Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2)

Par Elina Lemaire

<b> Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2) </b> </br> </br> Par Elina Lemaire

Pour faire face à la crise sanitaire, les assemblées parlementaires ont dû adapter leur organisation et leur fonctionnement dans les conditions qui ont été exposées dans un précédent billet[1]. L’objet de ce second papier consacré au Parlement face à la crise du covid-19 est, par-delà les questions strictement organisationnelles et procédurales, de faire le point sur le rôle et la place du Parlement dans le cadre de la crise sanitaire.

 

The French Parliament has adapted its organization and functioning to deal with the coronavirus epidemic (cf. our previous post). The purpose of this second post is to explain the role of the French Parliament in the context of the health crisis, by examining the main functions of parliaments in parliamentary systems : checking the work of Government and making laws.

 

Par Elina Lemaire, Maître de conférences à l’Université de Bourgogne (CREDESPO)

 

 

Exercice de la compétence normative

et contrôle gouvernemental en période de crise (sanitaire)

 

Chacun en fait l’expérience depuis près de quatre semaines : la crise sanitaire bouleverse profondément notre mode de vie mais aussi, plus largement, l’économie (à l’échelle tant nationale[2] que mondiale) et, bien entendu, des pans entiers de notre droit (création d’un nouvel état d’exception (l’état d’urgence sanitaire)[3], restrictions à la liberté d’aller et venir et à la liberté de réunion, adaptation des règles du droit du travail, aménagement des règles de fonctionnement des collectivités territoriales, dérogations aux règles de fonctionnement des juridictions, adaptation des voies d’accès à la fonction publique, etc.)

 

Qu’en est-il du fonctionnement de nos institutions ? La crise conduit-elle à une remise en cause de leur économie générale ? Bouleverse-t-elle la répartition des compétences, des rôles, les relations entre les organes ? Bien entendu, le format restreint de cette étude ne permet pas de répondre à l’ensemble de ces questions de façon exhaustive : c’est pourquoi nous placerons la focale sur l’institution parlementaire.

 

Sur le plan du fonctionnement des institutions, et plus particulièrement de l’institution parlementaire, la crise que nous traversons est sans doute singulière dans la mesure où, pour des raisons sanitaires, une partie des parlementaires ne peut plus siéger au Parlement. Cela ne signifie pas qu’elle soit inédite par son ampleur. A cet égard – et toutes proportions gardées –, le rapprochement avec le fonctionnement des institutions françaises pendant la Grande guerre est instructif. Assurément, le contexte institutionnel de l’époque n’était pas comparable à celui que nous connaissons aujourd’hui. Mais, pour certaines d’entre elles, les questions (institutionnelles) auxquelles furent confrontés pendant la guerre les députés et les sénateurs de la Troisième République sont sensiblement les mêmes que celles qui se posent aujourd’hui. Quel rôle les assemblées parlementaires, organes collectifs et délibérants dont l’action s’inscrit, par essence, dans le temps long, peuvent-elles endosser dans un contexte de crise grave qui implique de prendre des décisions rapidement ? Comment exister face aux organes de l’exécutif dont la célérité présente, au regard des circonstances, d’incomparables vertus ?

 

Aux termes de l’alinéa 1er de l’article 24 de notre Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». L’exercice de ces compétences est inexorablement affecté par la crise : le Parlement a été contraint d’abandonner au Gouvernement le soin de légiférer ; il doit désormais maintenir un contrôle étroit sur les organes de l’exécutif dont les prérogatives ont été très largement étendues pour faire face à la crise.

 

 

1. L’abandon de la fonction législative au Gouvernement

Il faut du temps pour faire une loi : la fonction législative (que le Parlement exerce avec le Gouvernement) s’inscrit dans la longue durée. La délibération (procédé spécifique de la manifestation de la volonté des assemblées parlementaires), les règles de forme et de procédure entourant la confection de la loi (examen en commission, discussion et adoption en séance publique par les deux chambres du Parlement) interdisent la précipitation. Ces procédés démocratiques et libéraux présentent de nombreuses vertus – qui peuvent, en période de crise, devenir des défauts.

 

Parce que l’urgence ne peut s’accommoder de ce temps long, parce que la procédure législative ordinaire peut s’avérer inefficace lorsqu’il faut agir vite et adapter en permanence ses décisions, il est tout à fait classique qu’en période de crise, la loi cède du terrain à d’autres supports normatifs dont la maîtrise appartient aux organes de l’exécutif, qui ont la capacité d’accélérer le processus décisionnel.

