Les modifications récentes de la loi organique sur le corps électoral en Nouvelle-Calédonie [Par Mathias Chauchat]

Les modifications récentes de la loi organique sur le corps électoral en Nouvelle-Calédonie [Par Mathias Chauchat]

On February 20, the French Senate passed a new bill which will amend the institutional law organizing the referendum to be on the future of New Caledonia. This modification is the second one since August 2015. As the referendum date draws near, legal and political issues are becoming more and more heated.

 

Le Sénat français vient de voter le 20 février 2018, en première lecture et à la quasi-unanimité, un projet de modification de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie sur la question de l’organisation de la consultation sur l’accession à la pleine souveraineté. Il s’agit de la seconde modification sur le sujet, après celle du 5 août 2015. A mesure que la date du « référendum » de novembre 2018 se rapproche, les enjeux politiques et juridiques se font de plus en plus vifs.

 

Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie

 

La composition des corps électoraux en Nouvelle-Calédonie, particulièrement celle du corps provincial qui détermine la citoyenneté du pays, était un moment devenue la question politique centrale de la vie du pays. Ce qui était en cause, pour les uns, était leur appartenance symbolique à la Nouvelle-Calédonie, et pour les autres, la fin du peuplement extérieur de la Nouvelle-Calédonie, seule « colonie de peuplement » de la France avec l’Algérie. L’aboutissement de l’Accord de Nouméa, par la contrainte d’une consultation sur la pleine souveraineté avant novembre 2018, a fait ressurgir la question du corps électoral référendaire.

 

Qui vote en Nouvelle-Calédonie ? 

 

Pour voter aux élections provinciales, il fallait trois conditions cumulatives : être arrivé avant le 8 novembre 1998, date de l’acceptation de l’Accord de Nouméa par les populations intéressées, attester de cette arrivée par l’inscription sur la liste électorale générale de 1998, et avoir dix années de présence continue. Les commissions administratives spéciales, dominées par les non-indépendantistes, ont fraudé en refusant d’appliquer le second critère et en étant très compréhensifs sur les deux autres [1]. Certes, les juges ont évité de trancher en déclarant systématiquement les recours irrecevables ou en refusant toute administration possible de la charge de la preuve [2]. Et les indépendantistes au Comité des Signataires [3] de l’Accord de Nouméa, à l’Hôtel Matignon devant Manuel Valls le 4 février 2016, se sont finalement laissés imposer le maintien des électeurs irrégulièrement inscrits, l’État faisant couvrir ces irrégularités par un accord politique. L’affaire est ainsi « politiquement close » suivant l’expression du procès-verbal du Comité [4].

 

La question du 3ème corps électoral, après la liste générale (LEG) et la liste spéciale provinciale (LESP), était de savoir qui allait voter à la « consultation » pour décider de l’émancipation du pays (LESC). Pour voter sur l’accession du pays à la pleine souveraineté, il fallait pouvoir justifier d’une relation particulière avec la Nouvelle-Calédonie. Ce corps électoral était donc bien identifié. C’était en pratique celui des provinciales de mai 2004, sous la réserve des départs, des décès et des jeunes. Ce corps électoral « de sortie » était bien « gelé » par l’Accord de Nouméa, sans contestation par les partenaires depuis sa signature, en ce qu’il n’incluait pas de nouveaux arrivants depuis le 31 décembre 1994, en exigeant de justifier de 20 années de résidence continue au 31 décembre 2014, quelle que soit d’ailleurs la date réelle des consultations qui peuvent s’échelonner de 2018 à 2022 ou même très au-delà [5].

 

Comment est-on inscrit sur les listes électorales ? 

 

L’article 219 de la loi organique [6] n’avait initialement pas défini la procédure d’établissement du corps électoral. Faute de mieux, on considérait que la procédure de l’article 189, qui dérogeait à de nombreuses dispositions au Code électoral pour la Nouvelle-Calédonie, devait être applicable au corps de sortie. Or, ces dispositions fondaient les commissions administratives spéciales dans leur composition politique en Nouvelle-Calédonie avec l’application de règles de majorité [7], qui se sont révélées très insatisfaisantes, sans parler de l’impossibilité à trouver un juge. On a donc choisi au Comité des Signataires du 5 juin 2015 de… généraliser ces commissions, mais en les modifiant à la marge.

