CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT : VERS UN DROIT CONSTITUTIONNEL « SOUPLE » ?

Par Denis Baranger

<b> CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT : VERS UN DROIT CONSTITUTIONNEL « SOUPLE » ? </b> </br> </br> Par Denis Baranger

En convoquant la Convention pour le climat, le Président de la République s’est engagé à soumettre « sans filtre » ce qui « sortira » de cette Convention « soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe ». Cette promesse engage politiquement son auteur, mais qu’implique-t-elle du point de vue constitutionnel ?

 

French President Emmanuel Macron has summoned a participative assembly (“citizen’s convention for climate”) of 150 citizens chosen by lot in order to come up with measures in order to face the climate crisis. He has promised a “filterless” implementation of the Convention’s proposals. The legal import of this promise is, however, unclear…

 

Par Denis Baranger, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

En conclusion du « Grand débat national », le Président de la République a pris au printemps 2019 l’initiative de réunir une instance originale : la « Convention citoyenne pour le climat », composée de cent-cinquante citoyens tirés au sort et censés être représentatifs de la population française dans sa diversité. Cette Convention, accueillie dans l’enceinte du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) et pilotée par un comité de gouvernance, est un exercice inédit, à l’échelle nationale, de « démocratie participative ». Le Président de la République a défini de manière très ambitieuse les « missions » de la Convention : « redessiner toutes les mesures concrètes » touchant à la transition climatique, « définir » des mesures « incitatives ou contraignantes », « proposer des financements ». Le Président prenait aussi un engagement marquant :

 

« Ce qui sortira de cette convention, je m’y engage, sera soumis sans filtre soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe » (conférence de presse du 25 avril 2019).

 

Cette promesse a focalisé l’attention des participants, des militants du climat, et de nombreux citoyens. La formule (« sans filtre ») est constamment reprise depuis dans les médias, sans parler de son succès sur les réseaux sociaux. Mais que signifie-t-elle exactement ? En regard de la rhétorique politique, la signification juridique de l’expression pourrait décevoir. La promesse politique du « sans filtre » pourrait en effet, si on nous permet de filer la métaphore tabagique, « intoxiquer » tant ses destinataires, trop heureux de se voir promettre un levier sur l’action publique qui n’existe en réalité pas, que les auteurs de la promesse eux-mêmes, que menace à l’évidence le fameux « risque déceptif » théorisé en son temps par Edouard Philippe à propos du Grand débat national.

 

Deux remarques pour commencer. En premier lieu, le climat est devenu un objet politique. Ce n’est pas une observation triviale. Longtemps, la décision politique a semblé paralysée face aux enjeux climatiques. Elle ne s’en saisit aujourd’hui qu’à cause de l’absolue nécessité ressentie face à ce qu’il est convenu d’appeler l’urgence climatique. A cette prise de conscience, et à la politisation correspondante des citoyens, ne correspond pas toutefois un catalogue de solutions simples, ni même la certitude que des solutions existent.

 

En second lieu, la convocation de cette Convention traduit une volonté de remédier à la crise des formes classiques de représentation politique. Se sont ainsi multipliées les expériences de démocratie participative, entre autres avec le grand débat national. La démocratie participative recouvre désormais un arsenal de dispositifs et d’expérimentations qui ont très peu de chances de sortir du « répertoire d’action » de nos gouvernants. Cela ne signifie pas que notre système politique et nos institutions, sans parler de notre droit, sont adaptés pour les prendre en compte. On va le voir avec la Convention pour le climat et cette fameuse promesse du « sans filtre » qui pourrait se révéler au bout du compte toxique…

 

 

Engagement politique fort, portée juridique nulle…

La Convention citoyenne pour le climat, n’est pas prévue par la constitution. Cette absence de fondement constitutionnel, qu’elle a en commun avec les autres expériences de démocratie participative et au premier chef avec le Grand débat national,  n’est cependant pas des plus préoccupantes, en raison de la nature exclusivement consultative de la Convention. Mais précisément parce que la Convention citoyenne ne se voit pas confier de compétence normative, rien dans la Constitution ne fait obstacle à sa tenue. Avec la Convention pour le climat, on croise une nouvelle variante de ce qu’on pourrait appeler le « soft law » constitutionnel. On peut en effet parler de droit constitutionnel « souple », car en « entrée » la création de ces dispositifs n’est ni prohibée ni encadrée par des règles constitutionnelles, et parce qu’en « sortie » ils ne produisent pas de  résultats contraignants normativement. 

