(Dés)aveu prétorien quant à la mise en place d’un « état d’urgence parlementaire » Par Antonin Gelblat
Par sa décision n°2021-814 du 1er avril 2021, le Conseil constitutionnel censure, pour violation de l’article 61 al. 1 de la Constitution, la résolution modifiant le Règlement de l’Assemblée nationale en ce qui concerne l’organisation des travaux parlementaires en période de crise. Si, en apparence, cette décision met en avant le rôle de contre-pouvoir du juge constitutionnel face à la majorité parlementaire, elle dissimule sans doute également une forme d’impuissance du Conseil confrontée à l’autonomie du droit parlementaire.
By its decision n ° 2021-814 of April 1, 2021, the Constitutional Council strikes down, for violation of article 61 of the Constitution, the resolution amending the standing orders of the National Assembly regarding the organization of parliamentary work in times of crisis. If this decision appears as highlighting the counterpower role of the constitutional judge towards the parliamentary majority, it also conceals a form of inability of the Constitutional Council when facing the autonomy of parliamentary law.
Par Antonin Gelblat, Docteur en droit, Enseignant-chercheur contractuel à l’Université Grenoble-Alpes
Par sa décision n°2021-814 du 1er avril 2021, le Conseil constitutionnel a jugé non conforme à la Constitution la résolution du 1er mars 2021 modifiant le règlement de l’Assemblée nationale en ce qui concerne l’organisation des travaux parlementaires en période de crise. Cette résolution est issue des réflexions d’un groupe de travail « chargé d’anticiper le mode de fonctionnement des travaux parlementaires en période de crise » mis en place par la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale (CDP) le 05 mai 2020. C’est cette dernière instance qui avait, lors du premier confinement, pris les décisions dérogatoires pour adapter le travail parlementaire à la lutte contre l’épidémie de Covid-19[1]. Or, l’Assemblée nationale a souhaité formaliser cette pratique en introduisant un nouvel article au sein de son Règlement (RAN) afin d’autoriser la CDP, « en cas de circonstances exceptionnelles », à adapter les modalités de réunion, de délibération et de vote des députés[2].
Le Conseil constitutionnel a jugé cette résolution contraire à l’article 61 al. 1 de la Constitution. La censure revêt une portée symbolique forte car le juge considère qu’il est empêché d’exercer son contrôle de constitutionnalité du RAN, faute pour celui-ci d’encadrer la délégation de compétence qu’il octroie à la CDP (I). La portée contraignante d’une telle décision est en revanche limitée car le Conseil ne peut que suggérer à la majorité de formaliser au sein du RAN un « véritable » état d’urgence parlementaire sur lequel il serait en mesure d’exercer son contrôle (II).
I/ Un désaveu clair infligé à la majorité parlementaire
Le Conseil constitutionnel confirme que le RAN peut prévoir un corps de règles dérogatoires pour adapter le travail parlementaire aux circonstances exceptionnelles mais sanctionne une forme d’incompétence négative du pouvoir réglementaire.
Dès ses premières décisions, le Conseil constitutionnel a en effet défini strictement l’étendue du pouvoir règlementaire des assemblées. Ainsi, des dispositions qui ne sont relatives « ni à l’organisation ou au fonctionnement de l’Assemblée nationale, ni à la procédure législative, ni au contrôle de l’action du Gouvernement, ne sont pas au nombre de celles qui peuvent figurer » au sein du RAN[3]. Cette politique jurisprudentielle vise à encadrer le pouvoir des chambres plus qu’à leur garantir l’existence d’un domaine réservé et c’est surtout le respect par les assemblées du domaine de compétence du législateur (et donc des prérogatives du Gouvernement) auquel s’attache le Conseil constitutionnel. Or, la question pouvait éventuellement se poser ici. En effet, outre la Constitution, plusieurs dispositions législatives régissent le fonctionnement des chambres en temps de crise comme la loi « Treveneuc » de 1872 qui prescrit la réunion des conseils départementaux pour maintenir la tranquillité publique et l’ordre légal si l’Assemblée est illégalement dissoute ou empêchée de se réunir.
