Catalogne : une indignation compréhensible

Par Anthony Sfez

<b> Catalogne : une indignation compréhensible </b> </br> </br> Par Anthony Sfez

A l’issue d’un procès marquant, le Tribunal suprême espagnol (TSE) a écarté le chef d’accusation le plus grave qui pesait sur les leaders indépendantistes catalans : la rébellion. Maigre soulagement pour les leaders catalans qui ont été condamnés à des peines allant de 9 à 13 années d’emprisonnement. Ces lourdes peines ont été prononcées sur le fondement du délit de sédition, lequel a été retenu à la suite d’un raisonnement qui met à mal la présomption d’innocence.

 

After a very publicised trial, the Spanish Supreme Court (TSE) dismissed the most serious charge against Catalan independence leaders: rebellion. But it is only a small relief for Catalan leaders, who have all been sentenced to 9 to 13 years of imprisonment for sedition. The reasoning followed to convict them of sedition weakens the presumption of innocence.

 

Par Anthony Sfez, ATER et doctorant à l’Université Paris-II Panthéon Assas

 

 

Depuis l’arrêt du Tribunal suprême espagnol (TSE) condamnant les leaders indépendantistes catalans à l’origine du référendum inconstitutionnel du 1er octobre 2017, la Catalogne est en proie à de nombreuses et parfois violentes manifestations. Et ce n’est pas en écartant – fort heureusement pour la crédibilité de l’Etat de droit espagnol – le principal chef d’inculpation de la rébellion qui pesait sur les leaders catalans (1) et en retenant le délit de sédition que le TSE aurait pu neutraliser la réaction des Catalans. L’indignation des partisans des leaders indépendantistes réside en ce que ces derniers ont été condamnés, à l’issue d’un raisonnement juridique pour le moins contestable, à des peines allant de 9 à 13 années d’emprisonnement (2). La décision controversée du TSE sera sans doute portée devant le Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et pourrait prolonger l’instabilité politique de l’Espagne (3).

 

 

1. Le délit de rébellion logiquement écarté au profit de celui de sédition

La procédure diligentée par la justice espagnole contre les leaders catalans avait déjà démarré de façon baroque avec les décisions du juge d’instruction et du procureur d’axer les poursuites sur le fondement du délit de rébellion, l’un des plus graves du code pénal espagnol (CPE). Ce chef d’inculpation était, comme l’ont souligné de nombreux pénalistes espagnols[1], pour le moins déconcertant. En effet, si le juge instructeur et le Procureur avaient pris en compte les travaux parlementaires, ils auraient dû concéder que les rédacteurs du Code pénal espagnol (CPE) avaient à l’esprit, lorsqu’ils rédigèrent l’article 472 du CPE régissant le délit de rébellion, des soulèvements armés du type de celui perpétré par le lieutenant-colonel Tejero en février 1981 ou encore par le Général Franco en 1936 et aucunement de manifestations civiles, fussent-elles massives voire violentes. S’ils avaient pris en compte la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol (TCE), ils auraient bien été forcés d’admettre que la rébellion suppose par définition « l’usage illégitime d’armes de guerre ou d’explosifs avec comme finalité de produire une destruction ou une inversion de l’ordre constitutionnel »[2]. Enfin, si le procureur et le juge d’instruction avaient fait cas de la décision du Tribunal de Schleswig-Holstein – mêlé à cette affaire par un mandat d’arrêt européen émis contre le « rebelle » en chef, Carles Puigdemont – ils auraient bien dû reconnaitre que la « violence » exercée par les manifestants catalans ne fut aucunement de nature à soumettre les organes constitutionnels de l’Etat espagnol à une pression telle qu’ils eussent pensé à capituler devant les revendications des indépendantistes.

 

Si le procureur et le juge d’instruction avaient fait cas de ces éléments et de ces avertissements qui indiquaient qu’ils faisaient manifestement fausse route en axant le procès sur la rébellion, ils se seraient économisés le désaveu cinglant du TSE qui a bien été forcé de reconnaitre que « (…) l’Etat a maintenu à tout moment le contrôle de la force militaire, policière, juridictionnelle et même sociale (…) la conjuration fut définitivement avortée par la simple exhibition des pages du Bulletin Officiel de l’Etat dans lesquelles fut publiée la mise en application de l’article 155 de la Constitution dans la Communauté autonome de Catalogne. Ce fait poussa certains prévenus à entreprendre une fuite soudaine. Les accusés qui décidèrent de rester (…) se désistèrent inconditionnellement de l’aventure qu’ils avaient entreprise »[3]. De ce constat, le TSE tire que les leaders indépendantistes n’avaient pas pour objectif direct de porter atteinte aux biens juridiques protégés par l’article 472 du CPE – l’intégrité du territoire et l’ordre constitutionnel espagnol – mais celui de forcer la main du gouvernement espagnol afin d’obtenir l’organisation d’un référendum légal, concerté et bilatéral.

