Les parlementaires, les propos négationnistes et l’article 40 du code de procédure pénale

Par Benjamin Fargeaud

<b> Les parlementaires, les propos négationnistes et l’article 40 du code de procédure pénale </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

Par un communiqué de presse du 10 mai dernier, des députés membres de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite ont annoncé leur intention de transmettre au procureur de la République, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, les propos tenus devant leur commission par une des personnes auditionnées. Si cette décision peut apparaître au premier regard comme une application stricte du code de procédure pénale, elle se révèle à l’examen problématique dans la mesure où elle aboutit à une confusion de la logique parlementaire et de la répression pénale tout en ouvrant la voie à des poursuites judiciaires dont la légalité semble discutable.

 

On April 2019, a French extreme right-wing activist has been heard by the National assembly inquiry commission on the fight against extreme right-wing groups. During his hearing, this activist made comments denying the Holocaust. Hence, the 10th of May 2019, members of the inquiry commission have announced their will to transmit such comments to the public prosecutor, on the basis of article 40 of the criminal procedure code. This decision may appear as a strict application of the criminal procedure code at first sight. However, by giving it further consideration, it seems problematic for at least two reasons. Firstly, it leads to blur distinctions between criminal proceedings on one hand and parliamentary process on the other. Secondly, it paves the way to judicial prosecution although the lawfulness of such prosecution seems controversial.

 

Par Benjamin Fargeaud, Docteur en droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas 

 

 

Par un communiqué de presse du 10 mai dernier, Muriel Ressiguier et Adrien Morenas, respectivement présidente et rapporteur de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite en France, ont annoncé leur intention « d’informer le procureur de la République, en application de l’article 40 du code de procédure pénale » des propos tenus lors de l’une des auditions de cette commission d’enquête par Yvan Benedetti, militant d’extrême-droite et ancien président de l’Œuvre française, groupe politique dissous en 2013. Les deux parlementaires ont estimé que ces propos, dont nous n’évoquerons pas la teneur exacte mais qui ont été considérés comme négationnistes par ceux qui les ont entendus, tombaient sous le coup de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse réprimant le négationnisme[1].

 

Cette transmission a été faite sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale (CPP), dont le premier alinéa dispose que « le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner », tandis que son deuxième alinéa dispose que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Estimant que les propos tenus le 25 avril dernier devant la commission d’enquête étaient « susceptibles de faire l’objet de poursuites judiciaires », ces parlementaires ont estimé en conséquence que leur devoir était d’en avertir le parquet afin d’ouvrir la voie à des poursuites pénales. Si le communiqué de presse ne mentionne pas explicitement sur quel alinéa entendent se fonder les parlementaires, l’invocation spécifique de l’article 40 permet de penser que ces derniers visent ici tout particulièrement le deuxième alinéa.

 