 

Le phénomène de l’entonnoir

On perçoit sur ce point un certain vague des annonces effectuées, probablement inévitable, et imputable à la différence des niveaux de discours. Le tableau d’ensemble prend la forme d’un entonnoir ou si l’on préfère, d’une pyramide inversée : en haut se trouve la promesse politique du « sans filtre » c’est-à-dire d’un impact normatif direct des travaux de la Convention pour le climat. En bas se trouve la réalité juridique. Le discours du Président de la République dessinait de manière très ambitieuse les « missions » de la Convention : « redessiner toutes les mesures concrètes » touchant à la transition climatique, « définir » des mesures « incitatives ou contraignantes », « proposer des financements ». Le Président prenait aussi l’engagement de la traduction normative « sans filtre » rappelé au début de ce billet. Pourtant, d’un point de vue juridique, ni le Président ni les autres organes exécutifs ne peuvent se considérer comme étant liés par les recommandations de la Convention [1]. La réalité est donc que, si l’engagement politique est fort, la contrainte normative n’existe pas et ne peut pas exister.

 

Par elle-même, la promesse présidentielle d’une transmission « sans filtre » fait bien voir que rien ne sortira directement de la Convention citoyenne pour le climat en termes normatifs : elle n’est ni un substitut du corps électoral, ni un législateur, ni le détenteur d’un pouvoir réglementaire. Son existence, dépourvue de toute base constitutionnelle ou législative, ne s’accompagne de l’octroi d’aucune compétence normative effective. La promesse du Président signifie simplement que l’Exécutif pourra déclencher les trois « leviers » normatifs qu’il détient pour sa part : le Président pourra convoquer un référendum, le Premier Ministre pourra être à l’origine d’un ou plusieurs projets de lois ; l’un et l’autre pourront utiliser leur pouvoir réglementaire. Rien de tout cela ne change la répartition des compétences normatives telle qu’elle existe en droit positif. A elle seule, la Convention pour le climat ne crée pas et ne peut pas créer de règles de droit nouvelles.

 

Au demeurant, en aval de la promesse présidentielle du « sans filtre », la lettre de mission adressée par le Premier Ministre au Président du CESE, le 2 juillet 2019, montre plus de mesure. Si le Premier Ministre se réfère à la volonté des Français de « participer à l’élaboration des politiques publiques », la forme prise par cette participation est envisagée de manière prudente. Il est demandé à la Convention d’adresser au gouvernement et au Président un simple « rapport » faisant état « de ses discussions ainsi que [ de ] l’ensemble des mesures législatives et réglementaires qu’elle aura jugées nécessaires pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Elle « pourra désigner, parmi les mesures législatives, celles dont elle jugerait opportun qu’elles soient soumises à un référendum ». Le gouvernement ne s’engage qu’à « répondr[e]  publiquement aux propositions émanant de la Convention », et à publier « un calendrier prévisionnel de mise en œuvre de ces propositions ». La Convention pourra, en retour, « exprimer un avis sur les réponses du gouvernement ».

 

Le climat au « filtre » du Parlement ?

Les dangers

On se bornera ici à examiner les suites qui pourraient être données aux préconisations de la convention pour le climat sous forme de lois parlementaires, sans examiner ni l’option référendaire, ni celle d’éventuels actes réglementaires.

 

La difficulté, de ce point de vue, ne provient pas du rôle confié au CESE – qui n’est pas une assemblée parlementaire – dans l’organisation de la Convention. Bien au contraire, la Convention pour le climat se présente comme une illustration opportune de ce que peut (et peut-être doit) devenir le CESE. La Convention trouve une place au CESE et elle esquisse ce qui pourrait être la place d’un CESE (rénové) dans les institutions. Cette rénovation est engagée dans le projet de loi constitutionnelle d’aout dernier. Elle se concrétisera – si celui-ci sort du sommeil – par la transformation du CESE en « Conseil de la participation citoyenne ». Mais l’expérience même de la Convention pour le climat démontre que ce rôle nouveau du CESE dans l’animation des expériences de démocratie participative n’a pas besoin d’attendre la révision constitutionnelle.

