ». Une logique « programmatique » s’est donc imposée pour l’élection au suffrage universel du chef de l’Etat sous la Ve République et s’est singulièrement développée au fil des élections. Le programme d’un candidat élu est non seulement censé le rendre crédible mais aussi lui servir de charte d’action pour guider la politique de « son » gouvernement soutenu par « sa » majorité parlementaire, tout deux, malgré des tensions toujours possibles, loyalement soumis. François Mitterrand, dans son message au Parlement du 8 juillet 1981, avait érigé la pratique en une règle institutionnelle non écrite qui s’est durablement imposée même à gauche : « J’ai dit à plusieurs reprises que mes engagements constituaient la charte de l’action gouvernementale. J’ajouterai, puisque le suffrage universel s’est prononcé une deuxième fois, qu’ils sont devenus la charte de votre action législative ». De 1974 à 2012 donc, la tendance à cette « programmatisation de l’élection présidentielle » selon l’expression de J. Massot (L’arbitre et le capitaine, coll. Champs, Flammarion, 1987, p. 193-195) n’a cessé de se confirmer, les « soixante engagements pour la France » de F. Hollande en étant le dernier exemple en date avant l’élection de 2017 où certains candidats se sont engagés sur des points très précis. Elle a même fini par impliquer qu’un candidat à l’élection présidentielle devait se présenter sur un programme de gouvernement pour paraître à la hauteur de ce que la fonction, et en même temps qu’elle, la campagne électorale, est réputée commander. Programme de plus en plus détaillé en raison de la pression médiatique et du rythme quinquennal qui va jusqu’à pousser les candidats à entrer dans le détail de mesures de plus en plus techniques. L’élection présidentielle ne décide plus depuis longtemps des grandes orientations du mandat d’un monarque surplombant mais va désormais jusqu’au « catalogue de mesures » (N. Bué, « Les candidats à la présidentielle peuvent-ils se passer de programme ? » La Croix, 29 mars 2017, p. 4) pensées pour être réalisées dans le cadre étroit d’un gouvernement de législature. Catalogue qui s’impose aux électeurs qui en élisant un homme sont réputés avoir voté pour son programme. Au point que le « présidentialisme majoritaire » pourrait être qualifié de « présidentialisme programmatique » : c’est le programme ratifié par le suffrage universel qui légitime le candidat et fonde l’action du président. Y-a-t-il de quoi s’en étonner ? Malgré les apparences, oui.

 

Le premier sujet d’étonnement, constitutionnel, ne mérite guère que l’on s’y attarde : nul juriste n’ignore plus que le président de la République n’a pas – ou peu selon le sujet – les compétences pour mettre en œuvre « son programme » électoral tant il est large, gouvernemental et donc éloigné de ses compétences constitutionnelles de l’article 5 de la Constitution. On pourrait même dire que l’élection du chef de l’Etat devrait permettre de choisir des candidats en fonction de leur aptitude à exercer ses fonctions constitutionnelles : arbitre, gardien et garant, et les conduire à faire campagne sur ces thèmes, et non sur un programme gouvernemental qu’il n’est pas en principe en mesure de mettre en œuvre seul. On mesure l’ampleur du quiproquo même s’il demeure dans l’ombre tant que le chef de l’Etat est capable de faire émerger une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale élue dans son sillage et sur son nom et qu’il qualifie parfois du nom baroque de « majorité présidentielle » pour manifester que son élection détermine l’équilibre parlementaire et non l’inverse. Jusqu’à présent durable et malgré le quinquennat et le calendrier électoral, la conformité de vues pourrait un jour faire défaut et le caractère parlementaire de nos institutions se rappeler à nouveau comme au bon vieux temps de la cohabitation alors que tout est fait pour le faire oublier. Mais ce point institutionnel méconnu du grand public en entraîne d’autres qui, aussi pervers que paradoxaux, peuvent être perçus par tous.