Cette invocation n’est pas anodine, dans la mesure où elle revient à assimiler les élus, et notamment les parlementaires, à ces « autorités constituées » qui sont tenues d’informer le parquet lorsqu’elles ont connaissance d’un crime ou d’un délit. La solution n’est pas nouvelle et avait d’ailleurs été retenue par le ministère de la Justice lors d’une réponse à une question écrite de 2009[2]. Elle s’imposait naturellement pour les maires, dans la mesure où l’article L. 132-2 du code de sécurité intérieure dispose que « conformément aux dispositions du deuxième alinéa de l’article 40 du code de procédure pénale, le maire est tenu de signaler sans délai au procureur de la République les crimes ou les délits dont il acquiert la connaissance dans l’exercice de ses fonctions ». Le ministère a estimé que cette disposition spécifique, qui pouvait par ailleurs se justifier par le fait que le maire est non seulement un élu mais également une autorité administrative, ne faisait pas obstacle au fait que tous les élus étaient concernés par les dispositions du deuxième alinéa de l’article 40. L’interprétation ne semble guère faire de difficulté, tant il paraît difficile de dénier aux parlementaires le titre « d’autorité constituée ». Toutefois, il faut relever que cette interprétation revient à assimiler, de manière plus discutable qu’il n’y apparaît à première vue, les élus aux fonctionnaires sans s’attarder sur la différence de situation entre ces deux catégories. La réponse ministérielle relevait d’ailleurs elle-même les limites de cette assimilation entre deux statuts bien différents en notant que si, pour les fonctionnaires, le non-respect de cette obligation pouvait entraîner des sanctions notamment disciplinaires, un tel cas de figure était exclu pour les élus (sous réserve des dispositions spécifiques à la non-dénonciation de crime de l’article 434-1 du code pénal). L’allure bancale de cette solution n’a toutefois pas empêché la Garde des sceaux de l’époque d’affirmer que l’obligation de dénonciation des crimes ou délits constatés dans l’exercice de leurs fonctions pesait sur tous les élus. Cette assimilation des élus aux fonctionnaires peut apparaître ici bénigne. Sur le long terme, elle traduit toutefois une évolution discutable qui est susceptible d’entraîner des conséquences plus problématiques lorsque l’institution parlementaire elle-même prend l’initiative d’appliquer aux élus des règles qui relèvent normalement de la neutralité des fonctionnaires, par exemple en matière de port de signe religieux ostensible[3].

 

Cette interprétation de l’article 40 CPP semble toutefois plébiscitée par certains parlementaires, dans la mesure où elle leur apparaît comme un moyen leur permettant de justifier les signalements qu’ils entendent effectuer auprès du ministère public. Cette solution semble être déjà consacrée par la pratique parlementaire, puisque ce n’est pas la première fois que les travaux d’une commission d’enquête aboutissent à une transmission au parquet des informations relatives à un délit sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale[4]. Au regard de ces précédents, le cas d’Yvan Benedetti apparaît toutefois comme singulier : cette fois-ci, il ne s’agit pas d’alerter sur une infraction dont les parlementaires auraient eu connaissance à l’occasion des auditions de la commission d’enquête, mais d’alerter sur une infraction qui aurait été commise au cours même de l’audition.

 

Dans ces conditions, la démarche de la présidente et du rapporteur de la commission d’enquête paraît une réaction logique pour des élus témoins de faits potentiellement délictueux et soucieux du respect de la légalité. Pourtant, à l’examen, cette transmission ne paraît guère compatible avec l’esprit qui est celui d’une commission d’enquête parlementaire. Par ailleurs, ce signalement a pour objectif de provoquer des poursuites judiciaires dont la légalité pourrait soulever un certain nombre de difficultés sérieuses. En voulant tirer des conséquences directes, sur le plan pénal, de leurs auditions, les parlementaires n’ont pas pris garde à ce que cet amalgame de la logique parlementaire et de la logique pénale pouvait avoir de problématique.

 

Cette situation et les conflits de normes qui en résultent sont d’ailleurs le signe que l’assimilation des députés aux « autorités constituées » de l’article 40 CPP ne va pas de soi et peut entraîner des conséquences délicates au regard tant de la mission d’une commission d’enquête que des poursuites pénales qui seraient éventuellement menées.

 

 

Une transmission discutable en son principe

Si les motifs d’ordre politique et d’ordre pénal qui sous-tendent la transmission au parquet par les parlementaires sont évidents, la question apparaît plus complexe si on l’examine sur le terrain de la logique de l’institution parlementaire. L’audition devant une commission d’enquête se déroule dans un cadre juridique particulier et contraignant dont l’objectif n’est pas d’entamer une action pénale mais de « recueillir des éléments d’information (…) sur des faits déterminés (…) en  vue de  soumettre  leurs conclusions à l’assemblée qui les a créées »[5].

