La protection des droits fondamentaux devant la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne pendant la crise du Covid-19

Par Pierre-Emmanuel Pignarre

<b> La protection des droits fondamentaux devant la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne pendant la crise du Covid-19 </b> </br> </br> Par Pierre-Emmanuel Pignarre

Depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a été saisie de plusieurs recours constitutionnels à l’encontre des mesures adoptées par les gouvernements de la Bavière, de la Hesse et du Bade-Wurtemberg. L’étude de ces recours permet de mettre en exergue le maintien d’une protection juridictionnelle effective malgré l’adoption d’une légalité d’exception, dans les Länder. Elle met aussi en exergue une forme d’instrumentalisation des droits fondamentaux qui tend à valoriser l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif.

 

Since the start of the Covid-19 health crisis, several actions for interim measures have been brought before the Federal Constitutional Court of Germany. Those actions challenged the measures adopted by the local governments of Bavaria, Hesse and Baden-Württemberg. The study of those claims highlights the maintenance of effective judicial protection despite the adoption, in the Länder, of exceptional legality. It also emphasises an instrumentalization of fundamental rights which intend to promote individual interest over collective interest.

 

Par Pierre-Emmanuel Pignarre, Docteur en droit de l’Université Paris II, Panthéon-Assas. Research Fellow à l’Institut Max Planck de droit procédural.

 

 

 

Lors des dernières semaines, plusieurs recours ont été introduits devant la Cour constitutionnelle fédérale (CCF) concernant des règlementations adoptées par les Länder pour lutter contre la pandémie Covid-19[1]. Il s’agit de demandes de mesures provisoires prévues au § 32 de la Loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (BVerfGG). Elles sont appréciées à l’unanimité par un quorum minimum de trois juges. En l’espèce, l’ensemble des demandes de mesures provisoires ont été examinées par les chambres à trois juges de la première Chambre de la Cour. Ces demandes de mesures provisoires sont formées dans le cadre de recours constitutionnels individuels qui sont ouverts à « (q)uiconque estime avoir été lésé par la puissance publique dans l’un de ses droits fondamentaux ou dans l’un de ses droits garantis par les articles 20, al. 4, 33, 38, 101, 103 et 104 de la Loi fondamentale » (Article 93 (1), 4a LF). Précisons enfin que la loi du 20 juillet 2000 « de protection contre les infections », telle que modifiée le 25 mars 2020, autorise les Länder à restreindre certains droits fondamentaux parmi lesquels figurent la liberté de la personne, la liberté de circulation et d’établissement, la liberté de réunion, l’inviolabilité du domicile ainsi que le secret de la correspondance et des communications[2]. Les Länder ont fait usage de cette habilitation dans des proportions bien différentes. Entre l’état d’urgence sanitaire mis en place le 25 mars 2020 en Bavière et le règlement beaucoup moins restrictif adopté par le Sénat de la ville de Berlin le 22 mars 2020[3], les différences d’intensité normative dans la réaction à la pandémie du Covid-19 sont patentes. Les questions de droit posées à la CCF se concentraient donc autour de la proportionnalité de ces atteintes par les autorités locales compétentes.

 

 

La justification des atteintes proportionnées à la liberté individuelle et la liberté de croyance

Dans la première affaire, le requérant contestait deux règlements du gouvernement de la Bavière des 24 et 27 mars concernant les mesures de protection contre la pandémie Covid-19[4]. Il mettait en cause le caractère particulièrement strict des mesures de confinement qui devaient, selon son appréciation, être analysées en des restrictions comportementales affectant la liberté individuelle de chacun. Le juge constitutionnel allemand jugea que, face à la menace sanitaire du Covid-19, le droit à la vie et à l’intégrité physique devait primer la liberté individuelle. Bien qu’elle admette que les mesures adoptées en Bavière limitent considérablement les droits fondamentaux, la CCF juge qu’il n’est pas déraisonnable que ceux-ci soient temporairement et strictement encadrés afin de garantir le droit à la vie et à l’intégrité physique des personnes. Elle considère de surcroît que la levée de certaines mesures d’interdiction pourrait avoir un effet néfaste global sur l’effectivité des mesures de confinement, jugeant qu’elle pourrait encourager les individus à les transgresser. 

 

La deuxième affaire concernait un citoyen de confession catholique qui contestait le règlement du 17 mars adopté par le gouvernement de la Hesse dans le cadre de la lutte contre le Covid-19[5]. Il contestait le § 1 de ce règlement, portant interdiction des rassemblements dans les églises, mosquées et synagogues de la Hesse considérant que celui-ci affectait sa liberté de croyance garantie à l’article 4 de la Loi fondamentale. Plus précisément, il arguait du fait que l’interdiction de rassemblement dans les lieux de culte affectait sa pratique du culte religieux dès lors qu’elle l’empêchait de célébrer l’Eucharistie. Il sollicitait une ordonnance de la CCF visant à la suspension provisoire du § 1 du règlement. Après avoir mis en balance le droit à la vie et à l’intégrité physique et la liberté de croyance, la CCF considère que le premier doit primer la seconde. Il s’agit toutefois d’une appréciation casuistique et la CCF rappelle qu’en restreignant la liberté de croyance les autorités compétentes doivent se livrer à un contrôle de proportionnalité strict tenant compte de l’évolution de la situation sanitaire. De la sorte, elle laisse la porte ouverte à une nouvelle saisine si l’interdiction de rassemblement dans les lieux de cultes était maintenue alors que les conditions sanitaires permettraient de tels rassemblements.  

