Responsabilité politique : doit-on s’inspirer de la pratique constitutionnelle britannique?* [Par Céline Roynier]
Il semble se dégager un consensus parmi les constitutionnalistes et les acteurs politiques autour de cette idée qu’il est nécessaire de redéfinir la responsabilité ministérielle en droit constitutionnel français. La récente démission de la ministre britannique de l’intérieur, parce qu’elle constitue un exemple de responsabilité politique du ministre dans son versant individuel et parce qu’elle en illustre également la sanction, pourrait constituer une source d’inspiration intéressante pour la réforme des institutions en France.
The French government is currently focusing on reforming ministerial responsability. What if inspiration for this constitutional reform was to be found in the British political life? The recent resignation of the British Home Secretary indeed shows how individual ministerial accountability can be effective. This paper argues that this rule would usefully be reactivated in France.
Céline Roynier, professeur de droit public à l’université de Cergy-Pontoise
A l’heure où le volet constitutionnel de la réforme des institutions du Président de la République Emmanuel Macron est à l’ordre du jour du conseil des ministres, il peut paraître intéressant de se tourner une nouvelle fois vers l’actualité constitutionnelle britannique. Dans la mesure où, en effet, l’une des ambitions du projet de réforme constitutionnelle en France est de supprimer la Cour de Justice de la République (CJR) et de permettre plus largement, selon les termes du Président de la République, l’apparition d’un « exécutif audacieux » en établissant une « définition plus précise de la responsabilité ministérielle » [1], la récente démission de la ministre de l’intérieur (Home Secretary) britannique, Amber Rudd, fournit un exemple de ce que peut être une définition aboutie et surtout une pratique effective de la responsabilité ministérielle dans son versant individuel.
Rappelons tout d’abord les circonstances de la démission d’Amber Rudd. La multiplication des moyens pour lutter contre l’immigration illégale au Royaume-Uni ne date pas de l’accession de Mme Rudd aux fonctions de ministre de l’intérieur en 2016, mais de 2012, lorsque Theresa May, l’actuelle première ministre britannique, était elle-même ministre de l’intérieur. De nombreux journaux, tant français que britanniques, ont fait état de la dureté – voire de l’inhumanité – de cette politique qui consistait à créer « un environnement hostile » (« hostile environment ») pour les immigrants en situation illégale. L’objectif était alors de leur rendre la vie quotidienne insupportable : impossibilité d’accéder au système de soins, impossibilité de travailler ou encore d’ouvrir un compte bancaire sans preuve de la légalité de leur situation par ces étrangers.
Lorsque Theresa May est devenue Premier Ministre en 2016, c’est Amber Rudd qui a été chargée de poursuivre cette politique à l’égard de l’immigration clandestine, politique qui s’est encore durcie après la crise des réfugiés syriens et le Brexit. Or, parmi les personnes subissant les effets de cette politique se trouve précisément la « génération Windrush », c’est-à-dire les immigrés d’origine caribéenne arrivés après la Seconde Guerre mondiale (à partir de 1948) mais avant l’entrée en vigueur de la loi de 1971 sur l’immigration (Immigration Act 1971) et qui se sont vus reconnaître la citoyenneté britannique et donc le droit de rester au Royaume-Uni. Mais, certains de ces britanniques, souvent originaires de la Jamaïque, n’ayant aucune preuve de la date de leur arrivée sur le territoire britannique ou plus largement de leur citoyenneté britannique ont malgré cela fait l’objet de mesures d’expulsion (deportation). Le ministère de l’intérieur a été averti à plusieurs reprises par la presse et par des associations des risques d’illégalité que comportait cette politique mais rien n’y a fait, jusqu’à ce que le scandale éclate en décembre dernier et que le gouvernement présente officiellement des excuses aux chefs des États caribéens concernés. La commission parlementaire des affaires intérieures (home affairs select committee) s’est alors saisie de cette question et a demandé des comptes à la ministre sur la politique menée. Au cours de l’une de ses auditions, la ministre avait affirmé que son département ne poursuivait pas d’objectifs chiffrés (targets) en matière d’expulsions. Mais la preuve du contraire a été rapportée quelques jours après par le Guardian qui, en publiant une note de travail, a dévoilé l’ampleur de la culture de la performance (target based culture) en matière de lutte contre l’immigration illégale. A la suite de son mensonge à la commission parlementaire, Amber Rudd a démissionné le 29 avril dernier.
