Le Parlement face à la crise du covid-19 (1/2) Par Elina Lemaire
A la suite de la contamination de nombreux députés et agents de l’Assemblée nationale par le virus covid-19, la Conférence des présidents de l’institution a décidé de faire fonctionner l’Assemblée en « comité restreint ». Ce format, imposé par la crise sanitaire, est inédit. Il n’est pas prévu par les textes. Permet-il, comme le souhaitait la Conférence des présidents, d’assurer la continuité institutionnelle ?
Due to the contamination of French deputies by the covid-19 virus, the « Assemblée nationale » will henceforth function as a select committee. Does this solution ensure institutional continuity ?
Par Elina Lemaire, Maître de conférences à l’Université de Bourgogne (CREDESPO)
Une assemblée parlementaire peut-elle fonctionner en « comité restreint » ?
Le jeudi 19 mars, après dix jours de suspension de ses travaux, l’Assemblée nationale reprenait ses activités. Devant un hémicycle pratiquement désert, le président de l’institution, M. Richard Ferrand, présentait aux rares députés présents les « règles dérogatoires d’organisation des séances » décidées par la Conférence des présidents dans le cadre de la crise sanitaire liée au virus covid-19[1]. Lors d’une réunion (tenue le 17 mars dernier sous la forme d’une conférence téléphonique), la Conférence des présidents procédait à la fixation du nouvel ordre du jour de l’Assemblée nationale – il s’agit là de sa principale compétence –, qui comprenait désormais principalement, outre les séances de questions orales au gouvernement, l’examen de deux projets de lois urgents (le projet de loi de finances rectificative pour 2020, contenant des ouvertures de crédits nécessaires pour gérer l’épidémie de coronavirus ainsi que le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, projets tous deux adoptés par les deux chambres depuis). Au cours de la même réunion, la Conférence des présidents définissait aussi de nouvelles règles relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’Assemblée : « réduction de l’activité parlementaire à l’examen des textes urgents et indispensables liés à la crise », contrôle gouvernemental fortement allégé[2] et enfin aménagement des travaux en commission et lors de la séance plénière. C’est ce dernier aspect qui retiendra notre attention ici.
La séance plénière (également appelée séance « publique ») est la formation permettant aux députés et aux sénateurs d’exercer les compétences attribuées au Parlement par la Constitution, à savoir le vote de la loi, le contrôle de l’action gouvernementale et l’évaluation des politiques publiques (article 24 de la Constitution). Comme l’observent Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel, en amont de cette séance plénière, « les travaux des formations restreintes », c’est-à-dire des commissions parlementaires, « n’ont qu’une valeur préparatoire »[3].
Les nouvelles règles de déroulement de la séance plénière décidées par la Conférence des présidents le 17 mars dernier, peuvent être appréhendées sous deux aspects : la publicité, d’abord, qui ne soulève pas de difficulté majeure ; la restriction de l’accès des députés à l’Assemblée, ensuite, qui pose des questions du point de vue du principe du vote personnel des députés et plus fondamentalement encore de la délibération, élément structurel des assemblées parlementaires qui constitue le mode spécifique d’élaboration de leurs décisions.
Précisons, à titre liminaire, que les crises graves constituent des moments de forte intensité politique, lors desquels le politique, qui fonde alors ses décisions sur l’urgence et la nécessité, peut avoir tendance à s’émanciper du droit – avec, parfois, l’assentiment du juge, comme on a pu l’observer avec la jurisprudence du Conseil d’État au cours de la Grande guerre ou comme on vient encore de le constater avec la décision n° 2020-790 DC (loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19) rendue il y a quelques jours par le Conseil constitutionnel. Il nous semble toutefois que cela ne doit pas interdire au juriste de penser le pouvoir et le droit dans la crise – en prenant garde, eu égard aux circonstances exceptionnelles, de ne pas sombrer dans un juridisme pointilleux, tout en étant conscient de la nécessité de préserver la légalité de l’action de l’État.
I. La publicité restreinte de la séance plénière
En application des dispositions de l’article 33 de la Constitution, « les séances des deux assemblées sont publiques ». Le principe de publicité des séances des assemblées parlementaires est un principe cardinal de notre démocratie représentative : il permet au peuple souverain de contrôler la manière dont ses représentants s’acquittent de leur mission d’exercice de la souveraineté nationale (article 3 de la Constitution). Admis dès 1789 par le règlement de l’Assemblée constituante, il fut inscrit dans la Constitution de 1791 et il demeure, aujourd’hui encore, un principe de valeur constitutionnelle.