 

La rébellion ainsi écartée, le juge suprême a pourtant prononcé de lourdes condamnations. Celles-ci sont fondées sur les délits de détournement de fonds publics[4] mais surtout de sédition, lequel, contrairement au délit de rébellion, n’est pas un délit contre la Constitution mais contre l’ordre public défini à l’article 544 du CPE. Plus précisément, ce délit consiste en un « soulèvement public et tumultueux » visant non pas à rompre l’ordre constitutionnel mais à empêcher « par la force ou en dehors des voies légales » l’application des lois ou des décisions de justice. Or, selon le TSE, c’est bien ce qu’il s’est produit en Catalogne le 1er octobre 2017 lors du référendum inconstitutionnel : les votants catalans convoqués par les leaders indépendantistes ont délibérément obstrué le travail des forces de police qui avaient l’ordre formel, délivré par un magistrat judiciaire, de saisir le matériel électoral afin de faire respecter l’interdiction du TCE. Le délit de sédition serait donc bien constitué.

 

Le raisonnement du juge suprême pourrait de prime abord paraitre fondé. Il viole pourtant au moins un principe fondamental du droit pénal : celui selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, principe qui lui-même se rattache à un principe fondamental : la présomption d’innocence.

 

 

2. La sédition retenue au mépris de la présomption d’innocence

S’il y a bien un fait qui est établi, c’est que les leaders indépendantistes n’ont pas personnellement pris part au blocage des urnes. Autrement dit, ils ne sont pas les auteurs matériels de l’infraction qui consiste, ne nous trompons pas, non pas en l’organisation du référendum inconstitutionnel – le délit d’organisation d’un référendum par une autorité incompétente ayant été supprimé du CPE en 2005[5] – mais en l’obstruction faite aux forces de l’ordre de saisir le matériel électoral. A défaut d’en être les auteurs matériels, le juge suprême aurait donc dû prouver que les condamnés étaient les instigateurs ou, autrement dit, les auteurs moraux des blocages des urnes et ce en application du principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait. C’est ce qu’il a cru établir en faisant valoir trois arguments.

 

D’abord, avancent les juges suprêmes, les leaders indépendantistes ont appelé les catalans à se rendre aux urnes au nom de leur droit imprescriptible de décider de leur avenir politique et ont même donné une apparence de légalité au référendum avec les lois de rupture adoptées par le Parlement catalan. Ensuite, ajoutent les juges suprêmes, les leaders catalans ne pouvaient pas ignorer, compte tenu de l’existence de l’ordre judiciaire donné aux forces de police d’interdire le vote, que des violences se produiraient le jour du vote, de sorte qu’ils auraient dû, en prévention, annuler le référendum. Enfin, les leaders catalans auraient dû, terminent les juges suprêmes, mettre fin au référendum le jour où celui-ci avait lieu lorsqu’ils constatèrent l’existence de blocages rendant parfois impossible la mise en œuvre du mandat judiciaire donné aux forces de l’ordre.

 

Aucun de ces arguments ne résiste à l’analyse.

 

Concernant le premier argument, soulignons que, de toute évidence, un appel à se rendre pacifiquement dans un bureau de vote afin d’y glisser une enveloppe dans une urne, fût-ce à l’occasion d’un référendum déclaré inconstitutionnel, ne constitue nullement un appel à bloquer l’accès aux urnes en cas d’intervention des forces de l’ordre. Il n’y a, en effet, aucune corrélation mécanique, logique et nécessaire entre un appel au vote et un appel au blocage des urnes. Appeler à réaliser la première action n’implique nullement un appel explicite, ni même implicite, à réaliser la seconde. D’ailleurs dans plusieurs bureaux de vote où il a bien été appelé à voter, les forces de l’ordre sont intervenues sans rencontrer la moindre résistance et ont bien pu saisir les urnes sans encombre, ce qui finit de prouver, s’il en était besoin, que les blocages, là où ils ont eu lieu, furent spontanés et relèvent ainsi, à supposer qu’ils puissent être considérés comme constituant un délit de sédition, de la seule responsabilité de ceux qui les ont commis. 