La séquence de cette démission mérite d’être analysée plus précisément car elle constitue un exemple de mise en œuvre de la responsabilité individuelle du ministre, et non de la responsabilité politique collective du gouvernement. Bien qu’individuelle, cette responsabilité n’en est pas moins une responsabilité de nature politique, par opposition à une responsabilité de type « juridique » (droit civil, droit pénal) impliquant un lien entre une faute et un préjudice : il s’agit d’une responsabilité objective, pour fait de l’Administration, devant le Parlement (1). Cet exemple britannique pourrait alors servir de contrepoint de la redéfinition de la responsabilité ministérielle en droit français (2).
1. Une définition précise et une pratique effective de la responsabilité politique individuelle du ministre pour fait de son Administration
La règle en vertu de laquelle un ministre est responsable pour le fait de son Administration est à l’origine une pratique des départements ministériels et est classiquement analysée comme un principe non écrit ou convention de la constitution ou encore comme un « principe de responsabilité morale » [2]. Cette responsabilité politique du ministre du fait de son Administration sert à couvrir l’ensemble des actes accomplis par son département et à protéger les agents, collaborateurs, hauts fonctionnaires etc. de toute exposition publique en raison de leurs erreurs. Cette pratique a très largement été précisée par les juges britanniques, à l’occasion de différentes affaires, la première étant celle qui fut à l’origine de l’arrêt Carltona de 1943, ayant donné naissance à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « principe Carltona » [3]. Ce principe a ensuite été appliqué dans plusieurs affaires. Il est par exemple intéressant de relever que le principe s’applique dans les affaires pénales comme cela a été le cas dans R v Skinner [4] qui concernait le ministre de l’intérieur (carence du ministère pour rendre obligatoire l’utilisation d’alcootests). Dans cette affaire l’un des juges a affirmé que « l’on n’attend pas du ministre qu’il prenne personnellement toutes les décisions que le Parlement lui demande de prendre. Si une décision est prise en son nom par l’un de ses agents, alors, constitutionnellement, il s’agit de la décision du ministre » [5]. Ce principe Carltona a également été précisé dans un arrêt portant justement sur des expulsions du territoire sur le fondement de la loi sur l’immigration de 1971 et la loi sur la nationalité de 1981 (British Nationality Act 1981). Dans cette affaire jugée par les Lords en 1990 et également citée par A.W. Bradley dans son ouvrage, le ministère de l’intérieur soutenait à l’appui de son appel que la loi avait créé un titre ou office autonome au profit de certains agents du département (statutory office holder) et par conséquent, que le principe Carltona ne couvrait pas l’exercice des pouvoirs du ministre par des inspecteurs de l’immigration [6]. La Chambre des Lords rejeta l’appel en précisant que la loi ne contenait pas d’obstacle à ce que les agents du département prennent des décisions concernant les expulsions mais que celles-ci n’avaient pas de fondement autonome et qu’elles étaient bien couvertes par le principe Carltona.
