Crise catalane : qui a suspendu quoi ? [Par Anthony Sfez]
Depuis la Sentence 31/2010 du Tribunal constitutionnel espagnol relative au Statut d’autonomie de la Catalogne de 2006 qui a réduit à néant les espoirs des nationalistes catalans « modérés » de faire de l’Espagne un « État multinational », ces derniers se sont alliés aux nationalistes « radicaux » pour exiger l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne. Face au refus réitéré de Madrid, la coalition nationaliste, majoritaire au Parlement catalan, a, au cours de la première semaine de septembre, adopté une Loi pour le Référendum qui… suspend l’applicabilité de la Constitution sur le territoire catalan jusqu’au référendum. La loi en question a elle-même été… suspendu par le Tribunal constitutionnel.
Anthony Sfez, Doctorant à l’Université Paris 2 et membre chercheur à l’École des Hautes Études hispaniques et Ibériques (Casa de Velasquez)
I. Lors de l’instauration de la Constitution espagnole de 1978 et de l’État politiquement décentralisé dit « des autonomies », le nationalisme catalan s’est divisé en deux camps : les nationalistes dit « radicaux », principalement de gauche républicaine, essentiellement regroupés au sein d’Esquerra Republicana Catalunya (ERC) et les nationalistes dit « modérés », principalement incarnés par le parti de centre droit Convergence et Union (CiU). Les premiers ont, très tôt, rejeté la Constitution de 1978 au motif qu’elle était l’expression unilatérale d’un sujet constituant unique, la Nation espagnole, alors qu’elle aurait dû être le résultat d’un pacte constitutionnel entre plusieurs sujets constituants originaires : les différentes « nations » (basque, catalane et espagnole) qui composent l’Espagne. Au contraire, les nationalistes modérés ont accepté la Constitution et son modèle territorial. Non pas que leurs positions sur la question territoriale différaient fondamentalement de celles des « radicaux » ; eux aussi ont toujours estimé que la Catalogne était une nation au sens politique et qu’elle disposait d’un droit inaliénable à l’autodétermination. Mais, contrairement aux « radicaux », les « modérés » espéraient pouvoir « changer l’Espagne » en lui faisant prendre conscience de sa « plurinationalité ». Ils avaient ainsi une ambition affichée : faire de l’Espagne un « État multinational ». Ils estimaient qu’une telle ambition était tout à fait possible dans le cadre de l’État des autonomies eu égard aux ambiguïtés rédactionnelles du texte constitutionnel sur la question territoriale, ambiguïtés qu’ils avaient eux-mêmes réussi à faire insérer en collaborant activement au processus constituant.
II. Tout au long du processus de développement de l’État des autonomies, les deux grandes forces nationalistes catalanes restèrent fidèles à leur discours d’origine. Alors qu’ERC n’a cessé de réclamer l’exercice d’un droit à l’autodétermination de la Catalogne inexistant en droit positif – ce qui revenait donc à réclamer une rupture avec l’ordre constitutionnel espagnol – les modérés se sont parfaitement intégrés dans le système politique espagnol. La stratégie du catalanisme modéré culmina avec le Statut d’autonomie de la Catalogne de 2006. Celui-ci devait consacrer l’ambition du catalanisme modéré de faire de l’Espagne, dans le cadre de la Constitution de 1978, un État multinational. En effet, dans son préambule, le Statut définissait indirectement la Catalogne comme étant une « nation » et fondait son droit à l’autonomie non pas seulement sur la Constitution espagnole mais, également, sur une source extraconstitutionnelle : les « droits historiques » de la Catalogne à l’autogouvernement. Par ailleurs, le Statut augmentait l’autonomie de la Catalogne à travers la méthode dite du « blindage » des compétences. Il s’agissait, pour chacune des compétences dévolues à la Catalogne par la Constitution, d’en énumérer le contenu matériel, afin d’en donner une interprétation extensive qui devrait s’imposer tant au Tribunal constitutionnel qu’à l’État, ce qui revenait, indirectement, à réduire l’étendue matérielle des compétences exclusives de l’État.
Le Tribunal constitutionnel espagnol fut saisi par le Parti populaire (PP) en 2010 et rendit sa célèbre Sentence 31/2010. Celle-ci réduisit à néant les ambitions du Statut. Le Tribunal jugea que la Constitution espagnole ne « reconnait qu’une seule nation, la nation espagnole », que l’autonomie de la Catalogne se fondait uniquement sur la constitution et nullement sur ses prétendus droits historiques et, enfin, que le Statut d’autonomie était une norme infraconstitutionnelle et, qu’à ce titre, il ne pouvait en aucun cas définir le contenu matériel des compétences attribuées par la Constitution à la Catalogne : cette tâche d’interprétation incombe au seul Tribunal constitutionnel en sa qualité d’interprète suprême de la Constitution. L’ambition du nationalisme modéré de faire de l’Espagne un État multinational avait échoué.