 

Le cadre juridique des auditions devant une commission d’enquête est principalement fixé par l’article 6 de l’ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article dispose que « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée ». Il dispose également que la personne est entendue « sous serment » et est « tenue de déposer » sous réserve des dispositions du code pénal relative à la protection du secret professionnel (en application des articles 226-13 et 226-14 du code pénal). Le refus de déposer ou de prêter serment devant la commission est une infraction passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende, tandis que le faux-témoignage est également pénalement répréhensible dans les conditions fixées par l’article 434-13 du code pénal. Le cadre juridique de cette audition est donc contraint : la personne convoquée est tenue de comparaître, de répondre aux questions posées et de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » selon la formule traditionnelle du serment, le tout étant assorti de sanctions pénales en cas de non-respect de ces obligations.

 

L’incrimination n’est pas symbolique, comme en témoigne la condamnation du professeur de médecine Michel Aubier pour « faux témoignage » en novembre dernier. L’intéressé a été  reconnu coupable d’avoir menti en 2015 devant la commission d’enquête sénatoriale sur le coût économique et financier de la pollution de l’air. En l’espèce, le pneumologue avait assuré devant les sénateurs n’avoir aucun lien d’intérêt avec les acteurs économiques du secteur d’activités concerné, omettant ainsi de dire qu’il était par ailleurs salarié du groupe Total. L’information était toutefois parvenue aux sénateurs qui transmirent le cas au parquet. Le tribunal correctionnel, dans un jugement du 5 juillet 2017 par la suite confirmé en appel, a estimé que l’intéressé avait dissimulé la vérité, ce qui constituait pour la formation de jugement un faux témoignage sous serment pénalement sanctionné par l’article 434-13 du code pénal. Si cette condamnation est une première, elle rappelle que l’obligation de « dire la vérité » devant une commission d’enquête parlementaire est une obligation dont le non-respect expose à la sanction pénale.

 

L’ensemble de ce dispositif a un objectif clair : assurer la complète et sincère information de la commission d’enquête qui doit disposer de tous les éléments et témoignages qu’elle sollicite. Or, il est quelque peu étrange pour la commission d’enquête d’avoir convoqué la personne concernée afin de l’entendre sous serment et de l’interroger sur ses opinions, puis d’attirer l’attention du procureur de la République sur les propos que l’intéressé a tenu devant la Commission à l’invitation de cette dernière et à l’occasion d’une audition qui n’était pas publique. La pleine information de la commission nécessitait que la parole soit libre puisque l’objet de l’audition était justement d’être éclairé sur les faits et opinions de la personne auditionnée. À cet égard, transmettre au procureur de la République en attendant le déclenchement de poursuites pénales explicitement appelées de leurs vœux par les parlementaires envoie un signal pour le moins ambigu. Cela revient à dire que la parole devant la commission d’enquête n’est pas libre et qu’il aurait mieux valu, pour l’intéressé, ne pas répondre à certaines questions des parlementaires ou déguiser sa pensée afin d’éviter tout risque de poursuites pénales.

 

Il y a ici un problème de logique, car le résultat obtenu serait contraire à l’objectif de la commission d’enquête qui est d’obtenir l’information la plus complète et sincère possible. Que les réponses de la personne auditionnée l’exposent par la suite à des poursuites pénales alors même qu’elle était invitée par les parlementaires à s’exprimer à ce sujet jette un certain trouble sur cette procédure ainsi que sur ce qui est réellement attendu d’elle.

 

La transmission au procureur de la République sur le fondement de l’article 40 CPP apparaît donc problématique au regard du principe même qui est celui d’une commission d’enquête. Ce qui est logique dans le cadre de la répression pénale ne l’est pas forcément dans le cadre d’une institution parlementaire, car les deux institutions ne poursuivent pas le même but : la répression des infractions pour la première, la parfaite information des représentants de la nation pour la seconde. Or, en s’estimant liés par les dispositions de l’article 40 CPP au risque de confondre l’institution pénale et l’institution parlementaire, les parlementaires amalgament deux logiques différentes, mais rapprochent également deux procédures incompatibles. Cette incompatibilité fait naître un certain doute quant à la régularité des poursuites judiciaires qui pourraient être intentées à la suite de cette transmission.