 

C’est l’un des objets de la première modification de la loi organique le 5 août 2015 [8]. Le consensus s’était fait au Comité des Signataires extraordinaire du 5 juin 2015 sur l’idée de l’adjonction d’une personnalité indépendante sans voix délibérative, dont les indépendantistes revendiquent le titre « d’observateurs de l’ONU ». S’agissant de l’appréciation pour certains électeurs de la réalité de leurs IMM (Intérêts Matériels et Moraux), l’État a proposé une échappatoire. Dans la modification de la loi organique, il a été créé une commission consultative d’experts, présidée par un magistrat désigné par le vice-président du Conseil d’État, chargée de rendre un avis préparatoire à la demande du président de toute commission administrative spéciale, lorsque la demande d’inscription se fonde sur la condition liée au centre des IMM du demandeur, prévue au d et e de l’article 218. Rien n’a néanmoins été fait pour faciliter l’accès à un juge et permettre l’administration de la preuve. Bien au contraire, la CADA a définitivement verrouillé le système, au nom de la protection de la vie privée [9]. On demande ainsi au tiers électeur de fournir une preuve dont le maire est tenu de lui refuser la communication [10].

 

L’exhaustivité des listes électorales et l’automaticité d’inscription 

 

L’enjeu du vote est sensible. Pour deviner le futur et appréhender les équilibres, chacun cherche à utiliser une double clé, une clé politique classique qui détermine le rapport des forces entre indépendantistes et non indépendantistes et une clé ethnique. Pourquoi tant s’intéresser à ce rapport ethnique ? Parce que le déterminant du vote demeure ethnique en Nouvelle-Calédonie. A ce motif ethnique, s’ajoutait une sensibilité existentielle. Ni les non-indépendantistes, ni les Kanak indépendantistes ne souhaitaient devoir justifier de leur appartenance au pays, qu’ils jugeaient naturelle. C’est pour ces deux raisons entremêlées que les partis politiques se sont mobilisés, finalement ensemble, sur la question de « l’exhaustivité » des listes, chacun voulant que « les siens » soient tous inscrits, et sur la question de « l’automaticité » d’inscription.

 

Dès la première modification de la loi organique en 2015 sur le corps de la consultation, l’essentiel des électeurs a pu être inscrit automatiquement [11]. Il s’agissait des catégories (qui forment des listes nominatives de personnes) qui ont ce droit à voter sur l’avenir du pays : ceux qui étaient déjà sur la liste électorale pour voter sur l’Accord de Nouméa, ceux qui ont ou ont eu le statut coutumier kanak et, pour les Calédoniens non-kanak, ceux qui, nés en Nouvelle-Calédonie sont citoyens du pays par leur présence sur la liste électorale provinciale. 95% de la liste a ainsi pu être inscrite par « automaticité » sans démarche personnelle. Pour l’essentiel, ceux qui devaient s’inscrire individuellement étaient les non-natifs devant prouver qu’ils avaient leurs vingt années de présence continue au 31 décembre 2014.

 

Cette modification ne réglait pas tout. Pour des raisons historiques, un certain nombre de personnes, souvent kanak, ne sont pas inscrites sur les listes électorales du pays. Et la vie politique locale s’en est toujours accommodée. L’objectif d’exhaustivité n’était pas encore atteint. Un nouvel accord politique, qui rompt avec le principe français de la démarche individuelle et personnelle d’inscription, a été obtenu au Comité des Signataires, réuni le 2 novembre 2017 à l’Hôtel Matignon sous la présidence d’Édouard Philippe ; suivant le procès-verbal, les commissions administratives spéciales pourront « procéder à l’inscription d’office sur la LESC, des personnes de statut civil coutumier, et, dès lors qu’ils ont une résidence de trois ans attestée par l’inscription sur les fichiers d’assurés sociaux, des natifs de statut civil de droit commun. Cette durée de résidence, associée au fait d’être né en Nouvelle-Calédonie, constitue une présomption simple de détention du centre des intérêts matériels et moraux ; l’inscription d’office n’a donc pas de caractère automatique et devra faire l’objet d’un examen par les commissions administratives spéciales sur la base des éléments fournis par l’État ». Par ailleurs, les Signataires se sont accordés sur le principe de l’ouverture en 2018 d’une période complémentaire d’inscription pour les trois listes électorales (LEG, LESP, LESC).

 

C’est ce que la nouvelle modification de la loi organique, votée en première lecture le 13 février 2018 au Sénat, est en train de traduire. Ainsi, sans faire aucune démarche et sans même qu’ils le souhaitent, des personnes identifiées par croisement des fichiers civils et sociaux vont être inscrites sur les listes électorales générale et de la consultation, par l’effet d’un nouvel article LO. 218-3. En pratique, en vertu des critères déjà fixés par la loi organique de 1999, une fois présents sur la liste générale, les Kanak ayant ou ayant eu un statut civil coutumier rejoindront sans condition la liste pour le référendum alors que, pour les autres, les services de l’État fourniront les pièces attestant de leur résidence continue d’au minimum trois ans.