Dans la démission d’Amber Rudd, ce ne sont cependant pas les agissements illégaux de son département et les critiques liées au scandale de la « génération Windrush » qui justifient la sanction de sa responsabilité mais bien le fait que la ministre de l’intérieur a menti au Parlement sur les objectifs chiffrés d’expulsions. Ce mensonge, au-delà de son caractère immoral, vient en effet directement compromettre le fonctionnement de la responsabilité puisqu’il avait pour vocation de dissimuler des pratiques – l’utilisation d’objectifs chiffrés – avec lesquelles le Parlement n’était manifestement pas d’accord. En mentant de cette manière, Amber Rudd a donc cherché à dissimuler certains agissements de son Administration découlant directement de la politique du gouvernement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la ministre a tenté de se justifier, lors de l’annonce de sa démission, en disant qu’elle avait trompé les membres des Communes « par inadvertance » (« had inadvertently misled MPs over targets ») et ce n’est pas un hasard non plus si Keir Starmer, ministre du Shadow Cabinet, avait demandé à Amber Rudd de dire toute la vérité sur les objectifs chiffrés et déclaré que si ce n’était pas le cas, « il ne pouvait y avoir de réelle responsabilité » (accountability) [7]. Cette obligation d’information s’est diffusée à l’ensemble des autorités publiques depuis la fin des années 1990 au Royaume-Uni (Freedom of Information Act 2000 notamment). C’est l’impératif d’« open government ».
Cette responsabilité politique individuelle du ministre a une autre fonction, non plus à l’égard de l’Administration, mais à l’égard du gouvernement dans son ensemble. La sanction de la responsabilité individuelle de la ministre a en effet joué ici le rôle de « fusible » [8] puisqu’elle a permis de protéger la collectivité gouvernementale. Le problème de fond – c’est-à-dire le désaccord manifeste entre le Parlement et le gouvernement de Mme May en matière d’immigration – demeure. C’est maintenant au remplaçant d’Amber Rudd, Sajid Javid, de faire face à cette situation.
2. Un mécanisme de responsabilité à revivifier en droit français ?
La solution qui consiste « à faire coïncider dans la personne du ministre la responsabilité politique avec la compétence administrative » [9] – plutôt que de faire peser cette responsabilité sur les proches collaborateurs du ministre ou les hauts fonctionnaires comme c’est le cas en France – présente un certain nombre d’avantages.
Tout d’abord, cette solution est logique et permet à l’action des ministres d’être efficace. Comme le soulignait E. Macron notamment, l’action des ministres en France est freinée par la menace permanente de poursuites pénales, ce qui constitue l’un des arguments pour la suppression de la CJR. Mais, si cette menace pèse, c’est précisément parce que le principe de responsabilité ministérielle du fait de l’Administration est quelque peu tombé en désuétude et que cela a corrélativement entrainé une « criminalisation » [10] de la responsabilité des ministres et une sorte de politisation de la responsabilité des agents des départements. Or, ce double mouvement, en ce qu’il contribue in fine à assimiler l’idée de faute à celle de responsabilité revient, en matière constitutionnelle, non seulement à nier toute autonomie du droit constitutionnel mais également à couper les fins poursuivies (politique) des moyens mis en œuvre (Administration). On ne voit alors pas très bien d’une part, comment une action coupée de sa raison d’être peut vraiment être efficace et d’autre part, comment les ministres peuvent prendre les risques qui sont inhérents à leurs fonctions. Autrement dit, couper la faute de la responsabilité, c’est-à-dire du problème de la confiance, est une séparation indispensable et saine si l’on veut préserver l’action exécutive.
Ensuite, il s’agit d’une solution juste car il paraît assez normal qu’en cas de dysfonctionnement d’un département en raison de l’application d’une politique publique risquée, ce soit sur ceux qui ont justement décidé que leur métier consistait à prendre des risques politiques que pèse l’obligation de rendre des comptes et sur lesquels existe la menace de démission. Cela ne veut pas dire pour autant que les membres des administrations bénéficient d’une impunité totale. Les constitutionnalistes britanniques soulignent en effet que « le gouvernement considère parfois que le ministre doit rendre des comptes au Parlement du travail de son département mais [qu’]il n’est pas responsable, dans le sens de fautif (blameworthy) de toutes les actions de ses agents » [11]. Ajoutons que cela est parfaitement conforme à la nature politique de cette responsabilité puisqu’il s’agit de distinguer la responsabilité du ministre d’une éventuelle faute de l’un de ses agents.