 

 

Les incertitudes pesant sur d’éventuelles poursuites pénales

Plusieurs motifs peuvent amener à mettre en doute la complète légalité d’une procédure pénale qui serait fondée sur les propos tenus par une personne auditionnée devant une commission d’enquête parlementaire. La personne auditionnée se trouve – on l’a vu – dans un cadre particulièrement contraignant. La question de savoir si elle peut faire l’objet de poursuites pénales pour des propos tenus dans ce cadre est une question sérieuse.

 

Dans le cas d’Yvan Benedetti, les mesures existantes de protection de la liberté de parole des personnes auditionnées devant une commission d’enquête ne trouvent pas à s’appliquer. Pour autant, il n’est pas certain que les éléments constitutifs de l’infraction soient réunis. Enfin, la question plus générale du respect par ce cadre d’audition du droit à ne pas s’auto-accuser est également problématique.

 

 

La portée de la protection de la parole des personnes auditionnées

La question de la liberté de la parole devant les commissions d’enquête parlementaire n’est pas une question nouvelle. Au cours du XXesiècle, la jurisprudence judiciaire précise que l’irresponsabilité protégeant les parlementaires ne s’étend pas aux personnes qu’ils convoquent devant une commission[6]. Les auditions étant menées à huis clos, la question de la protection de la liberté de parole ne se pose toutefois pas réellement en l’absence de poursuites pouvant être intentées par les tiers. Les propos des personnes auditionnées pouvaient certes être rendus publics à l’occasion de la publication du rapport adopté par la commission, mais ce dernier ne pouvait donner lieu à aucune action en justice en vertu de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Le développement de la publicité des travaux en commission a toutefois entraîné une modification de cet article par la loi du 14 novembre 2008 relative au statut des témoins devant les commissions d’enquête parlementaires. Pour protéger l’expression des personnes auditionnées par ces commissions, la loi est venue modifier l’article 41 précité afin de s’assurer que les propos tenus devant une commission d’enquête et le compte-rendu des auditions de cette dernière ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage. La seule limite est liée au fait que les propos concernés ne doivent pas être « étrangers à l’objet de l’enquête ». L’objectif de cette modification était de protéger les personnes auditionnées contre les actions en diffamation qui auraient pu être intentées en guise de riposte aux propos tenus devant la commission. Le rapport présenté à l’Assemblée nationale sur cette loi présentait ainsi ce dispositif comme une « immunité partielle législative » destinée à protéger la liberté de parole des personnes auditionnées par une commission, protection justifiée « par la recherche au nom du Peuple français de la vérité »[7].

 

Cette protection des témoins auditionnés par une commission vise certains délits en particulier et ne recouvre évidemment pas les faits qui se sont déroulés le 25 avril devant la commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite en France. Elle témoigne néanmoins de la prise de conscience par le législateur des spécificités du régime juridique de l’audition devant une commission d’enquête et de la nécessaire protection de la liberté de parole devant ce type de commission. Toutefois, même en constatant que les propos d’Yvan Benedetti excèdent ce qui a été jugé comme devant être légitimement protégé par le législateur, toutes les difficultés ne sont pas pour autant écartées.

 

Une première difficulté liée à l’établissement du caractère « public » de l’infraction

Une première difficulté est liée à l’établissement du caractère « public » de l’infraction. L’infraction visée par l’article 24 bis de la loi de 1881, pour être constituée, nécessite que les faits aient été commis à l’occasion de « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics » ou via des « écrits, imprimés (…) tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique »[8]. Tel ne semble pas être le cas en l’espèce, les propos ayant été tenus à l’occasion d’un huis clos et aucun compte-rendu n’étant disponible au public. Dans ces conditions, l’audition ne saurait donc guère être considérée comme « publique ». En l’état actuel des choses, la seule trace « publique » des propos tenus par Yvan Benedetti pourrait être le rapport parlementaire rendu par la commission, lequel ne peut justement pas servir de support à une action pénale. Il n’est donc pas du tout évident que les éléments constitutifs de l’infraction puissent être, dans ce cas de figure, aisément considérés comme réunis et que la procédure que les parlementaires appellent de leurs vœux puisse prospérer.