 

Les indépendantistes, qui ne sont pas représentés au Parlement français, poursuivent un débat d’arrière-garde sur le point de savoir si ces natifs ayant trois ans d’ancienneté représentent une « nouvelle catégorie » de votants ou non, puisque inscrits par présomption simple de détenir leurs IMM en Nouvelle-Calédonie sans véritable discussion sur la réalité de leur lien au pays. Le Conseil constitutionnel aura son mot à dire sur la question de la conformité à l’Accord de Nouméa. Compte tenu des majorités dans les commissions administratives spéciales et de l’absence de tout recours effectif à un juge, on ne voit guère qui, sur le terrain, pourrait empêcher ces nouvelles inscriptions ou contester la réalité de leurs IMM…

 

Cette seconde modification de la loi organique sur la question de la consultation va-t-elle enfin régler les contentieux et lever la méfiance ? Suivant l’information sur les données quantitatives, fournie par l’État au Sénat [12], « à partir du recensement effectué en 2014, la population majeure qui réside en Nouvelle-Calédonie s’élève à environ 210 000 personnes. Dans le même temps, 189 890 personnes y sont inscrites sur les listes électorales générales. Le nombre de personnes non inscrites sur les listes électorales générales est donc estimé au maximum à 20 000. (…) A l’issue des croisements effectués en 2017, ont été identifiées 7 000 personnes de statut de droit coutumier et 3 800 personnes nées en Nouvelle-Calédonie et de statut de droit commun non inscrites sur la liste électorale spéciale à la consultation (…) ». Le corps de la consultation est lui-même évalué à 169.000 électeurs, dont 77.000 Kanak de statut coutumier environ [13], l’enjeu symbolique étant de savoir s’ils pourraient atteindre la majorité.

 

Nous sommes proches de l’exhaustivité et la méfiance règne encore. Sans doute aurait-il fallu « désanonymer » les croisements de fichiers et permettre aux partis d’y accéder ? La Calédonie est un petit pays et chaque nom aurait vite été identifié, même si la personne est désocialisée, vivant en squat, sans adresse connue et non présente sur les fichiers sociaux. Au nom de la protection de la vie privée, et s’appuyant d’ailleurs sur l’avis de la CNIL [14], l’État ne s’y est pas résolu, continuant à alimenter un discours suspicieux à son égard.

 

***

 

La consultation aura-t-elle bien lieu sur le sujet clivant de la souveraineté ou sur une solution plus consensuelle ? Le Premier ministre Édouard Philippe, s’adressant au Congrès de la Nouvelle-Calédonie le 5 décembre 2017, a évoqué un groupe resserré, constitué de représentants de haut niveau des groupes politiques, dit Groupe de Dix [15], pour aborder tout ce qui est susceptible de donner corps à la Calédonie d’après, et au sein duquel les discussions ont cours.

 

A-t-on pour autant dessiné, à l’occasion de ces débats législatifs, les contours du « peuple » du futur pays indépendant ? Suscitant un certain émoi, le Premier ministre Édouard Philippe, s’adressant au Congrès de la Nouvelle-Calédonie le 5 décembre 2017, a parlé du « peuple calédonien tel qu’il a été constitué selon l’Accord de Nouméa » et « qui va se prononcer souverainement ». Le Premier ministre allait au-delà des termes de l’Accord de Nouméa qui reconnaît un « peuple kanak » aux côtés du peuple français, lui-même formé de « communautés » qui partagent ensemble un « destin commun ». De l’imbroglio des listes électorales et des myriades de contentieux, on peut pourtant en déduire l’esquisse possible du futur peuple calédonien. Autour d’un vouloir-vivre ensemble constituant le destin commun, ce peuple calédonien comprendrait essentiellement les natifs du pays (Calédoniens et Kanak), auxquels s’ajouteraient les non-natifs ayant un parent lui-même natif, les non-natifs arrivés avant l’Accord de Nouméa et leurs descendants, mais plus jamais automatiquement de nouveaux arrivants, à l’exception de leurs descendants nés au pays [16]. C’est la logique des accords politiques successifs et c’est fragile.

 

[1] Quantitativement, cette fraude a prédéterminé, en faveur des non-indépendantistes, le sort de deux sièges sur 54 au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, l’écart entre les forces politiques étant de trois sièges.

[2] http://juspoliticum.com/article/La-fraude-a-la-sincerite-du-corps-electoral-en-Nouvelle-Caledonie-964.html

[3] Créé par l’Accord de Nouméa, il suit le bon déroulement de l’Accord et est une instance de consensus. Il est élargi aujourd’hui aux députés, sénateurs, présidents d’institutions et chefs de groupes politiques.