Le Conseil constitutionnel juge ici que « l’indispensable continuité de leurs travaux » justifie la compétence des assemblées pour « définir dans leur règlement des dispositions dérogatoires susceptibles d’être temporairement mises en œuvre sur décision de leurs autorités » si elles constataient des circonstances exceptionnelles perturbant, de « manière significative », les conditions du travail parlementaire. Ce n’est donc pas le principe de l’adaptation du travail parlementaire en temps de crise qui est en cause ni la compétence de l’Assemblée pour instituer des mesures dérogatoires mais bien la manière dont la majorité a utilisé le pouvoir d’auto-organisation de la chambre.
La résolution confiait à la CDP – et en son sein aux présidents des groupes composant la majorité gouvernementale – de décider seule de l’opportunité de mettre en œuvre des mesures dérogatoires et du contenu à leur conférer[4]. Elle était pourtant présentée par son rapporteur comme le meilleur moyen d’écarter le spectre d’un « droit parlementaire d’exception » ou d’un « état d’urgence parlementaire ». Elle devait selon le rapporteur, formaliser les « acquis » de l’expérience du printemps 2020 sans pour autant corseter la pratique parlementaire en temps de crise. Or, cette présentation n’a vraisemblablement pas convaincu le Conseil constitutionnel qui affirme ne pas pouvoir « mesurer la portée des adaptations permises par cette résolution ». En conséquence, il estime ne pas être en mesure de contrôler la constitutionnalité du RAN, ce qui porte atteinte à l’article 61 al. 1 C. On peut y voir une transposition de sa jurisprudence relative à l’incompétence négative car la chambre basse est sanctionnée pour ne pas avoir suffisamment encadré l’habilitation qu’elle conférait à la CDP. En creux, ce sont donc les droits de la minorité parlementaire que le Conseil cherche à protéger contre les atteintes que la majorité pourrait y porter en décidant de s’octroyer un blanc-seing pour déroger au RAN.
Le Conseil constitutionnel considère que les dérogations susceptibles d’être apportées par la CDP aux dispositions réglementaires « ne sont ni limitées ni précisées par la résolution qui se borne à prévoir qu’elles doivent respecter le principe du vote personnel et les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, lesquels s’imposent en tout état de cause ». Le rappel des principes constitutionnels que la CDP doit respecter dans la mise en œuvre de mesures dérogatoires est jugé insuffisant. Le Conseil constitutionnel semble ici refuser de laisser l’interprétation de ces deux principes à la discrétion de la CDP et on peut se demander si cela ne constitue pas une forme de reconnaissance de ce que ces principes ont un contenu pour le moins indéterminé ou en tout cas insusceptible de délimiter un cadre aux dérogations que la CDP serait susceptible de décider.
Plus largement la motivation qui soutient la censure de la résolution laisse transparaitre une forme d’impuissance du juge confronté à l’autonomie de l’ordre parlementaire.
II/ Un aveu d’impuissance face à l’autonomie du droit parlementaire
Selon le juge, la résolution, en se contentant d’habiliter la CDP à déroger au RAN, ne lui permet pas d’exercer « le contrôle de constitutionnalité des règles de fonctionnement de l’Assemblée nationale que lui impose le premier alinéa de l’article 61 de la Constitution » (Pt 7). Cette interprétation extensive de sa mission peut surprendre et doit sans doute s’interpréter comme un simple souhait.
De nombreux actes internes à l’Assemblée nationale, qui participent pourtant à définir son « fonctionnement », échappent au contrôle de constitutionnalité. L’Instruction Générale du Bureau par exemple n’est soumise à aucun contrôle juridictionnel alors qu’elle peut contenir des dispositions potentiellement contraires à la Constitution[5]. Il en va de même des décisions de la CDP comme l’illustre d’ailleurs la gestion de la crise sanitaire par cette institution au printemps 2020. Les députés comme la doctrine se sont interrogés quant à la compatibilité de ses décisions avec le principe du vote personnel, la liberté du mandat parlementaire ou les exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires[6]. Pour autant, le Conseil constitutionnel n’a pas pu être saisi de telles adaptations qui échappent à son contrôle comme il le reconnait d’ailleurs implicitement en censurant la résolution.