 

 

Une seconde difficulté liée au droit à ne pas s’auto-accuser

À supposer que les éléments constitutifs de l’infraction soient effectivement réunis, une seconde difficulté sérieuse peut être soulevée au regard du droit à de pas s’auto-accuser, garanti tout à la fois par la jurisprudence européenne sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales[9] et par la jurisprudence constitutionnelle sur le fondement de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[10]. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs eu l’occasion de juger, dans sa décision n° 2016-594 QPC, que découlait du droit constitutionnel de ne pas s’auto-accuser le « droit de se taire ». Cette décision est d’autant plus intéressante qu’elle a été rendue à l’occasion de la censure d’une disposition législative qui prévoyait que l’audition sous serment d’une personne gardée à vue n’était pas une cause de nullité de la procédure. Le serment entretient donc une relation complexe avec la procédure pénale : s’il est exclu pour les personnes gardées à vues (article 153 CPP) et les témoins assistés (article 113-7 CPP) au nom du droit à ne pas s’auto-accuser, il est toutefois aujourd’hui encore maintenu pour les personnes auditionnées comme témoin (article 103 CPP). La situation qui résulte de la combinaison de ces dispositions dans la phase d’enquête peut toutefois sembler ambiguë. Le problème n’est pas récent, puisque dès 2002 la Cour de cassation, dans son rapport annuel, avait suggéré de supprimer la prestation de serment des témoins au cours de la phase préparatoire du procès[11]. En l’état actuel du droit positif, le serment judiciaire existe toutefois toujours pour les témoins, la décision précitée du Conseil constitutionnel portant sur le cas particulier des personnes auditionnées en garde à vue. Or, le statut de la personne auditionnée devant une commission d’enquête s’apparente davantage à celle du témoin dans la procédure pénale qu’à celle d’une personne gardée à vue.

 

La situation d’Yvan Benedetti devant la commission d’enquête est toutefois une situation particulière. Ce dernier était contraint de comparaître, de prêter serment et de déposer devant la commission, un refus étant constitutif d’une infraction pénale (cf. le II de l’article 6 de l’ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires). Interrogé dans ce cadre au sujet de son opinion sur les faits historiques relatifs à la Shoah, Yvan Benedetti avait donc le choix entre dire ce qu’il pensait, ce qui est potentiellement constitutif d’une infraction pénale (cf. l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881), ou bien déguiser sa pensée, ce qui revient à mentir à la commission d’enquête en passant sous silence ses opinions réelles, ce qui est potentiellement constitutif d’une autre infraction pénale (l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 précitée renvoyant aux dispositions du code pénal relatives au faux témoignage délivré sous serment). Autrement dit, à partir du moment où la commission d’enquête convoquait Yvan Benedetti et l’interrogeait à ce sujet, ce dernier tombait quoi qu’il advienne sous le coup d’une infraction pénale.

 

Il pourrait être objecté qu’en délivrant des propos négationnistes devant la commission d’enquête Yvan Benedetti ne dit justement pas la « vérité » (historique) et que rien ne l’obligeait à s’incriminer ainsi en tenant dans ce cadre des propos négationnistes. C’est toutefois faire abstraction du fait que l’objectif de la commission d’enquête reste sa parfaite information et que cet objectif commande qu’Yvan Benedetti livre aux parlementaires son opinion personnelle lorsque ces derniers la lui demandent. Il n’est donc pas impossible de soutenir que les conditions de l’audition amenaient l’intéressé à n’avoir d’autre choix que de commettre une infraction pénale, situation potentiellement problématique au regard du droit à ne pas s’auto-accuser.