[4] https://gouv.nc/sites/default/files/atoms/files/releve_des_conclusions_du_14e_comite_des_signataires.pdf

[5] Colloque sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, 17 et 18 novembre 2017, http://larje.univ-nc.nc/index.php/15-analyses-arrets-decisions/droit-de-la-nouvelle-caledonie/501-colloque-sur-l-avenir-institutionnel-de-la-nouvelle-caledonie

[6] Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.

[7] Présidée par un magistrat, les commissions comprennent un représentant du maire, un représentant du Haut-commissaire de la République, un représentant des partis indépendantistes, un représentant des partis non indépendantistes. A ces 5 personnes, est aujourd’hui adjointe une personnalité qualifiée sans droit de vote.

[8] Loi organique n° 2015-987 du 5 août 2015.

[9] Avis de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs n° 20164280 du 3 novembre 2016, Sylvain Pabouty : « La commission considère qu’un grand nombre d’informations contenues dans ces documents sont ainsi susceptibles d’être couvertes par le secret de la vie protégée et devraient être occultées sur le fondement de l’article L.311-6 du code des relations entre le public et l’administration. Elle estime que l’ampleur des occultations à réaliser sur ce fondement priverait la communication des documents sollicités de toute utilité et émet donc un avis défavorable à la demande (…) ».

[10] Les experts de l’ONU ont nettement critiqué ce point dans leur rapport d’août 2016 sur l’établissement de la LESC, p. 26 : « En définitive, les tiers électeurs ne peuvent déposer de requête pour inscription ou radiation d’électeurs avant la publication définitive de la LESC, sous peine d’être déclarés irrecevables dans la forme puisqu’ils ne peuvent pas prouver leur inscription ; et lorsqu’ils parviendront à franchir cet obstacle de recevabilité, ils devront faire face à la problématique de l’accès aux procès-verbaux. Enfin, s’ils y parviennent, le juge ne saurait se fonder sur les seuls procès-verbaux pour prendre sa décision sous peine de voir cette décision cassée pour défaut de base légale ; ce qui finalement conduit à vider le droit au recours de sa substance ».

[11] Article LO. 218-2 II et III.

[12] Projet de loi organique relatif à l’organisation de la consultation sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, présenté au nom de M. Édouard Philippe, Premier ministre, par Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer, p. 15 et 16.

[13] Une petite partie de la population kanak, pour des raisons historiques ou familiales, est de statut de droit commun. On évalue ces Kanak à statut « civiliste », sans le secours de statistiques ethniques et avec le recours à l’origine des noms, à 5% environ.

[14] Délibération CNIL n° 2016-350 du 17 novembre 2016 portant avis sur un projet de décret relatif aux opérations de croisement de fichiers destinées à améliorer l’exhaustivité des listes électorales en Nouvelle-Calédonie.

[15] Ce groupe des 10 est composé ainsi : Roch Wamytan, Signataire, président du groupe UC-FLNKS et Nationalistes au Congrès ; Daniel Goa, président de l’Union calédonienne, groupe UC-FLNKS au Congrès ; Paul Néaoutyine, Signataire, Parti de Libération Kanak, président de la province Nord, groupe Union Nationale pour l’Indépendance au Congrès ; Victor Tutugoro, Signataire, président de l’Union Progressiste Mélanésienne, groupe Union Nationale pour l’Indépendance au Congrès, soit 4 indépendantistes ; Philippe Gomès, Député, Calédonie ensemble, Intergroupe au Congrès ; Philippe Michel, Calédonie ensemble, président de l’Intergroupe au Congrès, président de la province Sud ; Gaël Yanno, président du Mouvement Populaire Calédonien, Intergroupe au Congrès ; Sonia Backès, présidente des Républicains Calédoniens, groupe Les Républicains Calédoniens au Congrès ; Pierre Frogier, Signataire, Le Rassemblement – Les Républicains, Intergroupe au Congrès, remplacé par Thierry Santa, président du Congrès, Intergroupe, après son refus, Bernard Deladrière, Signataire, Membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Les Républicains, soit 6 non indépendantistes. Les qualités figurent pour simple information.

[16] Ces « jeunes, nés sur le territoire et s’étant fait recenser à 16 ans en Nouvelle-Calédonie », selon l’expression de la Cour de cassation, sont inscrits à leur majorité par présomption sur la liste spéciale provinciale du fait d’une jurisprudence de la Cour de cassation, pourtant contraire à l’article LO. 188 qui exige un parent citoyen ; Cour de cassation, n° de pourvoi D 11-60.376 du 3 novembre 2011, Hnawia.