 

Ainsi, pendant la Grande guerre, le Parlement a-t-il massivement eu recours à la pratique (non prévue par la Constitution formelle) des décrets-lois pour habiliter les organes de l’exécutif à prendre, par décret, les mesures relevant en principe du domaine de la loi – à l’époque illimité –, procédant ainsi à une très importante extension de la compétence normative du Gouvernement[4]. C’était, selon l’expression d’un juriste de l’époque, le règne de « l’illégalité nécessaire »[5].

 

Instruit par l’expérience des Républiques antérieures, le constituant de 1958 a prévu, avec les ordonnances de l’article 38, la possibilité de déroger à la procédure législative ordinaire – notamment lorsque l’urgence le justifie. En application de ces dispositions, le Parlement a procédé, par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, à une quarantaine d’habilitations à légiférer par voie d’ordonnance pour permettre au Gouvernement de procéder à une adaptation (en principe, temporaire) de notre droit.

 

C’est ainsi que, pendant un temps dont on espère qu’il ne se prolongera pas au-delà de la crise, la « législation des chefs de bureau » (Guy Carcassonne) se substituera à la loi discutée et votée par le Parlement. Le procédé est trop connu et trop bien rôdé pour appeler un quelconque commentaire. En revanche, l’étendue de l’habilitation consentie par la loi du 23 mars 2020 interpelle. Il n’est pas certain que la Ve République ait connu, sur une période aussi courte, pareil dessaisissement (à la fois quantitatif et qualitatif) du Parlement.

 

Affranchi des formes et procédures de la procédure législative, le Gouvernement est désormais en mesure de légiférer très vite. Entre le 25 mars et le 8 avril, il a adopté pas moins de quarante et une ordonnances sur le fondement des habilitations qui lui avaient été accordées. Dans ces circonstances et plus que jamais, un contrôle étroit de son action s’impose.

 

 

2. L’indispensable renforcement du contrôle parlementaire sur le Gouvernement[6]

On a commencé par évoquer la fonction législative parce que c’est à elle que l’article 24 de la Constitution fait d’abord référence lorsqu’il énumère les missions du Parlement. Mais il faut garder à l’esprit que, conformément à l’esprit général du fonctionnement des institutions dans un régime parlementaire, le Parlement est aussi et avant tout un organe de contrôle du Gouvernement, politiquement responsable devant lui, en temps normal comme en temps de crise.

 

Entre 1914 et 1918, le Parlement, confronté (on l’a rappelé) à l’inadaptation de la procédure législative ordinaire au contexte de la crise, ne s’est pas pour autant trouvé démuni. Refusant d’être réduit au rôle de simple figurant, il a participé à la conduite de la guerre en instaurant un contrôle accru sur l’exécutif : c’était là le trait saillant du « parlementarisme de guerre » – selon l’expression de l’historienne Fabienne Bock[7].

 

En dehors des procédures de mise en jeu de la responsabilité politique du Gouvernement (article 49 de la Constitution), les chambres disposent aujourd’hui, pour procéder au contrôle de l’action gouvernementale, de deux instruments principaux : les questions, et les commissions parlementaires.

 

Les séances de questions au Gouvernement sont désormais les seules inscrites à l’agenda de l’Assemblée nationale et du Sénat. Elles se déroulent, à l’Assemblée, en « comité restreint » et à raison d’une séance par semaine, au lieu des deux séances hebdomadaires habituellement pratiquées depuis 1974. Mais l’interdiction de se rendre dans l’hémicycle n’a fort heureusement pas désarmé les députés qui peuvent, par ailleurs, avoir recours à l’instrument des questions écrites pour interroger le Gouvernement. On observe ainsi une légère augmentation de ces dernières : 521 ont été publiées au Journal officiel entre le 17 mars (date de l’annonce du fonctionnement de l’institution en « comité restreint ») et le 31 mars, contre 412 pour la première quinzaine du même mois. Même s’il est prématuré de livrer une quelconque appréciation sur ces chiffres, on peut au moins observer que le contrôle parlementaire à travers l’instrument des questions écrites ne semble pas s’être relâché.

