La Ve République en bande dessinée : un miroir grossissant mais intéressant Par Olivier Beaud
Actuellement en vente dans bien des librairies, une bande dessinée à succès s’efforce de présenter la Vè République au profane. Si elle n’est pas dépourvue d’intérêt et de pertinence, elle apparaît davantage révélatrice de la représentation commune de la Vè que de la réalité de son fonctionnement.
A comic book on the French fifth Republic is currently quite a bestseller in bookstores. Although the book is interesting and most of the time accurate, stereotypes are also numerous. Therefore, the book can not aim at being more than a dependable outreach tool.
Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas
Les 60 ans de la Ve République ont inspiré certains éditeurs et l’un d’entre eux a eu l’idée de faire conter son histoire sous la forme d’une bande dessinée (L’histoire de la Ve République, Paris, Les Arènes BD, 2018, 176 p). La responsabilité du texte a été confiée au journaliste politique, Thomas Legrand, qui officie notamment à France Inter, tandis que le dessin était confié à François Warzala. Bien que l’objectif des auteurs soit modeste, car cet ouvrage se veut pour l’essentiel un instrument de vulgarisation, il n’est peut-être pas inutile d’en parler dans ce blog de droit constitutionnel. En effet, une telle B.D. donne à voir ce que l’on pourrait appeler la représentation commune de ce qu’est devenue la Ve République.
Précisons tout de suite à titre liminaire que le contenu de cet ouvrage ne correspond pas vraiment à son titre car il emprunte une forme non pas uniquement chronologique, mais aussi thématique. En effet, une longue première partie traite de l’histoire de la République gaullienne, de 1958 à 1969 (pp. 1-85) tandis que la deuxième partie est consacrée au « président de la République, clé de voûte des institutions ». L’auteur brode sur ce dernier thème en examinant tour à tour « les élections » – forcément présidentielles (pp. 86-109) – les « portraits officiels du chef de l’Etat (pp.110-119), ou encore l’inévitable topo sur « le monarque républicain » (pp. 120-129) qui décrit le droit de grâce et son usage présidentiel, l’article 16 et les attributions constitutionnelles — ou non (la détention de la « prérogative nucléaire ») — du chef de l’Etat. Quant à l’omnipotence présidentielle qui relève de ce sous-thème de « la clé de voûte », elle permet d’étudier « les parts d’ombre de la Ve » (pp. 130-137) et donne l’occasion aux auteurs de conter les méfaits du Service d’action civique (S.A.C.), de sinistre mémoire, et l’affaire des « plombiers » du Canard enchaîné, de comique mémoire, qui établit la postérité du ministre de l’Intérieur de l’époque (Raymond Marcellin). Cette deuxième partie se termine par l’évocation, d’une part, de la « fonction d’incarnation » qu’est censée remplir le président sous la Ve République (pp. 138-145) – avec des fortunes diverses selon les titulaires de la fonction et, d’autre part, de « la vie privée des présidents » (pp. 146-153) qui, depuis quelques années – hélas ! – occupe des pages entières de la presse people. L’ouvrage se clôt par une troisième partie, très courte portant sur « le Premier ministre et les ministres » (pp. 154-166), le premier étant symbolisé par une marionnette et son statut étant principalement illustré par la lettre en démission en blanc que le général de Gaulle aurait demandée à Michel Debré et François Mitterrand à Pierre Mauroy. Quant aux ministres, ils sont réduits à une portion très congrue car leur sort est traité en deux pages seulement (pp. 167-168). L’ouvrage se termine par une conclusion, non dessinée, intitulée « une constitution à parfaire » dans laquelle l’auteur de la B.D. regrette le déséquilibre des pouvoirs et espère qu’un président de la République aura un jour la sagesse de la rééquilibrer tout en observant que cette constitution née pour résoudre une crise politique gravissime (la guerre d’Algérie) est censée régir des « temps calmes ».
Ce texte se présente comme un ouvrage didactique d’histoire et non comme une fiction littéraire. Les auteurs dérogent à cette règle à deux reprises seulement lorsqu’au début de l’ouvrage, l’auteur imagine une discussion entre Malraux et de Gaulle, tous deux sous l’emprise de l’opium, en train de deviser sur une éventuelle fin de la IVe République et une seconde fois, lorsqu’est mis en scène un entretien imaginaire avec Michel Debré alimenté par les confidences de son fils, Jean-Louis Debré. Mais à l’exception de ces deux scènes, il s’agit bien d’une description de la Ve République et de ses institutions. De ce point de vue, le constitutionnaliste n’a rien à objecter à ce bon travail de vulgarisation qui se fonde soit sur des sources incontestables — en partie les discours présidentiels — soit sur des ouvrages de référence – l’auteur a beaucoup utilisé les écrits de Guy Carcassonne – qu’il met d’ailleurs en scène à propos de l’utilisation de l’article 16 de la constitution – On doit toutefois regretter le fait que l’ouvrage d’Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle soit ici considéré comme étant un outil de référence tant on peut être dubitatif sur la fiabilité de ce prétendu témoignage[1]. Ne faut-il pas se méfier de tels mémorialistes, comme le prouvent d’ailleurs l’accueil très critique réservé au Verbatim de Jacques Attali, conseiller spécial de François Mitterrand[2] ?