Le second alinéa de l’article 33 prévoit toutefois une exception à la publicité des séances : les chambres peuvent, à la demande du Premier ministre ou d’un dixième de leur membres, siéger en comité secret. Souvent pratiqué sous la IIIe République lors de la Première guerre mondiale pour permettre aux chambres de garder secrètes les décisions prises en matière de conduite de la guerre, le comité secret n’a jamais été usité sous la Ve République. Totalement inadapté à la crise sanitaire actuelle, le recours à ce procédé n’a naturellement pas été envisagé par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, qui lui a préféré le format inédit du « comité restreint ».
Confrontée à la propagation de l’épidémie de coronavirus parmi les députés, agents de l’Assemblée et collaborateurs parlementaires (au 16 mars, on comptait 26 cas avérés d’infection au virus covid-19 à l’Assemblée nationale, parmi lesquels 18 députés), la Conférence des présidents a en effet d’abord décidé, lors de sa réunion du 17 mars, d’interdire dorénavant l’accès du public aux tribunes de l’Assemblée. Le principe de publicité n’est pas pour autant véritablement remis en cause : outre la présence autorisée de quelques journalistes et la retransmission télévisuelle de la séance, la publicité est assurée par la publication au Journal Officiel – et sur le site internet de l’institution – du compte-rendu intégral des débats (article 33 de la Constitution). Ce premier aspect de l’aménagement de la séance plénière ne posait donc aucune difficulté.
II. La restriction de l’accès des députés à l’Assemblée nationale
La Conférence des présidents de l’Assemblée a également décidé, lors de sa réunion du 17 mars, de limiter drastiquement la présence des députés dans les commissions parlementaires et dans l’hémicycle de façon, là encore, à prévenir d’autres contaminations. Désormais, « la séance hebdomadaire des QAG [questions au gouvernement] comme l’examen en commission et en séance des textes législatifs se tiendront dans un format restreint garantissant le respect des règles sanitaires et la représentation de l’ensemble des sensibilités politiques » (communiqué de presse du président de l’Assemblée nationale du 17 mars 2020, précité). Concrètement, pour chaque séance de questions au gouvernement, d’une part, seule est désormais admise la présence des auteurs des questions et celle des présidents des différents groupes politiques (ou de leurs représentants). Pour réduire la durée de la séance, chacun des huit groupes a droit à deux questions, et un député non-inscrit (ils sont vingt au total) a droit à une question. Pour la discussion des textes inscrits à l’ordre du jour, d’autre part, en séance publique (comme en commission), seule est admise la présence, en sus des présidents, de deux députés par groupe (rien n’est en revanche prévu pour les députés non-inscrits, qui seront, dans ces circonstances, privés de voix – mais non de vote sur l’ensemble du texte).
A l’instar d’autres assemblées délibérantes européennes (la Chambre des communes au Royaume-Uni, le Bundestag en Allemagne, la Boulé en Grèce ou encore le Parlement italien), notre Assemblée nationale fonctionnera ainsi, pendant une période indéterminée, dans une formation très réduite. Observons au passage que le Sénat, moins durement frappé par l’épidémie que l’Assemblée, n’a pas adopté des mesures aussi extraordinaires : l’ordre du jour du 20 mars dernier précise simplement, à propos des séances de questions d’actualité au Gouvernement, que la « séance de questions n’entre pas dans le champ de l’article 23 bis du Règlement relatif à la présence des sénateurs » qui prévoit des sanctions disciplinaires à l’encontre des élus absentéistes (retenues sur indemnité).
Mais revenons à l’Assemblée nationale. Cette formule de l’Assemblée au « petit pied » n’était naturellement pas prévue par les textes : ni la Constitution, ni aucune loi organique, ni les Règlements des deux chambres ne contiennent des dispositions susceptibles de régir l’organisation du Parlement dans l’hypothèse d’une telle crise, alors que la menace, exogène dans un premier temps, est également devenue endogène à la suite de la contamination de nombreux parlementaires par le virus. Comment, dès lors, assurer la continuité institutionnelle – le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels », principe fondamental du fonctionnement de l’État dont la remise en cause permet de fonder le recours aux pouvoirs présidentiels de crise (article 16 de la Constitution) – tout en protégeant efficacement l’institution contre ses propres membres ? A cette question inédite et complexe (peut-être même insoluble ?), le droit n’apportait pas de réponse. La Conférence des présidents a tenté de trouver dans l’urgence une solution temporaire qui tente de concilier le respect des règles sanitaires, la continuité institutionnelle et la représentation des différentes sensibilités politiques au sein de l’hémicycle. Nous verrons – sans lui jeter la pierre… – qu’elle n’y parvient pas tout à fait.