 

Les commissions permanentes participent à la confection de la loi en préparant le débat législatif qui se déroule pendant la séance plénière. Elles sont également chargées d’assurer l’information des parlementaires pour les assister dans leur fonction de contrôle du Gouvernement. Depuis le début de la crise sanitaire, les commissions permanentes des deux chambres procèdent ainsi à des auditions régulières des membres du Gouvernement.

 

Dans le cadre de leur mission de contrôle, ces commissions peuvent, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, constituer des « missions d’information ». Les missions d’information sont des organes temporaires de contrôle créés au sein d’une ou de plusieurs commissions parlementaires (article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale (RAN), articles 6bis, 20 et 21 du Règlement du Sénat (RS)). Une délégation de la (ou des) commission(s) est alors chargée de rassembler des éléments d’information susceptibles d’éclairer la (ou les) commission(s) concernée(s) dans son (leur) rôle de contrôle de l’action du Gouvernement. Cette formule est – semble-t-il – celle qui a été choisie par la commission des lois du Sénat, qui a instauré en son sein, le 25 mars dernier, une mission de contrôle et de suivi sur les mesures liées à l’épidémie de Covid-19[8].

 

A l’Assemblée nationale, depuis 2003, le quatrième alinéa de l’article 145 RAN permet également à la Conférence des présidents, sur l’initiative du président de l’Assemblée, de créer une mission d’information. Ces missions d’information de la Conférence des présidents sont plus rares : on en compte, depuis 2003, une dizaine par législature, contre une centaine pour les missions d’information des commissions. Elles sont en général réservées aux sujets les plus sensibles, ou concernent des sujets d’actualité transversaux intéressant toutes les commissions parlementaires et tous les groupes politiques (ainsi de la mission d’information sur la question du port des signes religieux à l’école (2003), de celle sur la révision des lois bioéthiques (2008), ou encore de celle sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et le suivi des négociations (2016)). En raison de leur origine, les travaux de ces missions sont entourés d’une certaine solennité qui est encore renforcée lorsque (comme c’est le cas pour la mission d’information sur « l’impact, la gestion, et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-COVID19 en France », dont la création a été décidée par la Conférence des présidents le 17 mars dernier), leur présidence est assurée par le président de l’Assemblée nationale lui-même.

 

La formule des missions d’information est nettement plus souple que celle des commissions d’enquête (que les assemblées peuvent également créer pour mener à bien leur mission de contrôle (article 51-2 de la Constitution)). En effet, les conditions de création de ces dernières sont relativement contraintes : le vote d’une proposition de résolution spéciale par l’assemblée compétente est – sauf exception (article 141 alinéa 2 RAN) – nécessaire à leur constitution. Par ailleurs, leurs effectifs sont limités (trente membres maximum à l’Assemblée (article 142 alinéa 1er RAN), vingt-et-un au Sénat (article 8ter RS)), ce qui n’est pas le cas des effectifs des missions d’information. Enfin, contrairement aux missions d’information qui peuvent – à l’image de celles qui nous occupent – être constituées pour une durée indéterminée, leur existence est limitée à six mois[9]. Plusieurs demandes de création de commissions d’enquête ont été formulées à l’Assemblée nationale. Aucune n’a, pour l’instant, abouti[10].

 

Les deux missions spécifiquement créées pour contrôler la politique gouvernementale de gestion de la crise sanitaire parviendront-elles à exercer un contrôle efficace sur les organes de l’exécutif ? Cela dépend tant de l’attitude des membres du Gouvernement que de celle des parlementaires eux-mêmes.

 

Les deux missions doivent, en principe, se réunir toutes les semaines, notamment pour procéder à des auditions des membres du Gouvernement. Contrairement aux commissions d’enquête, elles ne disposent pas du droit de citation directe. Dans ces circonstances, il faut espérer que, dès à présent et pendant toute la durée de la crise, l’exécutif se pliera à l’exercice pour leur rendre compte de son action. Ni la gravité de la situation, ni l’urgence à agir, ni le prétexte de l’efficacité ne peuvent le dédouaner de cette obligation. Au contraire, ils doivent l’y inciter davantage.