Le juge ne dispose pas non plus des moyens de contrôler les décisions de la CDP à partir des actes adoptés sur leurs fondements. Seul un contrôle concret de la procédure législative opéré à l’occasion du contrôle a priori d’une loi pourrait le lui permettre. Le juge contrôle en effet que la loi « a été adoptée dans le respect des règles de valeur constitutionnelle relative à la procédure législative »[7]. L’hypothèse apparait toutefois bien improbable au vu de l’importance toute relative que le Conseil constitutionnel a pu attacher au respect par le législateur (organique) des exigences procédurales en période de crise[8].
Il résulte de cette autonomie partielle de l’ordre parlementaire que le juge est impuissant à garantir la constitutionnalité du travail parlementaire en période de crise. Comme en témoigne l’attitude adoptée par le Sénat et comme le confirme le Conseil constitutionnel, s’il est loisible aux assemblées d’insérer dans leurs règlements des dispositions dérogatoires pour les temps de crises, elles peuvent tout aussi bien ne pas le faire. À la suite de cette censure, rien n’oblige l’Assemblée nationale à modifier son règlement pour y inscrire des dispositions encadrant la portée de l’habilitation conférée à la CDP en cas de circonstances exceptionnelles. Le Conseil constitutionnel ne dispose pas de pouvoir d’injonction à son égard. La Chambre basse pourrait tout aussi bien décider de ne rien changer. Lors de la prochaine crise, elle serait alors libre d’adopter à nouveau une démarche prudentielle et informelle en laissant toute latitude à la CDP pour adopter des mesures qui échapperaient au contrôle de constitutionnalité.
Le Conseil constitutionnel opère donc une interprétation extensive de l’article 61 lorsqu’il déclare que cette disposition lui impose de contrôler la constitutionnalité « des règles de fonctionnement des assemblées » et non seulement de certaines d’entre elles. Il semble qu’il faille plutôt considérer cette affirmation comme une prétention selon laquelle le Conseil devrait pouvoir exercer un tel contrôle. Il faut le considérer comme une incitation adressée à l’Assemblée pour qu’elle modifie son règlement afin d’y inscrire un corps de règles dérogatoires plus précises que le Conseil constitutionnel serait alors en mesure de contrôler. Le communiqué de presse qui accompagne la décision prend d’ailleurs soin de préciser que celle-ci « n’a aucunement pour effet d’interdire » la création d’un tel état d’urgence parlementaire.
[1] V. Elina Lemaire, « Le parlement face à la crise du Covid-19 », JP Blog, 2 avril 2020.
[2] V. Alexis Fourmont, « Révision du Règlement de l’Assemblée nationale : refus du droit parlementaire d’exception », JP Blog, 25 mars 2021.
[3] Décis. n°2014-705 DC, Résolution tendant à modifier le Règlement de l’Assemblée nationale.
[4] Rapport de la commission des lois n°3893 du 17 février 2021.
[5] V. par ex. l’art. 13-1 al. 4 de l’Instruction générale du Bureau de l’Assemblée nationale qui interdit la délégation du droit vote au scrutin secret alors que le Conseil a censuré une disposition similaire que le Sénat avait tenté d’inclure dans son règlement (décis. n°73-49 DC du 17 mai 1973, Résolution tendant à modifier certains articles du règlement du Sénat).
[6] V. par ex. Rap. n°3893, op. cit ; Elina Lemaire, loc. cit.
[7] Décis. n°75-57 DC du 23 juillet 1975, Loi supprimant la patente et instituant une taxe professionnelle.
[8] Décis. n°2020-799 DC du 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
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