État d’urgence sanitaire et conflit de souveraineté en Nouvelle-Calédonie

Par Mathias Chauchat

<b> État d’urgence sanitaire et conflit de souveraineté en Nouvelle-Calédonie </b> </br> </br> Par Mathias Chauchat

L’État s’est saisi de la proclamation de l’état d’urgence national sanitaire pour exercer les compétences sanitaires appartenant pourtant à la Nouvelle-Calédonie. Il l’a sans doute fait plus par atavisme que par stratégie politique. Sa volonté de maintenir la continuité territoriale accélère la décomposition de l’outre-mer français. Tant en Polynésie qu’à La Réunion, à Wallis-Et-Futuna ou en Nouvelle-Calédonie, les demandes de quatorzaines strictes en milieu fermé se multiplient pour stopper le virus venant de la Métropole ou de l’étranger. Finalement, la crise politique en Nouvelle-Calédonie trouve un épilogue provisoire avec la signature d’arrêtés conjoints entre le Haut-commissaire de la République et le président du gouvernement.

 

The French government took the opportunity of Covid-19 crisis to strengthen its influence in New Caledonia by imposing national regulations which weaken the local regulatory framework. Thus, the French government demonstrated its own atavism even more than its political strategy. As a consequence, the Covid-19 crisis blew out the unity of French overseas territories while France didn’t back the local regulations which suit the indigenous population protection. In French Polynesia, La Reunion, Wallis-Et-Futuna or New Caledonia, communities are asking for a compulsory 2 weeks isolation to stop the spread of the virus. Finally, the political crisis in New Caledonia ends temporarily with the signing of joint decrees between the High Commissioner in New Caledonia and the President of the Government.

 

Par Mathias Chauchat, Professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie

 

 

La loi organique confie au pays la compétence de la « protection sociale, hygiène publique et santé et contrôle sanitaire aux frontières » (article 22-4° de la loi organique n° 99-209), alors que l’État est compétent pour « la garantie des libertés publiques » (article 21 I 1° de la loi organique), ainsi que pour « la desserte maritime et aérienne entre la Nouvelle-Calédonie et les autres points du territoire de la République » (article 21 I 6° de la loi organique), c’est-à-dire la continuité territoriale qui limite sa compétence localement à la France, Wallis-Et-Futuna et la Polynésie, mais pas aux autres vols internationaux. Du fait de l’imbrication des compétences, le premier réflexe a été d’utiliser, pour gérer la crise et dans l’urgence, le procédé très inhabituel de l’arrêté conjoint entre le président du gouvernement local et le représentant de l’État.

 

La Nouvelle-Calédonie s’est protégée de la contamination par la mise en place, à l’arrivée dans l’archipel, d’une quatorzaine en structure dédiée fermée. Elle est un des rares pays Covid-free. La sensibilité du pays est extrême sur le sujet. Le traumatisme des ravages des grippes coloniales est encore bien présent dans la mémoire collective du peuple kanak.

 

Les menaces de troubles à l’ordre public par les coutumiers ont accéléré la fermeture de l’espace aérien, malgré la volonté du représentant de l’État de conserver ouvert le lien de continuité territoriale. La lettre ouverte, en date du 14 mai, du président de l’Union calédonienne au président du gouvernement lui demandant de conserver une quatorzaine stricte en milieu dédié, au risque de la chute du gouvernement par démission de la composante « Union calédonienne » a abouti au maintien de ce dispositif, malgré la loi nationale.

 

L’enjeu du conflit de compétences porte sur la pérennité de cette quatorzaine fermée et, en conséquence, le maintien d’un mode de vie quasiment normal en Nouvelle-Calédonie, autant sur les baies de Nouméa que dans les tribus avec la poursuite des cérémonies collectives coutumières.

 

Le Premier ministre a confirmé le 18 mai au président du Congrès que la modalité des arrêtés conjoints du président du gouvernement et du Haut-commissaire, mise en place pragmatiquement depuis le début de la crise, serait pérennisée.

 

 

1. Une crise sanitaire nationale imposée à la Nouvelle-Calédonie

La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 a instauré sur l’ensemble du territoire national un état d’urgence sanitaire à compter du 24 mars 2020. L’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 du Premier ministre sur le confinement, pris en application de la loi, a été rendu expressément applicable en Nouvelle-Calédonie. Cela signifiait que la mesure de confinement s’appliquait directement en Nouvelle-Calédonie, alors même qu’il suffisait d’y fermer l’aéroport et le port aux passagers entrants.