Si l’on se risque à une appréciation de cette bande dessinée sur la Ve République, il suffit de dire qu’elle remplit largement son office en permettant à un lecteur profane de faire connaissance avec l’actuel régime constitutionnel de la France. C’est en particulier vrai pour tout ce qui concerne la naissance de la Ve et de la crise algérienne. Il est notamment judicieux de souligner l’importance du 13 mai 1958 et le rôle plus que trouble joué par des gaullistes dans cette affaire. Cet épisode est détaillé dans la chronique de la chute de la IVe République à la suite de l’épisode du 13 mai 1958, habilement utilisé par les gaullistes. Comme cet ouvrage fut achevé à la fin de l’été 2018, son auteur ne pouvait pas connaître le livre d’un historien américain, Grey Anderson[3], qui réévalue l’importance de cet épisode du Comité de salut public algérois du 13 mai 1958 qui a précipité la venue au pouvoir du général de Gaulle. Tout aussi bienvenues sont les pages consacrées à la guerre d’Algérie et l’importance séminale de « la semaine des barricades », marquant la rupture entre les pieds-noirs et de Gaulle. On pourrait multiplier les exemples de ces illustrations historiques précises et fines qui éclairent en partie cette histoire sexagénaire. Notons seulement deux épisodes : d’une part, la très bonne utilisation des Mémoires d’Edgar Pisani, ministre et gaulliste de gauche, qui se détache du gaullisme en Mai 68 lorsqu’il comprend que les gens au pouvoir sont incapables de comprendre ce qui anime les jeunes manifestants et, d’autre part, le rappel opportun du fait que le général de Gaulle n’a pas voulu utiliser au moment du ballotage de 1965, la photo compromettante de son rival, Mitterrand, serrant en son temps la main du maréchal Pétain. On sait désormais que certains successeurs du Général n’ont pas hésité à pratiquer la politique des « boules puantes » pour discréditer leurs adversaires, instrumentalisant tantôt la presse, tantôt la justice, tantôt les deux.
Mais si l’on passe maintenant du lecteur profane de ce livre au lecteur constitutionnaliste, le profit que ce dernier peut en tirer n’est ni mince ni anodin. En effet, une telle bande dessinée fonctionne comme un miroir grossissant ce qu’est devenu la Ve République aux yeux de l’opinion publique. Elle la simplifie en la présentant comme étant celle d’un seul homme : le président de la République. On le perçoit immédiatement en notant la portion congrue que l’ouvrage réserve au Premier ministre, qui est pourtant selon la lettre de la constitution non seulement le chef du Gouvernement (art. 21C) mais celui qui « dirige la politique de la Nation » (art. 20C). Mais cette domination présidentielle dans ce tableau d’ensemble ressort mieux quand on note le grand absent dudit tableau : le Parlement. Si l’on veut savoir ici que la Ve République est, formellement du moins, un régime parlementaire, il faut être fort attentif ; on le repère incidemment à l’occasion, d’abord, de la brève évocation de la motion de censure de 1962 et ensuite, de l’évocation tout aussi brève, du statut du Premier ministre. Le lecteur profane n’a droit à aucune présentation ni de l’assemblée nationale ni du Sénat en tant qu’institutions de la République : le seul débat ayant eu lieu au Palais Bourbon dont rend compte la B.D. est celui qui s’est déroulé le 3 juin 1958, jour de l’investiture du général de Gaulle comme dernier président du Conseil de la IVe. Sous la Ve, on entrevoit la tribune de l’Assemblée nationale uniquement lors de deux interventions de Pisani en 1968. Quant au Sénat, il faut se contenter de deux dessins mettant en scène la figure de Gaston Monnerville, le président du Sénat qui incarna, un temps, le seul pôle de résistance à la domination gaullienne. On voit réapparaître le Parlement seulement en conclusion lorsqu’il est question du rééquilibrage des pouvoirs, qui devient un serpent de mer de la Ve. C’est un peu dommage car une telle B.D. fait passer à la trappe des notions aussi importantes que le fait majoritaire pour comprendre le fonctionnement des institutions du régime parlementaire et la cohabitation – la grande absente de cette histoire de la Ve République car elle n’est pas thématisée alors qu’elle révèle le cas fort intéressant de fonctionnement parlementaire et non présidentialiste du régime.