III. Le discours du catalanisme politique « modéré » changea alors du tout au tout. Les « radicaux » avaient donc eu raison depuis le début : l’Espagne est « irréformable », elle refuserait toujours d’admettre son caractère plurinational. Ne subsistait plus qu’une seule solution : l’exercice du droit à l’autodétermination. Le Parlement catalan avec une majorité CiU commença donc, en 2012, à revendiquer l’organisation d’un référendum en Catalogne. Or, le référendum étant une compétence exclusive de l’État, pour se conformer à la légalité constitutionnelle espagnole – une légalité que, dans un premier temps du moins, les nationalistes catalans « modérés » souhaitaient respecter contrairement aux « radicaux » – il fallait impérativement, suivant l’exemple écossais, que le référendum soit organisé de manière concertée. Malgré des demandes formelles émanant de la Catalogne, l’État espagnol refusa explicitement et à plusieurs reprises tant de transférer à la Catalogne sa compétence en matière référendaire que d’organiser lui-même un référendum. La motivation de ce refus
consistait à souligner qu’un tel référendum d’autodétermination était inconstitutionnel, car il reviendrait à briser le fondement sur lequel repose la Constitution espagnole, à savoir l’indissoluble unité de la nation espagnole.
Face au refus réitéré de Madrid, les autorités catalanes s’orientèrent vers une seconde option, toujours en affirmant qu’elles souhaitaient respecter la légalité constitutionnelle espagnole : la consultation. Il s’agissait, disait-t-on en Catalogne, non pas d’organiser un véritable « référendum » mais une simple « consultation citoyenne ». Or, si le « référendum » relève de la compétence exclusive de l’État, ce n’est pas le cas de la « consultation » qui peut être organisée par une Communauté autonome. La Catalogne pouvait donc, suivant ce raisonnement, organiser une « consultation » de manière unilatérale sans porter atteinte à l’ordre constitutionnel espagnol. L’argumentation juridique ne convainquit cependant ni l’État ni le Tribunal constitutionnel. La loi et le décret catalans organisant la consultation furent suspendus par ce dernier. La consultation, sans aucun fondement juridique, eu quand même lieu le 9 novembre 2014 mais fut déclarée illégale par le Tribunal constitutionnel espagnol quelques mois plus tard et certains des responsables politiques qui l’organisèrent – notamment Artur Mas président du gouvernement catalan à l’époque – furent condamnés à des peines d’inéligibilité par les juridictions judiciaires espagnoles. L’échec de la consultation de novembre 2014 fit conclure aux nationalistes « modérés » que, dans le cadre de la Constitution de 1978, la Catalogne ne pouvait organiser ni de consultation ni de référendum sur la question de son appartenance à l’Espagne. Là encore, les « radicaux » avaient vu juste : pour que la Catalogne puisse s’autodéterminer, il fallait sortir de ce cadre.
IV. Le 27 novembre 2015 eurent lieu les élections au Parlement de Catalogne. Les deux branches classiques du nationalisme catalan, CiU et ERC, se présentèrent sous une même étiquette : « Junts pel Si» (Ensemble pour le Oui). Leur position face aux électeurs catalans était nette : l’État espagnol nous a privé d’un véritable référendum malgré nos demandes réitérées. Dès lors, si nous obtenons la majorité, nous engagerons un « processus de déconnexion non subordonné ». En d’autres termes, la coalition nationaliste affirmait clairement dans son programme, qu’en cas de victoire électorale, elle n’hésiterait pas à rompre avec l’ordre constitutionnel espagnol. La coalition n’obtint ni la majorité des suffrages exprimés (39, 59%) ni la majorité des sièges (45,93%). Toutefois, elle s’allia avec une autre force indépendantiste d’extrême gauche la Candidature d’unité populaire (CUP) qui avait obtenu 9% des suffrages et 8% des sièges. Les mouvements clairement indépendantistes (Junts pel Si et la CUP), qui forment un bloc assez hétérogène mais mû par un objectif commun, obtinrent donc, après ces élections, une courte majorité absolue au Parlement. Ils pouvaient ainsi entamer le « processus de rupture » annoncé. Une résolution du Parlement proclama notamment l’ouverture d’un « processus constituant non subordonné » en vue de la création d’un État catalan indépendant sous forme républicaine.