 

C’est en raison de l’imbrication des compétences et de l’urgence qu’un arrêté conjoint n° 2020-4608 a été signé le 23 mars 2020 par le Haut-commissaire et le président du gouvernement, instrument unique dans lequel on retrouve les limitations des déplacements individuels, le confinement à domicile et la fermeture des commerces non essentiels, un copié-collé de la Métropole. Cela n’a pas été sans doute la décision la plus inspirée.

 

L’ordonnance n° 2020-463 du 22 avril 2020 adaptant l’état d’urgence sanitaire à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et à Wallis-Et-Futuna, a recentralisé la gestion de la crise sanitaire dans le Pacifique au bénéfice des préfets (Haut-commissaire). L’avis de la Commission permanente du Congrès du 21 avril 2020 sur ce texte a été réservé et le Congrès a demandé le maintien du système de l’arrêté conjoint.

 

La loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire a maintenu une gestion centralisée de la crise par le Haut-commissaire et a corrigé certains abus de l’ordonnance n° 2020-463 sur les compétences respectives de l’État et de la Nouvelle-Calédonie. Cette loi a été déclarée en urgence conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (Cons. const. décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020)[1].

 

 

2. Les stratégies sanitaires de la France et du pays (NC) divergent

La politique de la Nouvelle-Calédonie a été efficace. La quatorzaine stricte hôtelière et universelle à l’arrivée, augmentée d’une semaine à domicile, a permis l’éradication du Covid-19 dans le pays. La stratégie sanitaire du pays consiste à empêcher le virus d’entrer aux frontières maritimes et aériennes garantissant une protection sanitaire absolue, les populations ayant des facteurs de comorbidité importants (obésité et diabète). Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie regarde, plutôt que vers l’Europe et la France, vers l’espace de libre circulation sanitaire, dénommé « trans-tasman bubble » – la mise sous cloche de cette région du Pacifique Sud, qui va s’ouvrir entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les autres pays insulaires du Pacifique, dès lors qu’ils démontrent qu’ils sont des « Covid-free countries » – des pays indemnes de la maladie.

 

La stratégie de la France est très différente. Le pays étant infecté, la stratégie consiste à éviter une propagation trop rapide par pic épidémique, par un confinement à domicile, dont l’objectif à terme est l’immunité collective de la population. Les mesures nouvelles de la loi d’urgence sanitaire visent à rouvrir l’espace aérien et la continuité territoriale avec la France et n’empêchent pas l’arrivée du virus.

 

Ces stratégies sont incompatibles. L’arrivée d’un seul cas autochtone en Nouvelle-Calédonie engendrerait des mesures contraignantes et coûteuses pour toute la population, avec sans doute une reprise du confinement, et est susceptible de générer de graves troubles à l’ordre public.

 

 

3. La confiscation des compétences sanitaires du pays (NC) par l’État

3.1. L’article 12 de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire, relatif à l’outre-mer, modifie et rend applicable l’art. L. 3841-2 du Code de la santé publique, créé par l’ordonnance n° 2020-463 du 22 avril 2020, dans sa nouvelle rédaction. L’article L. 3841-2 acquiert ainsi valeur législative. Cet article confisque les compétences de contrôle sanitaire aux frontières de la Nouvelle-Calédonie au profit du Haut-commissaire de la République, en laissant un pouvoir de consultation au gouvernement. Une simple ordonnance, puis une loi simple, contredisent la loi organique, le point 5 de l’Accord de Nouméa et l’article 77 de la Constitution, qui garantissent l’irréversibilité du transfert des compétences attribuées à la Nouvelle-Calédonie. De plus, le Congrès n’a pas été consulté en amont de la loi.

 

Le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur la constitutionnalité de cet article, faute d’en avoir été saisi par le président de la République, le président du Sénat ou les parlementaires. Une gestion centralisée de la crise fait sans doute consensus en France. Cette omission laisse ouverte une possibilité de QPC sur le fondement, à la différence d’une simple collectivité locale française, de la défense des libertés locales constitutionnellement garanties.

 

Si le dispositif initial confiait au Haut-commissaire toutes les compétences sanitaires, le président du gouvernement récupère aujourd’hui, par l’article 12 de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020, la quarantaine et le maintien en isolement, ce qui prouve que l’ordonnance n° 2020-463 était illégale. Il s’agit de faire endosser la responsabilité de la protection du pays au président du gouvernement, tout en ayant encadré son action de limitations si précises qu’elles rendent la protection inefficace.