 

Les problèmes pourraient plutôt provenir du passage de la rive droite (Palais d’Iéna) à la rive gauche (Palais-Bourbon et Palais du Luxembourg). C’est en effet l’articulation entre les attributions de la Convention pour le climat et celles confiées au Parlement par la constitution qui constitue l’aspect le plus délicat de la promesse du « sans filtre ». L’article 24 de notre Constitution énonce en effet que « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». De ce point de vue, l’expérience de la Convention pour le climat peut susciter certaines inquiétudes. Citons-en au moins trois.

 

1/ Le danger d’opposer « le peuple » (à travers l’échantillon des 150 citoyens-participants) à ses élus. Ce danger est bien reflété par des propos polémiques attribués par la presse à des membres de la Convention : « Nous voulions sortir du CESE pour éviter de devenir nous-mêmes des parlementaires bedonnants (sic) »[2]. Il est tentant pour les uns ou les autres de mettre en exergue de tels propos, mais, par-delà l’outrance ou la trivialité, ils traduisent un risque politique réel, celui que les expériences de démocratie participative accentuent le gouffre entre électeurs et élus.

 

2/ Le risque de contraindre trop fortement la délibération législative ultérieure. Ici, même une expérience participative réussie peut se heurter à ce qu’on pourrait appeler le dilemme des politiques publiques, c’est-à-dire la nécessité de poursuivre des objectifs contradictoires. Il a ainsi été demandé par le chef de l’Etat à la Convention citoyenne de réfléchir aux moyens de « diminuer les émissions de gaz à effet de serre dans un esprit de justice sociale ». C’est dire que la tâche est délicate. La réconciliation requise avec l’impératif de justice sociale est bien sûr potentiellement un obstacle aux réformes environnementales. La crise des gilets jaunes l’a amplement démontré. Le meilleur des dispositifs participatifs pourrait bien échouer à surmonter un pareil dilemme. Or c’est la fonction même de la délibération parlementaire et du processus législatif de s’y confronter, à travers un « réglage fin » des instruments de politique publique qui prend forme progressivement dans le processus d’adoption de la loi et en particulier au moyen des amendements et des navettes entre les deux chambres.

 

3/ Le risque de renforcer encore l’emprise de l’exécutif sur la procédure parlementaire. Comme chacun sait, cette emprise est déjà très grande sous la Cinquième République. Mais avec le travail déjà effectué en amont par une Convention citoyenne, on pourrait craindre que l’exécutif ne fasse pratiquement cesser toute délibération parlementaire, au motif que la discussion « citoyenne » a déjà eu lieu et que la liste des mesures est déjà sur la table. Le Parlement risque alors de se trouver confronté à un cumul des irresponsabilités : celle d’un Président qui n’est pas exposé à la responsabilité politique, sauf au moment de son éventuelle réélection. Et celle des citoyens tirés au sort qui n’auront pas à rendre de comptes de leurs conclusions devant quiconque, du moins au terme d’un processus institutionnalisé.

 

Les solutions ?

Ce n’est pas à dire que ces problèmes sont insolubles. Mais pour que la Convention sur le climat soit un succès institutionnel, il faut se les poser de manière réaliste et travailler à les aplanir. Autrement, l’écart entre la démocratie participative et la démocratie représentative dans notre pays menace de s’accroître. On se bornera ici à suggérer deux pistes.

 

1/ Vers une meilleure articulation des processus participatifs et parlementaires ?  

