Covid 19 : perspective allemande

Par Claus Dieter Classen et Aurore Gaillet

<b> Covid 19 : perspective allemande </b> </br> </br> Par Claus Dieter Classen et Aurore Gaillet

Le traitement allemand de la crise multidimensionnelle que représente la pandémie Covid-19 illustre certaines spécificités du régime parlementaire et fédéral, tout en mettant en tension les piliers de l’État de droit démocratique et fédéral. L’une des principales différences avec le cadre français tient à l’importance du fédéralisme, avec ses inconvénients (confusion voire compétition entre les Länder) et ses avantages (partage des responsabilités). Les nouvelles mesures adoptées constituent un bouleversement sans précédent dans l’histoire allemande, s’agissant notamment des rapports entre loi et règlement, entre intérêt général et respect des droits fondamentaux.

 

The German handling of the multidimensional crisis represented by the Covid-19 pandemic illustrates certain specificities of the parliamentary and federal system, while at the same time putting the pillars of the democratic and federal rule of law under tension. One of the main differences with the French framework is the importance of federalism, with its disadvantages (confusion or even competition between the Länder) and its advantages (sharing of responsibilities). The newly adopted measures represent an unprecedented upheaval in German history, particularly as regards the relationship between law and regulation, between the general interest and respect for fundamental rights.

 

Par Claus Dieter Classen, Professeur de droit public, Université de Greifswald 

et Aurore Gaillet, Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole

 

 

Urgence sanitaire, risques de faillite d’une économie « à l’arrêt », masques, tests, respirateurs, confinement : la pandémie Covid-19 représente un défi planétaire et les questions sont partagées. En dépit du caractère réconfortant de la solidarité franco-allemande en matière de transferts de patients, la gestion de la crise est essentiellement nationale. Partant, le regard du comparatiste permet de relever certaines différences entre les systèmes politiques, juridiques et sociétaux. Et si le regard français sur l’Allemagne devra sans doute être enrichi à maints égards, il permet néanmoins, d’ores et déjà, d’observer la mise à l’épreuve de certains piliers de l’État de droit fédéral allemand.

 

 

1. Les mesures adoptées : cadre juridique et répartition des compétences

Depuis une révision constitutionnelle de 1968, la Loi fondamentale allemande (ci-après LF) prévoit des règles exceptionnelles pour divers cas d’urgence, « interne » et « externe »[1]. Aucune des dispositions de cette « constitution d’urgence » (Notstandsverfassung) n’est toutefois applicable à la situation actuelle. Il faut donc s’attacher aux mesures adoptées au niveau de la Fédération et des Länder – sans prétendre à l’exhaustivité, tant les lois règlements (Verordnungen) et décisions générales (Allgemeinverfügungen) sont d’ores et déjà nombreux.

 

a. Répartition générale des compétences entre Fédération et Länder

Dans le cadre de l’État fédéral allemand, parfois qualifié d’« unitaire » ou d’« exécutif », les questions relevant de la lutte contre la crise sanitaire et de ses conséquences économiques ressortissent principalement à la compétence législative de la Fédération[2].

 

Le rôle des Länder n’en demeure pas moins décisif. D’une part, pour certains domaines comme l’éducation (et donc des questions essentielles liées à la fermeture des différentes structures), ils sont dotés de la compétence législative principale. D’autre part, leurs gouvernements participent au processus législatif fédéral à travers le Bundesrat, leur organe de représentation (art. 65 LF). Enfin, l’administration est historiquement l’affaire des Länder (art. 83) ce qui leur confère une position déterminante dans la gestion de la crise actuelle.

 

b. Les premières mesures : confusion fédérale ?

Les premières mesures ont été adoptées sur le fondement de la loi « de protection contre les infections », entrée en vigueur en 2001. Son paragraphe 28 investit en effet les « autorités compétentes » du pouvoir de prendre les « mesures de protection » qui s’imposent en cas de constat ou de soupçon de maladie ou d’infection à même de se propager. À cet effet et sous réserve de leur proportionnalité et de leur caractère provisoire, ces mesures peuvent restreindre les droits fondamentaux garantissant la liberté personnelle, la liberté de manifestation et l’inviolabilité du domicile. En écho, le paragraphe 32 dispose que « les gouvernements des Länder sont autorisés » à prendre les mesures correspondantes par voie de règlement (Rechtsverordnung).

 

Face à la propagation du virus, les Länder ont d’abord réagi en ordre dispersé. De l’interdiction de rassemblements à l’annonce d’une précoce et généralisée « restriction de sorties » (Ausgangsbeschränkung) en Bavière, plus ou moins suivie par d’autres États, la modification parfois quotidienne des mesures a témoigné d’une grande frénésie. Des critiques ont par ailleurs été formulées quant à la qualité juridique et la cohérence de certaines d’entre elles[3]. En dépit de vives discussions, les Länder, appelés à se coordonner dans le cadre de ce qui est parfois qualifié de « fédéralisme coopératif », sont ensuite parvenus à une certaine harmonisation en matière de fermeture des lieux au public. Le partage des responsabilités n’en demeure pas moins inchangé, les Länder conservant leurs compétences administratives. Cela explique par exemple qu’il n’y ait pas de confinement généralisé comparable à la situation française ; les mesures concrètes à ce sujet restent hétérogènes[4].