 

 

La sanction des atteintes disproportionnées à la liberté de réunion

Dans deux autres recours, les requérants demandaient la suspension des décisions d’interdiction des manifestations dans les villes de Gießen (Hesse) et de Stuttgart (Bade-Wurtemberg). Les demandes de mesures provisoires ont été accueillies au fond, partiellement pour le premier recours, complètement pour le second.  

 

Dans la première affaire, il était question de l’interdiction de manifestations ayant pour slogan « Renforcer la santé au lieu d’affaiblir les droits fondamentaux. Protection contre les virus, pas contre les personnes » par la ville de Gießen (Hesse). Les manifestations étaient limitées à un nombre restreint de trente personnes, respectant les distances de sécurité exigées. Le requérant a formé un recours constitutionnel individuel devant la CCF, assorti d’une demande de mesure provisoire visant à lever l’interdiction des manifestations. Était en cause la décision d’interdiction des services municipaux prise sur la base du règlement du Land de la Hesse adopté le 14 mars et modifié le 30 mars interdisant les rassemblements publics dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Le requérant tenait cette interdiction pour contraire à la liberté de réunion inscrite à l’article 8 (1) de la Loi fondamentale. La Cour constitutionnelle fit partiellement droit à sa demande en considérant que les autorités compétentes auraient dû faire une appréciation de la situation in casu au regard du droit fondamental à la liberté de réunion du requérant. La décision de la CCF laissait la possibilité à la ville de Gießen de mieux motiver son interdiction au regard de la marge d’appréciation que lui attribuait le règlement du 14 mars 2020. Les services municipaux ne firent pas usage de cette possibilité et la première manifestation eut donc lieu le vendredi 17 avril 2020.

 

Dans la seconde affaire, il était question de l’organisation d’une manifestation dans la ville de Stuttgart (Bade-Wurtemberg) le 18 avril 2020 ayant pour slogan : « Nous tenons aux vingt premiers articles de la Constitution. Nous demandons la fin du régime d’urgence ». Cette manifestation avait été interdite par les services municipaux bien que le requérant ait indiqué son parcours ainsi que le nombre restreint de participants (un maximum de cinquante personnes) respectant une distance de sécurité de deux mètres entre eux. Le requérant saisit la CCF d’un recours constitutionnel assorti d’une demande de mesures provisoires visant à lever l’interdiction de sa manifestation. La CCF fit droit aux demandes du requérant considérant que l’administration devait faire une appréciation individuelle de chaque demande de rassemblement et qu’elle ne saurait interpréter le règlement du gouvernement du Bade-Wurtemberg adopté le 17 mars, tel que modifié le 9 avril[6] comme posant une interdiction générale et absolue de rassemblement sur la voie publique. La CCF considère de surcroît que lorsqu’une administration est saisie d’une demande d’organisation de manifestation, elle doit trouver les moyens d’une solution coopérative, en accord avec les organisateurs de la manifestation avant d’envisager une éventuelle restriction à la liberté de réunion. Bien que la CCF reconnaisse que la tenue de ces manifestations pourrait accroître le nombre d’infections dans la ville de Stuttgart, elle considère que ce risque ne doit pas l’empêcher de prendre en considération toutes les mesures de protection possibles, en accord avec l’organisateur, afin de concilier l’objectif de lutte contre le Covid-19 d’une part et la liberté de réunion d’autre part. Consécutivement à l’ordonnance de la CCF, le 18 avril 2020, en milieu d’après-midi, s’est tenue une seconde manifestation contre les interdictions de rassemblements à Stuttgart. 

 

 