Toutefois, malgré cet acte symbolique d’insubordination, aucune confrontation directe avec l’ordre constitutionnel espagnol n’avait encore été engagée. Les résolutions parlementaires ne sont pas, en effet, des actes juridiques. Elles ne sont que des déclarations d’intention du Parlement à portée politique. Malgré les exhortations de ses alliés radicaux, le président du gouvernement catalan, C. Puigdemont, issu du parti nationaliste anciennement modéré CiU, semblait encore espérer pouvoir parvenir à ses fins – un référendum d’autodétermination – sans porter atteinte à la légalité constitutionnelle. Il réitéra sa demande à Madrid d’organiser conjointement un référendum. Il obtint la même réponse que son prédécesseur : un net refus. Il devenait de plus en plus évident pour l’aile « modéré » qu’être en faveur d’un référendum concerté revenait, dans les faits, à être contre tout référendum puisque le référendum concerté était impossible. Si les nationalistes voulaient un référendum, il fallait franchir le pas et non pas seulement, cette fois-ci, désobéir mais briser frontalement la légalité espagnole.
V. La rupture formelle avec l’ordre constitutionnel espagnol est intervenue au cours de la première semaine de septembre. Et de quelle manière ! La loi pour le Référendum du 6 septembre 2017 et la Loi de Transition juridique et fondatrice de la République adoptée deux jours plus tard ne sont pas seulement des défis lancés à Madrid. Elles ne peuvent même pas être qualifiées d’acte de désobéissance comme pouvait l’être la consultation de 2014 organisée sans base juridique et en dépit de la suspension. Elles constituent, à proprement parler, au sens juridique du terme, une véritable tentative de révolution, c’est-à-dire une tentative de substitution temporaire d’une légalité – la légalité espagnole – par une autre légalité – la légalité catalane. La première loi ne se contente pas, en effet, de prévoir l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne qu’elle fixe au 1er octobre 2017. Si tel était le cas, la loi catalane serait « simplement » inconstitutionnelle et non pas révolutionnaire. Là où la loi sur le référendum est révolutionnaire, et c’est toute la différence avec la consultation de 2014, c’est lorsqu’elle affirme explicitement à son article 3.2 qu’elle prévaut « hiérarchiquement sur toutes les normes pouvant entrer en conflit avec elle (…) », disposition qui vise très clairement la Constitution espagnole. Cette interprétation est confirmée par la première disposition additionnelle de la loi qui dispose que « les normes (…) étatiques en vigueur en Catalogne au moment de l’approbation de cette loi sont toujours applicables si elles ne la contredisent pas ». La Loi pour le référendum a donc tout simplement pour prétention de remplacer la Constitution espagnole, du jour de sa publication jusqu’à la tenue du référendum, en tant que norme suprême en vigueur sur le territoire catalan.
De ce point de vue, la suspension par le Tribunal constitutionnel de la loi en cause effectuée deux jours après son approbation en application de la Constitution espagnole ne saurait avoir le moindre effet juridique puisque la Constitution espagnole est, à présent, en Catalogne… suspendue. Elle est, jusqu’au référendum, une norme hiérarchiquement inférieure à la Loi pour le référendum du 6 septembre. C’est la raison pour laquelle les autorités catalanes affirment non pas seulement que le référendum catalan aura lieu malgré la suspension du TC mais aussi qu’il est parfaitement légal ! La Constitution ne sera « rétablie » dans toute sa suprématie qu’en cas de réponse négative au référendum. Cette suspension sera, en revanche, définitive en cas de réponse positive des catalans et entrera alors, dans cette hypothèse, immédiatement en vigueur la Loi de Transition juridique et fondant la République. Celle-ci s’autodéfinit comme loi suprême de la Catalogne tant que cette dernière ne se sera pas dotée d’une Constitution, relègue la Constitution espagnole au rang de loi ordinaire et encadre le processus constituant à venir. On précisera qu’il est hautement improbable que le « non » l’emporte car ses partisans refusent de participer au référendum. Par ailleurs la loi ne fixe aucun taux de participation minimale (article 4.4 de la loi pour le Référendum).
VI. Aujourd’hui il y a donc deux ensembles normatifs qui prétendent à la suprématie juridique sur le territoire catalan : la constitution espagnole, expression de la souveraineté de la nation espagnole et la Loi pour le référendum complété par la Loi pour la Transition juridique et fondatrice de la République, expression, selon le Parlement catalan, de la souveraineté de la nation catalane. Dans les jours qui viennent, le chef des « Mossos d’Escuadras », la police catalane, recevra sur son bureau deux ordres contradictoires : l’un émanant du gouvernement de Madrid lui intimant de « bloquer les urnes » et de saisir tout le matériel qui pourrait servir au référendum organisé en application d’une loi suspendue par le TC sur le fondement de la Constitution, l’autre provenant du Parlement et du gouvernement catalan qui lui ordonnera, en application de cette même loi, d’assurer la tenue du référendum. Quel ordre va-t-il respecter ? A quelle légalité va-t-il prêter allégeance ? C’est de la décision de ce dernier, de celle de ces hommes et, plus généralement, de celle des hommes et des femmes qui composent l’administration et la société catalane qui déterminera, bien plus que n’importe quelle théorie juridique ou n’importe quelle décision juridictionnelle, si la « révolution catalane » aboutira.