 

Du côté des parlementaires, il ne fait aucun doute que la mission de la commission des lois du Sénat, qui est présidée par M. Philippe Bas (Les Républicains), saura exercer un contrôle étroit sur le Gouvernement. Comme l’ont fermement rappelé ses membres dans leur premier rapport mis en ligne le 2 avril, « le Parlement doit […] contrôler le contenu des ordonnances prises sur les nombreuses habilitations accordées au Gouvernement qui, si elles constituent des instruments appropriés à la situation d’urgence que nous connaissons, ne constituent en aucun cas un blanc-seing donné au Gouvernement. Doté de moyens d’action étendus, le Gouvernement n’est pas investi des pleins pouvoirs et doit respecter le principe républicain de légalité pour chacune de ses décisions et pour leurs mesures d’application, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir »[11].

 

On ose espérer que les députés sauront faire preuve de la même rigueur. Il faut pourtant bien avouer que certains éléments invitent à la circonspection : on regrettera par exemple que, malgré la composition pluraliste de la mission d’information, qui reflète celle de l’Assemblée nationale et assure une représentation confortable à l’opposition et aux minorités parlementaires (13 membres de la mission sur 31), les postes stratégiques de rapporteur général et de co-rapporteurs soient accaparés par les députés de la majorité (le rapporteur général de la mission étant le président de l’Assemblée nationale lui-même…). On ose croire, par ailleurs, que les membres de la majorité parlementaire composant la mission d’information ne détourneront pas la procédure pour – comme cela a été rapporté dans la presse – transformer l’instance de contrôle en un simple « outil voué à colmater les brèches »[12]. Un naufrage de la mission – du type de celui qu’a connu la commission d’enquête de l’Assemblée sur l’affaire Benalla – ne serait pas à la hauteur de la situation.

 

« L’union sacrée » que le président de la République a appelée de ses voeux lors de son adresse aux Français le 12 mars dernier – ressuscitant la rhétorique mystique de Poincaré dans son message à la Chambre des députés du 4 août 1914 – ne doit en aucun cas se traduire par l’inhibition du contrôle parlementaire. Députés et sénateurs disposent de tous les instruments nécessaires pour mener à bien leur mission de contrôle de l’action gouvernementale. Il est de leur responsabilité de s’en saisir, et d’en faire bon usage.

 

 

 

[1]« Le Parlement face à la crise du covid-19 (1/2). Une assemblée parlementaire peut-elle fonctionner en « comité restreint » ? »

[2] Jacques Chevallier, « Le basculement vers une économie de guerre », Blog du coronavirus du Club des juristes, 2 avril 2020.

[3] V. Olivier Beaud et Cécile Bargues, « L’état d’urgence sanitaire : était-il judicieux de créer un nouveau régime d’exception ? » (à paraître au Recueil Dalloz en avril 2020). Nous remercions les auteurs de nous avoir communiqué leur texte avant sa parution.

[4] V. Bruno Daugeron, « Le contrôle parlementaire de la guerre », Jus Politicum, n° 15, 2016 ; Elina Lemaire, « Le désaccord du Parlement et du Gouvernement sur « La Constitution du pouvoir politique en temps de guerre » : l’échec du projet Briand sur les décrets-lois (décembre 1916-janvier 1917) », même revue, même livraison.

[5] Cité par Jacques Soubeyrol, Les décrets-lois sous la IVe République, Bordeaux, Imprimerie Samie, 1955, p. 23.

[6] Sur cette question, v. Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences. A propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire », Actualité Droits libertés, avril 2020 (https://journals.openedition.org/revdh/7616).

[7] Un parlementarisme de guerre. 1914-1919, Paris, Belin, 2002, 351 p.

[8] Nous pensons, sans pouvoir l’affirmer avec certitude (faute d’avoir eu accès aux comptes-rendus de la commission des lois du Sénat, qui ne sont pas encore disponibles), qu’il s’agit là d’une mission d’information et non d’une instance de contrôle ad hoc.

[9] Précisons, même si la question ne se pose pas ici, que les missions d’information peuvent être créées, contrairement aux commissions d’enquête (article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires) même sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires.

[10] V. Jean-Pierre Camby, « Contrôle parlementaire et coronavirus », Blog du coronavirus du Club des juristes, 31 mars 2020.

[11]10 premiers jours d’état d’urgence sanitaire. Analyse des décrets et ordonnances (justice, intérieur, collectivités territoriales, fonction publique), p. 8.

[12] Manon Rescan et Olivier Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, édition du 1er avril 2020.

 

 

 

Crédit photo: Sénat