Les droits fondamentaux à l’épreuve de la crise sanitaire du Covid-19 

L’étude des décisions rendues par la CCF depuis le début de la crise du Covid-19 permet de rappeler que les restrictions aux droits fondamentaux s’apprécient selon une méthode identique, même en présence d’une légalité d’exception. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas la méthode. Il s’agit de questionner la mise en œuvre du contrôle de proportionnalité de ces restrictions par les autorités locales compétentes. Les décisions étudiées ne permettent pas de dégager une ligne jurisprudentielle relative aux restrictions des droits fondamentaux dans le cadre d’une crise sanitaire. On ne saurait déduire de cette jurisprudence une hiérarchie entre la liberté de réunion et la liberté de croyance par exemple. Cette jurisprudence illustre que l’appréciation des restrictions aux droits fondamentaux dépend des circonstances locales propres à chaque espèce. Lorsque la CCF remet en cause la position des services municipaux de la ville de Stuttgart, elle ne censure pas l’atteinte à la liberté de réunion en tant que telle mais la mauvaise appréciation de sa portée par l’administration locale. Cette jurisprudence est d’autant plus habile qu’elle permet une certaine adaptabilité. Le contrôle de proportionnalité doit prendre en compte l’évolution de la situation sanitaire et l’état de la recherche autour du Covid-19. Il permet d’obtenir des résultats différents selon les Länder en fonction de l’évolution géographique de la pandémie. Ainsi, l’appréciation de la situation en Bavière ou au Bade-Wurtemberg (qui cumulent plus de la moitié des cas au niveau fédéral) pourrait être distinguée de celle de la Rhénanie-Palatinat qui ne compte que 5000 cas environ. La situation exceptionnelle que constitue la crise sanitaire du Covid-19 rappelle que l’application des droits fondamentaux dépend des spécificités de la situation de la personne qui en revendique la protection, mais encore dans le cadre d’un État fédéral, des particularismes locaux[7]. Un même droit fondamental peut commander des solutions différentes. Comme l’explique Jürgen Habermas, les droits fondamentaux traduisent une forme de tension entre leur dimension universelle et les conditions locales de leur réalisation[8].

 

L’ensemble des recours portés devant la CCF met en exergue un paradoxe entre l’intérêt collectif (protection de la population contre le risque de pandémie) et l’intérêt individuel (garantie des droits fondamentaux de la personne humaine). Il y a une forme de provocation à invoquer le droit fondamental à la liberté de réunion lorsque la mise en œuvre de celui-ci pourrait compromettre le droit fondamental à la vie et à l’intégrité physique. Si la garantie juridictionnelle des droits fondamentaux assurée par la CCF en période d’urgence doit être saluée, notamment au regard de l’activité du Conseil constitutionnel français[9], elle ne doit pas pour autant concourir à leur instrumentalisation politique. Tel fut le cas notamment pour la manifestation organisée à Stuttgart le 18 avril 2020 à laquelle participait certains membres de la mouvance populiste allemande[10]. L’invocation du droit fondamental à la liberté de réunion ne doit pas inciter à la transgression des règles de confinement. On a ainsi pu remarquer dernièrement que le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis avait été invoqué par le président Donald Trump pour appeler à la rébellion contre les règles de confinement décidées dans certains Etats démocrates tels que le Michigan, le Minnesota ou la Virginie. Les droits fondamentaux se trouvent instrumentalisés pour servir un dessein individualiste qui compromet leur vocation universelle. 

 

 

 

 

[1] BVerfG, 7 avril 2020, 1 BvR 755/20 ; BVerfG, 10 avril 2020, 1 BvQ 28/20 ; BVerfG, 15 avril 2020, 1 BvR 828/20 ; BVerfG, 17 avril  2020, 1 BvQ 37/20

[2] § 32 de la Loi sur la prévention et le contrôle des maladies infectieuses (Infektionsschutzgesetz – IfSG)

[3] https://www.berlin.de/corona/massnahmen/verordnung/ ; Le règlement autorise les rassemblements dans la sphère privée ou familiale de 10 personnes maximum (§ 1 (4)).

[4] Le règlement interdit notamment les rassemblements publics ainsi que l’accès aux lieux de cultes et exige une distance sanitaire d’un mètre cinquante entre les personnes dans l’espace public. Le § 4 du règlement impose notamment de réduire au minimum les contacts physiques (en dehors des membres du foyer) avec le public. Voir, https://www.gesetze-bayern.de/Content/Document/BayIfSMV/True?AspxAutoDetectCookieSupport=1

[5] https://www.hessen.de/sites/default/files/media/lesefassung4.coronavo_0.pdf

[6] https://www.baden-wuerttemberg.de/fr/service/aktuelle-infos-zu-corona/aktuelle-corona-verordnung-des-landes-baden-wuerttemberg/

[7] C. D. CLASSEN/ A. GAILLET, « Covid 19 : Perspective allemande », JP blog, 8 avril 2020.

[8] J. HABERMAS, « Zur Legitimation durch Menschenrechte », in Die Postnationale Konstellation. Politische Essays, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1998, 255 p.

[9] S. BENZINA, « La curieuse suspension des délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité », JP blog, 3 avril 2020.  

[10] Notamment Monsieur Heinrich Fiechtner, ancien membre du parti « Alternative für Deutschland » (AfD) et membre du Landtag du Bade-Wurtemberg. Source : https://www.stuttgarter-nachrichten.de/inhalt.coronavirus-in-stuttgart-mehrere-dutzend-teilnehmer-bei-demo-gegen-beschraenkungen.f7065ff7-449a-4653-8965-862e27a03815.html

 

 

 

Crédit photo: Mehre Demokratie, Flickr, CC 2.0