A. L’aménagement du principe du vote personnel
La réunion de l’Assemblée nationale en « comité restreint » et la restriction de l’accès des députés à la séance plénière posent d’abord la question du vote – question manifestement centrale dans les débats de la réunion de la Conférence des présidents du 17 mars, comme en témoigne le relevé de conclusions précédemment mentionné.
Il résulte du caractère représentatif et général du mandat parlementaire que « le droit de vote des membres du Parlement est personnel » (article 27 de la Constitution). Le même article 27 habilite le législateur organique à autoriser « exceptionnellement » la délégation de vote. L’article 1er de l’ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote énumère limitativement les six hypothèses de délégation (et notamment celles de « maladie, accident ou événement familial grave empêchant le parlementaire de se déplacer », de « service militaire accompli en temps de paix ou en temps de guerre », ou encore de « force majeure appréciés par décision des bureaux des assemblées »). L’article 27 de la Constitution interdit enfin à tout parlementaire de recevoir plus d’un mandat.
Il est bien connu que, dans ce domaine, pendant longtemps, la pratique parlementaire ne coïncida pas avec les textes et qu’en vertu d’une « convention contra legem, qui n’a pu s’établir que parce qu’elle servait le Gouvernement et sa majorité, assurés de n’être jamais pris au dépourvu en séance, quel que fût le déroulement de la discussion »[4], les députés et sénateurs présents, porteurs souvent de plusieurs délégations, faisaient (font encore, au Sénat) voter les absents. Cette entorse à l’article 27 fut d’ailleurs admise par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (voir par exemple CC, n° 2010-624 DC du 20 janvier 2011, § 8-9), ce dernier jugeant que la pratique n’avait pas pour conséquence inexorable d’altérer la sincérité du scrutin.
Quoi qu’il en soit, la décision prise par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale implique inexorablement une violation du principe du vote personnel des parlementaires (et, en conséquence, de l’indépendance du mandat parlementaire). En effet, chaque président de groupe étant réputé porter les voix des députés de tout le groupe, d’une part le principe de la limitation de la délégation de vote n’est pas respecté, et d’autre part (et surtout), le vote de chaque député étant aligné sur celui du groupe, il est impossible de faire valoir une quelconque dissidence. Pour autant, la portée de cette entorse au principe du caractère personnel du vote peut être doublement nuancée. D’abord, parce que malgré le caractère fondamentalement individualiste de la culture parlementaire française, l’action parlementaire, très largement « collectivisée »[5], passe en réalité avant tout par le groupe politique – même en période « normale », c’est-à-dire en l’absence de situation de crise (sanitaire). Autrement dit, la plupart du temps, le sens du vote de chaque député est, aujourd’hui comme hier, décidé en amont de la séance publique, au sein du groupe politique. Ensuite, parce que la décision de la Conférence des présidents, malgré la nouvelle organisation de la séance plénière, tente de préserver une part de liberté de vote dans la mesure où elle autorise les députés (sur le vote de l’ensemble d’un texte uniquement) à faire connaître leur position si elle diffère de celle de leur groupe.
Si entorse au principe constitutionnel du vote personnel et à l’indépendance du mandat il y a, elle emporte donc des conséquences pratiques relativement limitées. Là n’est donc pas l’essentiel.
En réalité, le coeur du problème de la réunion du Parlement en « comité restreint » réside surtout dans l’impossibilité, pour un organe fondamentalement délibérant, à délibérer.
B. L’impossible délibération d’une assemblée délibérante
Il faut relire, pour prendre la mesure de la difficulté, les pages que Maurice Hauriou consacre au « pouvoir délibérant » (c’est ainsi qu’il désigne le Parlement) dans son Précis de droit constitutionnel. Comme l’écrit le maître toulousain, le Parlement est un « pouvoir délibérant » « parce que la délibération est le mode d’opération des organes de ce pouvoir. Si l’on appelle couramment le Parlement pouvoir législatif, c’est que la législation est l’une de ses fonctions, mais il n’est pas bon de qualifier un pouvoir gouvernemental par l’une de ses fonctions, car elles sont multiples. Ce qui fait l’unité d’un pouvoir, ce n’est point telle ou telle de ses fonctions, c’est que, dans l’accomplissement de ses fonctions variées, il procède toujours par la même opération de la volonté qui, ici, est la délibération »[6]. Dit autrement, un Parlement est une autorité collective dont les manifestations de la volonté sont le produit de délibérations.