 

Concernant le deuxième argument du juge – selon lequel les leaders catalans auraient dû annuler le référendum en raison de la probabilité des violences – il revient à confondre la vraisemblance d’une prévision avec la certitude de sa réalisation. Des confrontations entre les forces de l’ordre et les votants étaient certes probables mais loin d’être certaines. D’une part, parce que, comme on l’a dit, il était envisageable que les votants laissent les policiers saisir les urnes sans opposer de résistance. D’autre part, parce qu’on pouvait imaginer que les policiers renoncent à se saisir des urnes dans certains bureaux de vote tout en respectant l’ordre émis par le juge judiciaire. En effet, l’ordre en question prescrivait certes aux policiers « d’adopter toutes les mesures pour empêcher la réalisation du référendum » mais il était aussi ajouté que ces opérations devaient être réalisées sans pour autant « porter atteinte à la vie en commun (convivencia) »[6]. C’est sur cette ambiguïté rédactionnelle que se sont appuyées les forces de l’ordre catalanes pour laisser se dérouler paisiblement le vote dans les bureaux qu’ils avaient à charge de surveiller. On ignore toutefois si cette interprétation des forces de police catalanes était plausible, puisque le procès du chef de la police catalane est encore en cours. Soulignons ainsi, soit dit en passant, une autre singularité du procès des leaders politiques catalans : leur condamnation est intervenue alors même que n’a pas encore été tranchée la question de savoir si l’interprétation que les forces de police catalane ont fait de l’ordre du juge était valable.

 

Enfin le troisième et dernier argument, selon lequel les leaders catalans auraient dû mettre fin au référendum lorsqu’ils constatèrent l’impossibilité pour les forces de l’ordre d’exécuter leur mandat, il revient, d’une part, à créer de toute pièce un délit inexistant et parfaitement paradoxal – la sédition … par omission ! – et, d’autre part, à partir de la prémisse, sans que n’en soit là non plus apporté la preuve, que les leaders indépendantistes avaient un quelconque contrôle sur le corps électoral le jour du vote et que d’un simple mot ils auraient été en mesure de disperser les foules.

 

En somme, sur le plan strictement pénal – sur le plan politique c’est autre chose – les blocages matérialisant le délit de sédition ne sont pas, en termes d’imputation, attribuables aux leaders indépendantistes. Par conséquent, ces derniers ont été condamnés pour des actions imputables à autrui, ce qui, comme on l’a dit, rend la décision du TCE très critiquable d’un point de vue de la présomption d’innocence, surtout lorsque l’on sait que le droit pénal repose sur la règle « in dubio pro reo » qui veut que le doute joue en faveur de l’accusé. 

 

Au surplus et nonobstant la question de l’imputabilité, il demeure, en l’espèce, fort contestable de considérer que les blocages constituent un délit de sédition. En effet, à supposer même que l’on puisse imputer les blocages aux leaders catalans condamnés, il n’en demeure pas moins qu’un « soulèvement public et tumultueux » – c’est la définition de la sédition – implique un mouvement « massif de révolte » combiné à une « agitation désordonnée ». Or, ce n’est pas un « soulèvement tumultueux » qui a obstrué le travail de la police mais, comme tout le monde a pu le constater, des blocs constitués par des marées humaines, généralement pacifiques, opposant, aux assauts de la police espagnole, la force de l’inertie.

 

La décision de condamner les leaders indépendantistes sur le fondement de la sédition apparaît d’autant plus critiquable qu’il existait, dans le CPE, un délit correspondant parfaitement aux infractions commises par les leaders indépendantistes : la désobéissance. Celle-ci consiste, selon les articles 410 et 411 du CPE, en un refus explicite de la part d’un fonctionnaire d’exécuter soit un ordre émanant de son supérieur hiérarchique soit une décision de justice. Or, en adoptant les Lois de rupture au mépris des décisions du TCE qui avait ordonné d’en suspendre la procédure d’adoption, les responsables politiques catalans ont non seulement violé la Constitution mais ce sont, aussi, manifestement rendus coupables d’un délit de désobéissance. Alors pourquoi les juges n’ont-ils pas plutôt opté pour la désobéissance au lieu d’avoir retenu la sédition ? Sans doute parce qu’une condamnation pour désobéissance, qui n’implique pas de peine de prison mais seulement des amendes et des peines d’inéligibilité, aurait été considérée comme scandaleusement insuffisante non pas tant au regard de la gravité du comportement délictueux des leaders indépendantistes que de leur attitude ouvertement hostile à l’égard de la Constitution de 1978, laquelle est censée être le symbole de la réconciliation entre les Espagnols.