 

D’abord l’effacement de toute exigence programmatique pour les élections législatives qui ne sont plus que confirmatives d’un programme sinon d’une tendance déjà censée avoir été entérinée par les électeurs : elles ne sont plus destinées qu’à donner au chef de l’Etat le soutien politique qu’exigent des institutions désuetement parlementaires pour des orientations déjà tranchées quelques semaines auparavant. Elles sont faites pour déduire non pour produire une politique. Le soutien tient lieu de programme. Quant au camp défait lors du scrutin présidentiel, il ne prétend pas à autre chose qu’à se borner à être une opposition parlementaire, « constructive » certes selon la formule consacrée, mais inoffensive car pas désireuse de devenir majorité. Logique mais peu attractif.

 

Ensuite et surtout cette tendance à exiger la présence d’un programme est inversement proportionnelle à la revendication de sa mise en œuvre comme si cette dernière relevait d’une sorte d’évidence cynique : comme chacun sait les promesses n’engagent jamais que ceux qui les reçoivent et chaque électeur sait confusément que les programmes proposés lors de la campagne présidentielle ne sont pas honorés dans les proportions où ils sont réclamés par les médias sans que cela ne suscite la moindre remise en cause de cette exigence pourtant présentée comme si pointilleuse. Du retournement libéral du président socialiste de 1983 à la déclaration de guerre contre le monde de la finance en 2012 les actions présidentielles n’ont guère correspondu à ce qui avait été annoncé. Si l’on exige des candidats que le programme soit exposé pendant la campagne, on n’attend pas du président qu’il le mette en œuvre et il ne viendra à l’idée de personne, dans le monde médiatique, de se montrer insistant pour qu’il honore l’ensemble de ses engagements ou qu’il renonce à décider de mesures qu’il n’avait pas prévu de prendre. Illogique et décevant.

 

Enfin, cette exigence programmatique remplit une autre fonction qui peut se révéler fort utile pour le nouvel élu : permettre que l’on ne débatte pas des engagements présidentiels qu’il a décidé de tenir quand bien même seraient-ils sujets à de vifs débats dans la société. Ainsi de la loi sur le « mariage pour tous » : à quoi bon en débattre ou exiger un référendum sur cette réforme controversée puisque les Français ont déjà acquiescé à la mesure à travers l’élection du président de la République le 6 mai 2012 ? Le mariage homosexuel n’était-il pas le 34e engagement du candidat François Hollande ? En votant pour lui, les électeurs auraient voté pour elle. Et la chose peut même aller plus loin : tout point du programme, tout « thème de campagne » aussi vague soit-il voire une simple déclaration faite durant la brigue des suffrages est, dans cette logique, réputée approuvée « par le peuple », l’élection présidentielle valant alors référendum au mépris de tout le processus législatif. Nul n’a oublié l’illustration la plus manifeste de cette dérive : en élisant le président de la République le 6 mai 2007 les électeurs, du simple fait qu’il était évoqué dans son programme, auraient approuvé le principe de l’adoption (parlementaire) d’un traité alternatif mais en réalité très proche au Traité portant Constitution pour l’Europe rejeté par référendum le 29 mai 2005. Ici, la pratique devient franchement troublante.

 

On peut y voir une logique relevant de « l’esprit des consultations » comme il y aurait un « esprit des institutions ». On peut aussi y déceler une dérive du fonctionnement de nos institutions et de leur raison d’être même : organiser le pouvoir politique entre fonctions et organes de l’Etat. Or, la réduction et la dépendance de tout un système à une élection ne peut engendrer qu’incompréhension sur le rôle de nos organes constitutionnels et déception sur l’action de ses acteurs peu soucieux, jusqu’ici, de tenir leurs engagements. D’autant que si le rôle du Parlement est amoindri celui du corps électoral à travers le référendum n’en sort pas renforcé. L’élection présidentielle doit-elle, sous couvert de donner la parole aux électeurs, la retirer au peuple en ignorant les expressions constitutionnelles de sa volonté ? On peut en douter. Restaurer un équilibre des consultations électorales et établir une hiérarchie dans les modes d’expression des choix collectifs est sans doute le défi institutionnel majeur du prochain mandat présidentiel.

 

Bruno Daugeron, Professeur à l’Université Paris Descartes