 

La conclusion qu’il est possible de tirer de ces considérations est, qu’en l’état des faits connus, la régularité d’éventuelles poursuites menées par le parquet suite au signalement effectué par les parlementaires est sujette à caution. Au-delà du cas particulier d’Yvan Benedetti, c’est peut-être le cadre juridique des auditions devant les commissions d’enquête parlementaire qui pourrait être à revoir si ce type de cas de figure devait se renouveler, tant l’audition sous serment peut entrainer des conséquences ambiguës quand elle est associée à une procédure relative à la répression pénale.

 

Ce constat devrait convaincre les parlementaires que la confusion des genres entre enquête parlementaire et enquête pénale est à éviter. Cette confusion trouble le rôle de la commission d’enquête et risque de brider la parole des personnes auditionnées sans pour autant pouvoir trouver de débouché concret sur le plan pénal dans la mesure où la légalité des procédures ainsi entamées est discutable.

 

Dans l’intérêt de l’institution parlementaire, il vaudrait sans doute mieux que les commissions d’enquête demeurent un lieu où la parole est libre et l’expression protégée, conditions sans lesquelles la complète information des parlementaires ne peut être assurée. Cela vaut évidemment pour les parlementaires qui bénéficient pour cela d’une irresponsabilité, elle-même encore perfectible[12]. Cela pourrait également valoir pour les personnes que les parlementaires prennent la responsabilité d’auditionner au Parlement dans le cadre d’une commission d’enquête. Ce serait, en tous les cas, plus fidèle à la vocation de l’institution que la transformation des parlementaires en auxiliaires du procureur par le biais de l’article 40 CPP et la transformation des commissions d’enquête en un lieu de répression pénale des opinions prohibées. Il serait ainsi plus sage, malgré ce qu’il en coûte en termes d’opinions pénibles à entendre, de ne pas faire de ces commissions l’antichambre du tribunal.

 

 

[1] Leur teneur exacte ne pourra d’ailleurs pas être retrouvée par le lecteur dans la mesure où l’Assemblée nationale, après avoir dans un premier temps mis en ligne un compte-rendu de l’audition en question, a finalement décidé de retirer ce compte-rendu. L’audition d’Yvan Benedetti ne figure plus dans la liste des auditions menées par la commission d’enquête le 25 avril dernier.

[2] Cf. https://www.senat.fr/questions/base/2009/qSEQ090408239.html

[3] Cf. sur ce sujet Elina Lemaire, « Les députés doivent-ils être neutres ? Brèves réflexions sur la récente  réglementation de la tenue vestimentaire à l’Assemblée nationale », Jus politicum blog, 12 février 2018, http://blog.juspoliticum.com/2018/02/12/les-deputes-doivent-ils-etre-neutres-breves-reflexions-sur-la-recente-reglementation-de-la-tenue-vestimentaire-a-lassemblee-nationale-par-elina-lemaire/.

[4] Pierre Avril, Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel, Droit parlementaire, Paris, Domat Droit public, 5eédition, 2014, p. 365.

[5] Cf. le I. de l’article 6 de l’ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

[6] Jean-Luc Warsmann, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi de M. Bernard Accoyer (n°325) complétant  l’ordonnance  n° 58-1100 du  17  novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, n° 740, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 mars 2008, p. 10.

[7] Ibid., p. 17.

[8] Cf. l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 auquel renvoie l’article 24 bis de la même loi.

[9] CEDH, arrêt du 14 octobre 2010, Brusco c/ France, req. n° 1466/07.

[10] Décisions n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 110.

[11]https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2002_140/suggestions_

modifications_141/suggestions_nouvelles_142/serment_personne_6095.html

[12] Sur ce sujet, cf. Denis Baranger, « La Constitution et le statut des députés : que faut-il changer ? », Jus politicum blog, 20 octobre 2017, http://blog.juspoliticum.com/2017/10/20/la-constitution-et-le-statut-des-deputes-que-faut-il-changer/#_ftn3