 

c. Nouveaux « paquets législatifs » adoptés dans l’urgence

La liste des lois d’ores et déjà adoptées est impressionnante. De même, la célérité des interventions des législateurs allemands (Bundestag[5] et Landtage[6]) doit être relevée : une telle rapidité ne trouve pas de précédent dans l’histoire allemande – même pour les lois antiterroristes votées en septembre 1977, alors que l’Allemagne était secouée par le terrorisme. Si l’on se concentre ici sur les lois fédérales, deux d’entre elles, toutes deux adoptées le 25 mars 2020 (entrées en vigueur le 27), attirent une attention particulière.

 

En premier lieu, la modification de la loi « de protection contre les infections » de 2001 vise à donner une assise plus large aux « mesures de protection » « de la population en cas de situation épidémique de portée nationale ». Doté d’un pouvoir de police sanitaire extraordinairement élargi, le « ministère fédéral de la Santé » est autorisé à déroger, par différentes mesures (Anordnungen – terme en réalité très flou) et règlements et sans l’accord du Bundesrat, à la quasi-totalité des lois applicables en matière de développement, de production et de distribution de médicaments et, plus largement, pour assurer le fonctionnement du système sanitaire et l’approvisionnement de la population[7].

 

En second lieu, s’agissant de l’impact de la crise sur la vie économique et sociale, les mesures adoptées à l’issue de la crise financière de 2008/2009 avaient marqué les esprits. En matière de droit du travail notamment, la crise avait pu être (en partie du moins) surmontée grâce à la généralisation du chômage partiel, sur laquelle le Bundestag s’était accordé, à l’unanimité et avec une rapidité notoire. L’ampleur des dispositifs visant à « atténuer les conséquences de la pandémie Covid-19 »[8] est comparable – voire plus large encore. Comme en France, il s’agit de trouver rapidement les moyens de soutenir les hôpitaux, les emplois et entreprises. On notera toutefois que l’introduction à cet effet d’une dérogation à la « règle d’or » budgétaire, exception prévue aux articles 109 al. 3 et 115 al. 2 LF, ne manque pas de susciter des débats en Allemagne – on connaît l’attachement de celle-ci à l’orthodoxie budgétaire.

 

 

2. Une épreuve pour l’État de droit fédéral allemand

Comme dans tous les États démocratiques européens, la reconnaissance du caractère primordial de la santé publique – et économique – n’exclut pas de s’interroger sur sa conciliation avec l’État de droit. En Allemagne, les grands principes de l’État de droit fédéral sont à l’épreuve[9].

 

a. Responsabilités et critiques politiques

L’une des principales différences avec le cadre français tient sans doute à l’importance du cadre fédéral, avec ses inconvénients (confusion, voire compétition entre les Länder) et ses avantages. On notera à ce dernier titre que, à l’heure où il est déjà question de commission d’enquête parlementaire, voire de plaintes pénales contre le gouvernement français, l’opposition allemande n’a, pour l’heure, guère fait entendre sa voix. Sans doute, « l’union nationale » n’aura-t-elle qu’un temps. Reste que la quasi-totalité des forces politiques sont représentées au niveau des gouvernements des Länder, ce qui les conduit à exercer elles-mêmes des responsabilités de premier plan.

 

b. Une entorse à certains piliers gouvernant la répartition des compétences 

Les bouleversements impliqués par les nouvelles mesures édictées s’observent également en termes de répartition des compétences.

 

S’agissant des rapports entre Bund et Länder, on peut s’interroger sur le dessaisissement du Bundesrat, pourtant déterminant pour la participation des États à la coordination d’ensemble.

 

S’agissant des rapports entre les pouvoirs exécutifs et législatifs, la crise emporte classiquement une concentration au profit de l’exécutif. Il importe toutefois aux parlements de trouver les moyens, y compris physiques en période de confinement, d’exercer leur contrôle. La procédure du « pairing » est intéressante à cet effet, cette pratique parlementaire permettant aux forces politiques de s’accorder pour préserver l’équilibre politique en cas de rupture de ce dernier liée à l’absence de député(s)[10].

 

Reste cependant la question fondamentale des rapports entre loi et règlement. La Constitution allemande pose des règles particulièrement exigeantes en matière de fondement législatif (Gesetzesvorbehalt) (art. 80 LF) ; les règlements autonomes sont en principe exclus et les délégations législatives considérées avec une grande méfiance. On comprend dès lors les doutes qui s’élèvent quant à la constitutionnalité de la délégation de si larges compétences au profit du ministère de la santé. Il en va du respect de la démocratie comme des droits fondamentaux – procédure et fond étant étroitement liés en la matière[11]

 

c. Des ingérences massives et historiques dans les droits fondamentaux

Jamais, dans l’Allemagne de l’après-guerre, les libertés fondamentales n’ont connu de restrictions aussi intenses.