Par-delà la promesse politique du « sans filtre », il semble opportun de mieux intégrer la démocratie participative au processus législatif ordinaire. Pour le moment, les deux sont seulement additionnés : vont se succéder séquentiellement la Convention pour le climat, puis le travail parlementaire. Une meilleure intégration pourrait passer par des conférences informelles de concertation entre les parlementaires et les membres de la Convention citoyenne. Il n’y a pas besoin pour cela que la Convention pour le climat ait rendu ses conclusions. Et lorsqu’elle les aura rendues, il ne suffira peut-être pas d’organiser un échange de vue courtois entre citoyens membres de la Convention et parlementaires. D’autres formes de coopération peuvent aussi être envisagées, par exemple en utilisant les procédés de démocratie participative en vue de revitaliser les études d’impact[3].

 

2/ Pour une meilleure « éthique de la procédure parlementaire ».

On pourrait dire que l’enjeu des expériences participatives est que le « passage de relais » se déroule le mieux possible entre les consultations citoyennes et la procédure parlementaire. Pour cela, il faut que chacun « y mette du sien », si l’on nous pardonne cette expression. D’un côté, il serait bon d’obtenir de l’exécutif l’engagement de ne pas abuser de ses prérogatives constitutionnelles. Par exemple : en ne recourant pas à la procédure accélérée pour « sanctuariser » le débat parlementaire, en s’engageant à ne pas déposer d’amendements gouvernementaux en cours de procédure ; en ne demandant pas de seconde délibération sur des textes déjà votés. Il s’agit là, on le sait bien, de vœux pieux, vu la fréquence du recours à ces méthodes dans la pratique parlementaire contemporaine. Mais il n’est pas interdit de faire preuve d’optimisme. Et si on le propose ici, c’est parce qu’il est permis de craindre que les sujets environnementaux, loin de voir ces pratiques se réduire, tendent à les rendre plus fréquentes…

 

Il existe enfin un risque symétrique : non pas que les droits du Parlement soient amenuisés, mais que la procédure parlementaire conduise le Parlement lui-même à ignorer ou à mettre sous le boisseau des dispositions clés soumises par la Convention pour le climat. Ce n’est pas un risque totalement virtuel. On se bornera, pour le démontrer, à rappeler la manière dont l’opinion avait réagi au rejet en mai 2018 des amendements tendant à l’interdiction du « glyphosate » d’ici 2021. Ce n’est pas non plus une fatalité, et les instruments qui servent à étouffer la discussion parlementaire peuvent aussi servir à la ranimer. On le voit avec l’épisode récent du traitement réservé par l’Assemblée Nationale, dans le cadre de la discussion relative au projet de loi de finances pour 2020, à l’amendement prévoyant le report à 2026 de l’exclusion de l’huile de palme de la liste des biocarburants défiscalisés. A une autre époque, on en serait peut-être resté au stade où cet amendement, soutenu par le gouvernement, a été, dans un premier temps, adopté de manière discrète et rapide contre l’avis même du rapporteur. Mais l’époque a changé et c’est le Premier Ministre lui-même qui, constatant que le vote était intervenu « sans qu’une réelle discussion » ne se soit instaurée, a demandé une seconde délibération [4]. Ce second vote a eu pour issue dès le lendemain (15 novembre 2019) un rejet massif (58 voix contre, 2 pour) de l’amendement par la majorité parlementaire, alors même que le gouvernement lui avait maintenu son soutien. On voit par-là que le Parlement n’a pas perdu la capacité d’être un lieu approprié pour la conduite de la politique environnementale – avec, comme pour toute politique, ses complexités, ses ambiguïtés, ses retournements…

 

 

[1] Cf la démonstration de Camille Broyelle :  « L’ossature administrative du Grand débat national », LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 16 – 22 AVRIL 2019, p. 750.

[2] M. Deprieck, « Convention citoyenne pour le climat : la majorité se méfie », L’opinion, 7 janvier 2020.

[3] J’ai développé ce point de la crise des études d’impact, qui n’a été qu’aggravée depuis par la « constitutionnalisation » par le Conseil constitutionnel  de la pratique consistant à en confier la rédaction à des cabinets privés in: D. Baranger, « notre Constitution », contribution au rapport http://www2.assemblee-nationale.fr/static/14/institutions/Rapport_groupe_travail_avenir_institutions_T1.pdf, p. 147 s.

[4] https://bit.ly/30gYBK9

 

Crédit photo: OIT, Flickr, CC2.0