 

 

3. Les suites politico-judiciaires de l’affaire catalane

Les leaders indépendantistes pourront déjà avancer ces premiers arguments devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ils en auront d’autres à faire valoir et notamment la violation patente du principe du droit au juge naturel, ce que les Espagnols appellent le droit au juge préconstitué par la loi. L’article 57.2 du Statut d’autonomie catalan, qui a valeur de loi organique dans l’ordre juridique espagnol, dispose en effet que le juge compétent pour connaitre de la responsabilité pénale des membres du Parlement et/ou du gouvernement catalan est, sauf si les infractions sont commises en dehors du territoire catalan, non pas le Tribunal Supreme de Madrid mais le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne. Pour contourner ce principe et ainsi justifier sa compétence afin de juger les leaders indépendantistes à Madrid et non à Barcelone, le TSE s’est contenté d’affirmer que les délits imputés aux leaders catalans dépassaient, en raison de leur impact, le cadre catalan. Il découle de cette décision du TSE de s’arroger la compétence pour connaitre de l’affaire en premier et en dernier ressort, une atteinte au droit à l’appel. Ainsi bien que les juges suprêmes aient consacré près de 200 pages à démontrer que les droits fondamentaux des prévenus ont été respectés – alors que le passage sur la sédition se réduit à une dizaine de pages – il n’en demeure pas moins qu’il subsiste de nombreux doutes quant au respect de certains droits fondamentaux des leaders indépendantistes. Toutefois, avant d’accéder à l’Europe, les condamnés devront épuiser les voies de recours internes. Ils devront donc obligatoirement exercer un recours d’amparo devant le TCE, ce qui risque de retarder d’une bonne année l’accès à la CEDH. En attendant, les leaders catalans devraient pouvoir bénéficier rapidement de la mise en œuvre de régimes de semi-liberté. Le TSE ne s’y est a priori pas opposé dans sa décision.

 

Quant aux suites politiques, la décision du TSE ne devrait pas conduire les institutions catalanes, encore et toujours dirigées par des indépendantistes, à la désobéissance institutionnelle même si elles soutiennent actuellement les manifestations catalanes. Pareille attitude est en effet peu probable, les indépendantistes étant conscients qu’elle ne les servait pas politiquement, en plus d’être périlleuse pénalement. Pour l’heure, ils se contentent de demander l’amnistie des « prisonniers politiques » ou à tout le moins leur grâce (indulto). Pedro Sánchez, l’actuel président du gouvernement espagnol, toutefois s’y refuse au nom de la séparation des pouvoirs. Il se peut cependant que le socialiste ait besoin, à l’issue des élections du 10 novembre prochain, du soutien des députés catalanistes pour former un gouvernement. De là à céder à cette revendication ? Ce qui est patent c’est que la pression anticatalaniste exercée par la droite est très forte. Ce qui est également certain c’est que ce sera là l’une des conditions fixées par les députés catalanistes en échange de leur soutien. Un soutien qui pourrait s’avérer décisif pour éviter à l’Espagne de continuer à s’enliser dans une crise d’ingouvernabilité qui dure maintenant depuis 2015 et qui est intimement liée à l’insoluble – et interminable – problème catalan.

 

 

[1] 300 juristes espagnols avaient ainsi signé une pétition contre la banalisation des délits de rébellion et de sédition : https://elpais.com/politica/2018/11/22/actualidad/1542906522_501939.html

[2] « se realiza por un grupo que tiene el propósito de uso ilegítimo de armas de guerra o explosivos, con una finalidad de producir la destrucción o eversión del orden constitucional ». STC 199/1987, du 16 décembre. Fondement juridique n. 4.

[3] « la conjura fue definitivamente abortada con la mera exhibición de unas páginas del Boletín Oficial del Estado que publicaban la aplicación del artículo 155 de la Constitución a la Comunidad Autónoma de Cataluña. Este hecho determinó a algunos de los procesados a emprender repentina huida. Los acusados que decidieron permanecer (…) desistieron incondicionalmente de la aventura que habían emprendido », TS, Sala de lo penal, Sentencia núm. 459/2019 p. 269.

[4] Il semblerait que les leaders indépendantistes aient utilisé des fonds publics pour organiser le référendum inconstitutionnel

[5] C’est la Loi organique 2/2005 du 22 juin 2005 adoptée par les socialistes espagnols qui supprima ce délit en soulignant dans son exposé des motifs qu’un tel comportement était « contrôlable » par des voies distinctes de la voie pénale. On pense notamment à l’article 155 de la Constitution espagnole qui permet la suspension de l’autonomie d’une Communauté autonome et qui s’est révélé redoutablement efficace pour garantir la protection de l’ordre constitutionnel espagnol face aux indépendantistes catalans.

[6] https://elpais.com/ccaa/2017/10/01/catalunya/1506881493_228687.html

 

Crédit photo:  Sasha Popovic, manifestation du 3 octobre 2017 devant le siège de la police, CC BY-NC-ND 2.0, aucune modification