Cette impasse sur le Parlement et le régime parlementaire n’est pas critiquable en soi, mais elle est très révélatrice de la façon dont on se représente aujourd’hui les institutions de la Ve République, écrasées qu’elles sont par l’omniprésence de la figure présidentielle. Tout aussi marquant que l’oubli du Parlement est l’oubli du peuple. Cet oubli est d’autant plus significatif que, entre le moment où ce livre fut achevé et le moment où il est paru, le mouvement des « gilets jaunes » est venu rappeler la largeur du gouffre qui s’est creusé entre les citoyens et le pouvoir. Dans un récent billet, paru dans ce blog, Bruno Daugeron a eu raison de souligner que le peuple n’était pas absent de la république gaullienne. On a pu non sans raison se gausser de ce Principat plébiscitaire, mais on ne peut pas oublier quand même que c’est le peuple qui a dit non à de Gaulle et a provoqué son départ. A cette époque, la vox populi, lorsqu’elle était sollicitée par le chef de l’Etat, avait une portée constitutionnelle.
Enfin, on se doit de combler cette histoire de la Ve en relevant une triple négligence « institutionnelle » dans cette B.D.
La première est celle de la justice comme institution. Certes, dans les pages consacrées à la part d’ombre du pouvoir présidentiel, l’auteur la B.D. rappelle non sans ironie lucide que l’instruction des « plombiers » du Canard enchaîné s’est achevée par une ordonnance de non-lieu. La justice en ces temps reculés était bien timide à l’égard du pouvoir exécutif. Or, depuis l’ère giscardienne, les choses ont considérablement changé et la justice, qui peut d’ailleurs le regretter en tant qu’institution, a été mêlée à de nombreuses affaires politico-judiciaires. Sans avoir joué le rôle de la justice italienne (affaire Manu Pulite) elle a été contrainte, à son corps défendant, de contrôler la vertu des gouvernants. S’il n’est pas utile de citer toutes les « affaires » dont ont été saisis les juges ordinaires ou la Cour de justice de la République, on ne peut évoquer la Ve République des trente dernières années sans souligner cette volonté des juges d’exiger des gouvernants un comportement exemplaire – avec un succès variable comme on sait, et des excès également bien connus – et l’impossibilité pour le pouvoir exécutif d’enterrer les affaires judiciaires, comme il avait la mauvaise habitude de le faire quasi-systématiquement quand celles-ci le gênaient.
Par ailleurs, la Ve République en 2018 n’est plus la même qu’en 1958 en raison de la construction européenne qui a fait de l’Etat français un Etat-membre de l’Union européenne qui n’est plus entièrement maître de sa politique monétaire et donc de sa politique économique. De ce point de vue, l’ère post-gaullienne aurait probablement gagné à être éclairée sous cet angle et on aurait pu facilement se dispenser des huit pages consacrées aux portraits des chefs de l’Etat — ce qui convient certes à une B.D. — pour consacrer cet espace à l’affaire européenne, à ses soubresauts provoqués par l’approfondissement de la vie institutionnelle européenne (des sauts de cabri à la saga des traités depuis Maastricht jusqu’à Lisbonne pour se concentrer sur les plus importants) ou par le dynamisme de la Cour européenne des droits de l’homme avec la double révolution de 1974 et de 1981 (ratification de la Convention par la France et faculté de saisine individuelle). Ce silence est bien gênant pour la compréhension de la Ve d’aujourd’hui.
Enfin, le plus difficile à faire quand on traite de la Ve République, c’est de traiter du lieu le plus important du pouvoir, à savoir « les grands Corps ». Pourtant, un journaliste avisé avait défini la Ve comme la « République des fonctionnaires »[4]. Que ne dirait-il aujourd’hui ? Bref, il n’aurait pas été malséant de représenter le Conseil d’Etat, la Cour des comptes et l’Inspection des finances qui ont sur la marche de l’Etat une influence bien plus grande que les ministres éphémères qui occupent les micros.
Concluons : cet ouvrage de vulgarisation, sous forme de B.D., est une utile introduction à la Ve République pour quiconque ne la connaît pas du tout. Ce serait pourtant une erreur de la part de collègues soucieux de didactique que de l’utiliser dans les travaux dirigés à destination de nos élèves de première année de droit constitutionnel. Son intérêt pour les connaisseurs se situe ailleurs, c’est-à-dire dans la représentation qu’elle charrie de ce qu’est devenue la Ve République aux yeux de l’opinion : un régime dominé par un seul homme dont on attend tout, et donc trop.
Olivier Beaud
[1] Un des rares à avoir osé mettre publiquement en cause ce témoignage soi-disant « historique » est Jean Lacouture, qui a contesté vertement les propos que Peyrefitte mettait habilement dans la bouche du général de Gaulle pour discréditer Mitterrand. Voir l’article de Libération du 23 oct. 1997 ; « De Gaulle, Mitterrand: Peyrefitte se lâche. L’historien Jean Lacouture critique les propos tenus par l’ancien ministre. »
[2] « Affaire verbatim. De nouveaux éléments à charge », Le Point, no 1093, 28 août 1993, p. 26-27 ; «Ein Anti-Mitterrand — Attalis groteske Verzerrungen im Mantel der Authentizität«, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13 mars 1996, p. 10
[3] La guerre civile en France, 1958-1962, Paris, la Fabrique, 2018.
[4] Thierry Pfister, La République des fonctionnaires, Albin Michel, Paris, 1988, 250 pages