La distinction suggérée par Hauriou entre les fonctions exercées et les modalités de leur exercice, comme la définition qu’il suggère du Parlement en insistant sur les procédés spécifiques de manifestation de sa volonté et de production de ses actes, sont fondamentales. Dans un régime parlementaire, cette distinction et cette définition permettent de mettre en lumière la spécificité du rôle des assemblées parlementaires dans le processus d’élaboration de la loi (processus auquel Parlement et Gouvernement participent également).
Dans ces circonstances, l’absence de délibération réelle – rendue inévitable par la crise sanitaire et qui résulte de l’interdiction pour l’immense majorité des députés d’accéder à l’Assemblée (et de l’obligation d’adopter dans l’urgence, c’est-à-dire sans discussion approfondie, des textes soumis par le Gouvernement) – hypothèque la possibilité pour le Parlement de manifester valablement une quelconque volonté. Peut-on alors, malgré les apparences, considérer que la continuité institutionnelle est toujours pleinement assurée ?
Peut-être objectera-t-on que les représentants des groupes étant mis en mesure de poser quelques questions aux membres du Gouvernement et de faire valoir leur point de vue sur les textes qu’il a présentés (lors des réunions aménagées en commission et lors de la séance publique), le procédé spécifique d’élaboration des décisions parlementaires est respecté. Nous ne le croyons pas. D’une part, parce que délibération parlementaire et urgence font rarement bon ménage. Le temps parlementaire est un temps long, qui doit permettre l’épanouissement du processus délibératif. En France, le délai moyen d’adoption d’un projet de loi est de 149 jours[7]. Le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a été adopté en 5 jours. Pour améliorer les conditions d’élaboration de la loi, l’article 42 de la Constitution, révisé en 2008, instaure d’ailleurs un délai de six ou quatre semaines entre le dépôt ou la transmission d’un texte et le début de son examen en séance plénière (hors hypothèse, hélas trop fréquemment rencontrée, d’engagement par le Gouvernement de la procédure accélérée[8]) : ce délai doit permettre, grâce à un examen approfondi et serein du texte, d’améliorer la qualité de la loi. D’autre part et surtout, il nous semble que le procédé spécifique d’élaboration des décisions parlementaires n’est pas respecté dans la mesure où la délibération parlementaire n’est pas seulement affaire de qualité (qui participe à la délibération ?) ; elle est aussi affaire de quantité. Depuis le 19 mars dernier, les débats organisés en commission et en séance permettent sans aucun doute l’expression de la plupart des sensibilités politiques représentées à l’Assemblée ; mais il ne peuvent complètement suppléer la délibération parlementaire qui doit aussi être affaire de nombre. Le contrôle efficace du Gouvernement et la loi – la meilleure loi possible, en tout cas – sont (ou doivent être) le produit d’un débat contradictoire à plusieurs, de l’échange et de la confrontation de multiples points de vue au sein du Parlement – ce lieu, comme l’indique l’étymologie du nom, où « l’on parle ».
C’est pourquoi, si la crise s’installe dans la durée, une fois passée l’impérieuse nécessité de prendre, dans l’urgence, des mesures de confinement pour éviter la propagation du virus à d’autres députés et agents de l’Assemblée, il faudra songer à une formule qui permette aux assemblées délibérantes d’exercer leurs compétences conformément au (seul) procédé qui sied à un organe délibérant, à savoir la délibération.
[1] Nous remercions M. Eric Buge, administrateur à l’Assemblée nationale, d’avoir transmis le relevé de conclusions de cette séance de la Conférence des présidents au comité de rédaction du blog de Jus Politicum.
[2] Communiqué de presse de la présidence de l’Assemblée nationale, 17 mars 2020.
[3] Droit parlementaire, Paris, LGDJ/Lextenso éditions, 5e édition, 2014, p. 157.
[4] Droit parlementaire, op. cit., p. 177.
[5] Jean-Claude Masclet, cité par Olivier Beaud, « Ordre constitutionnel et ordre parlementaire. Une relecture à partir de Santi Romano », Droits, 2001, no 33, p. 93.
[6] Précis élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2e éd., 1930, p. 166 (souligné dans le texte).
[7] V. Refaire la démocratie. Rapport (n° 3100) du groupe de travail sur l’avenir des institutions, Assemblée nationale, 2015, p. 90.
[8] Qu’on nous permette sur ce point de renvoyer à l’un de nos billets publié sur ce même blog : « La procédure accélérée ou la regrettable normalisation d’une procédure dérogatoire ».
Crédit photo: Assemblée Nationale