 

3.2. La nouvelle loi rend applicable l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique dans sa nouvelle rédaction législative, avec le principe de la quatorzaine à domicile. S’agissant de l’outre-mer, il a néanmoins été ajouté que « le représentant de l’État peut s’opposer au choix du lieu retenu par l’intéressé s’il apparaît que ce lieu ne répond pas aux exigences sanitaires ». Cette disposition représente une source potentielle de discrimination entre le public susceptible de faire une quatorzaine à la maison et le public vivant en tribu ou dans les cités, qui sera confiné en structure dédiée. La nouvelle loi rend aussi applicable les articles L. 3131-16 et L.3131-17 du Code de la santé publique dans leur nouvelle rédaction législative. Le premier permet au ministre de prendre toute mesure réglementaire relative à l’organisation de la santé, ce qui relève exclusivement de la compétence du pays, alors que le second autorise le recours devant le juge des libertés et de la détention.

 

 

4. La Nouvelle-Calédonie doit reprendre sa maîtrise du contrôle sanitaire aux frontières

4.1. Les recours individuels vont menacer un calme précaire. Les personnes en quatorzaine pourraient demander au juge des libertés et de la détention de sortir, après avoir fait constater que le Haut-commissaire ne leur a pas proposé le confinement à domicile…

 

Nous n’étions pas sans juge avant, car le tribunal administratif pouvait parfaitement se saisir de la question. En Polynésie française, des ressortissants soumis à la quatorzaine ont demandé par référé au juge administratif d’être transférés chez eux, au nom des libertés publiques et de l’entrée en vigueur de la loi n° 2020-546 de prolongation de l’état d’urgence sanitaire ; ils ont obtenu du juge leur transfert à domicile[2]). La situation des compétences en Polynésie n’est toutefois pas identique à celle de la Nouvelle-Calédonie.

 

Que fera le juge dans le cas calédonien ?

Le juge a le premier choix de l’apparence : appliquer une loi pourtant inconstitutionnelle ; il « libérera » alors les demandeurs en les confinant chez eux, au risque de troubles importants à l’ordre public.

 

Le juge a le second choix de la réalité : la loi peut être interprétée comme non applicable en Nouvelle-Calédonie en raison de l’absence pour l’État de la compétence de « contrôle sanitaire aux frontières », qui relève exclusivement du pays. La Nouvelle-Calédonie n’est qu’évoquée indirectement dans la loi sous la litote « dans l’une des collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution ». Cet article énumère les pays et collectivités d’outre-mer et se contente de dire pour la Nouvelle-Calédonie : « Le statut de la Nouvelle-Calédonie est régi par le titre XIII (…) ». Cette évocation à l’article 72-3 est précisément d’exclusion ; ainsi, le peuple kanak est un peuple distinct du peuple français avec lequel il partage pour une durée transitoire la même nationalité, et pas une population d’outre-mer de l’art. 72-3. Sans travestir la réalité, le juge pourrait considérer, après une QPC ou non, que la loi est simplement non applicable à la Nouvelle-Calédonie. Le juge se reconnaîtrait toutefois compétent pour préserver les libertés publiques sur le fondement de la décision du Conseil constitutionnel, sans cautionner pour autant le droit législatif à la quatorzaine à domicile.

 

4.2. Une coopération est nécessaire entre l’État français et la Nouvelle-Calédonie. Le Congrès pourrait rénover rapidement la délibération n° 421 du 26 novembre 2008 relative au système de veille sanitaire, de contrôle sanitaire aux frontières et de gestion des situations de menaces sanitaires graves, qui date de la grippe aviaire. Ce n’est pas inconcevable. Si le pays agit dans ses propres limites de compétences, il peut par une simple délibération contredire une loi, même nationale, qui agit de son côté en dehors de ses propres limites. L’État, de son côté, communiquerait clairement en ce sens, en reconnaissant la non application de la loi à la Nouvelle-Calédonie, voire modifierait la loi, ce qu’a annoncé le Premier ministre le 20 mai à l’Assemblée nationale.

 

***

 

La Nouvelle-Calédonie s’est identifiée pendant cette crise à son propre espace et la volonté de se protéger va largement au-delà des seuls Kanak et Océaniens. Ce sentiment alimente une impression diffuse de conflit de légitimité, sinon de souveraineté.

 

Il ne faut pas sous-estimer les dommages collatéraux qui ont été commis dans cette affaire. Une loi simple, à la suite d’une ordonnance, a porté atteinte aux compétences du pays résultant d’une loi organique, de valeur supérieure, sans la consultation requise du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, alors même que le transfert des compétences avait été sacralisé dans l’Accord de Nouméa et l’article 77 de la Constitution par le principe de l’irréversibilité constitutionnelle. Il est inévitable, dans cette « Terre de parole », que les partenaires de l’Accord de Nouméa s’interrogent à l’avenir sur la réalité de la parole donnée par la France. La suite de la gestion de la crise sanitaire va le montrer.

 

 

 

[1] Sur cette décision, voir le billet publié sur ce blog par Damien Fallon.

[2] TAPF, ordonnance n° 2000310 du 15 mai 2020, M et Mme L.