Enfin, cette solution est une solution démocratique dans la mesure où celui à qui les ministres doivent rendre des comptes est bien le peuple, en tant qu’il est source de légitimité démocratique. Certes, il s’agit de rendre des comptes au peuple représenté dans le cadre d’un régime représentatif, mais il convient ici d’aller plus loin. Nous avons souligné plus haut que cette responsabilité individuelle politique du ministre pour fait de son Administration était une convention de la constitution. Or, il existe un double lien entre cette convention et la démocratie. Le premier est qu’une convention de la constitution sert ultimement à faire prévaloir la suprématie du corps électoral [12]. Le second est que la convention dont il s’agit ici ne se comprend pas si l’on ne fait pas ressortir son corollaire qui est l’opinion publique [13]. Ce qui assure l’effectivité de cette convention lui est en effet interne : c’est parce qu’elle reflète l’opinion publique qu’elle est efficace. Il semble alors que, si l’on souhaite revivifier la règle en vertu de laquelle le ministre est politiquement responsable en droit français, il faut non seulement supprimer la CJR mais également réinvestir l’opinion publique comme lien juridique entre le représenté et le représentant. Cela permettrait de rétablir la continuité de la chaîne de responsabilité allant de l’Administration au peuple : les fonctionnaires sont responsables devant leur ministre, qui l’est lui-même directement devant le Parlement, dont les membres sont eux-mêmes responsables devant les représentés. Cela aboutirait à un découpage très fin de la participation de tous à l’action politique commune, ce qui aurait nécessairement pour effet de responsabiliser chacun à l’égard des intérêts de tous, et peut-être même de contribuer à mettre fin au « désenchantement » [14] de la vie politique dans les régimes représentatifs démocratiques.
* Je remercie très vivement Manon Altwegg-Boussac, Renaud Baumert et Bruno Daugeron pour leurs relectures et leurs suggestions.
[1] Déclaration d’Emmanuel Macron, Président de la République, sur la politique judiciaire du gouvernement, Paris, Cour de Cassation, 15 janvier 2018.
[2] « Rule of non legal accountability », G. Marshall cité par P. Avril, « Responsabilité et accountability », in dir. O. Beaud, J.-M. Blanquer, La responsabilité des gouvernants, Descartes & Cie, 1999, p. 85-93, p. 88.
[3] « Carltona principle » ; Carltona Ltd v. Commissionners of Works [1943] 2 All ER 560. V. pour approfondir D. Baranger, Ecrire la constitution non-écrite, PUF « Leviathan », 2008, p. 214-219.
[4] Il n’y a donc pas de délégation. R v Skinner [1968] 2 QB 700. Cité par A. W. Bradley, K. Ewing, C. J. S. Knight, Constitutional and Administrative Law, Pearson, 2015, 16th ed., p. 284.
[5] Cité par A. W. Bradley, K. Ewing, C. J. S. Knight, Constitutional and Administrative Law, Pearson, 2015, 16th ed., p. 284.
[6] R v Secretary of State for the Home Department, ex p Oladehinde, [1991] 1 A.C. 254, 302.
[7] The Guardian, 30 avril 2018 ; The Guardian, 26 avril 2018.
[8] « Royaume-Uni : Theresa May fragilisée par la démission de sa ministre de l’intérieur », Le Monde.fr, 30 avril 2018.
[9] D. Baranger, Écrire la constitution non-écrite, op.cit., p. 217.
[10] O. Beaud, « Le transfert de la responsabilité politique », in dir. O. Beaud, J.-M. Blanquer, La responsabilité des gouvernants, op.cit., p. 203-234, p. 205.
[11] A.W. Bradley et al., Constitutional and Administrative Law, Longman, 1997, p. 314.
[12] A.V. Dicey, An Introduction to the Law of the Constitution, MacMillan, 8th ed. 1915, Repr. Libertyfund, p. 286.
[13] A.V. Dicey, Lectures on the Relation between Law and Public Opinion [1917], Libertyfund.
[14] V. Bogdanor, The New British Constitution, Hart Publishing, 2009, p. 293 et s.