 

Pour l’heure, les mesures font l’objet d’un relatif consensus, sans doute aussi en raison du caractère provisoire des mesures, conformes aux impératives exigences de proportionnalité. Pour la suite, il faudra observer comment le ministre de la Santé appliquera ses nouveaux pouvoirs et comment l’évolution de la situation appellera de nouvelles adaptations – y compris par exemple pour la si sensible protection des données.

 

Les cours constitutionnelles (fédérale, ex : 2 BvR 483/20 du 23.3.2020 et de Bavière : ex : 26.3.2020) sont déjà saisies de premiers recours ; et il appartiendra aux juridictions administratives d’accompagner le respect des exigences de nécessité, de proportionnalité et d’adéquation des mesures. On notera ici que, à l’inverse du choix français de suspendre les délais en vigueur dans l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité[12], la Cour constitutionnelle fédérale allemande a précisé qu’elle demeurait « pleinement apte au travail », « en dépit de nombreuses restrictions » ; « grâce au télétravail et aux moyens de communication électronique, le traitement des procédures d’urgence par les sections […] est notamment assuré »[13].

 

Comme en France[14], la crise, en exigeant une action rapide et sans précédent, met à l’épreuve les grands principes constitutionnels, la liberté, la démocratie et l’État de droit. Il revient aux parlements, juridictions et médias de maintenir leur fonction essentielle d’accompagnement et de contrôle.

 

 

 

[1] V. par ex. les passages réservés à cette question in A. Gaillet, Th. Hochmann, N. Marsch, Y. Vilain, M. Wendel (dir.), Droits constitutionnels français et allemand. Une perspective comparée, Paris, L.G.D.J, 2019, § 182 et s. ; § 417 et s.

[2] Pour les « mesures contre les maladies humaines et animales » (art. 74 al. 1 n° 19), le Bund peut ainsi faire usage de sa compétence législative « concurrente » (art. 72) si une législation fédérale s’avère « nécessaire ».

[3] Pour divers exemples, se reporter aux premiers articles consacrés à la crise publiés sur le blog allemand de droit constitutionnel (verfassungsblog.de).

[4] Comparer par ex. : le « troisième règlement » (en sept jours) du gouvernement de Mecklembourg-Poméranie occidentale (23.3.2020) pose simplement des mesures de distanciation sociale (Kontaktverbote) ; tandis que la Bavière prévoit une liste restrictive d’activités autorisées – sur le modèle français, mais sans qu’il s’agisse d’un confinement généralisé et avec des précisions plus détaillées (Allgemeinverfügung – Bekanntmachung des Bayerischen Staatsministeriums für Gesundheit und Pflege du 20 mars 2020).

[5] https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2020/kw13-de-corona-infektionsschutz-688952.

[6] Pour un exemple d’un État fédéré, V. par ex. la loi bavaroise « de protection contre les infections » du 25 mars 2020, prévoyant sur la déclaration de « l’état d’urgence sanitaire » (art. 1).

[7]https://www.bgbl.de/xaver/bgbl/start.xav#__bgbl__%2F%2F*%5B%40attr_id%3D

%27bgbl120s0587.pdf%27%5D__1585644140474.

[8] Reprise ici de l’intitulé d’une loi de procédure (Gesetz zur Abmilderung der Folgen der COVID-19-Pandemie im Zivil-, Insolvenz- und Strafverfahrensrecht du 27 mars 2020).

[9] Ici aussi, on peut se reporter aux très nombreuses et stimulantes contributions quotidiennement publiées sur le Verfassungsblog.

[10] S. Henkenötter, « Pairing im Deutschen Bundestag – Die Wiederbelebung eines alten Parlamentsbrauchs zur Mehrheitssicherung », Zeitschrift für Gesetzgebung (ZG), 1995, S. 328-344.

[11] V. ainsi l’art. 19 al. 2 LF : « La loi doit en outre énoncer le droit fondamental avec indication de l’article concerné » ; de même que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, laquelle exige en effet, en principe, une précision de la base légale d’autant plus stricte que l’atteinte aux droits fondamentaux est importante (V. BVerfGE 141, 220 pt. 94).

[12] Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 et Décision du Conseil constitutionnel s’y rapportant (n° 2020-799 DC du 26 mars 2020). On renverra sur cette question aux billets des Pr. Benzina et Carpentier publiés sur ce blog. 

[13] Communiqué de presse n° 19a/2020 du 18 mars 2020, Mesures pour le maintien de la capacité de fonctionnement de la Cour constitutionnelle fédérale (Maßnahmen zur Aufrechterhaltung der Funktionsfähigkeit des Bundesverfassungsgerichts).

[14] Pour une analyse de la situation française, on lira les billets publiés sur ce blog et à notre billet sur le Verfassungsblog.