« Crime minister » : le procès de Benyamin Netanyahou et l’absence d’immunité du premier ministre israélien

Par Nina Bauchet, Romain Balconi et Iris Chabriat

<b> « Crime minister » : le procès de Benyamin Netanyahou et l’absence d’immunité du premier ministre israélien </b> </br> </br> Par Nina Bauchet, Romain Balconi et Iris Chabriat

Après avoir été premier ministre pendant 12 années consécutives, Benyamin Netanyahou a quitté ses fonctions le 13 juin 2021. Cela fait suite à de nombreux mois d’incertitudes et d’élections législatives successives, ayant amené les opposants de Benyamin Netanyahou à former une alliance dans le but de l’évincer, puis à former un nouveau gouvernement. Cet évènement politique, lié à l’ouverture du procès de Netanyahou pour corruption il y a un an et aux mécanismes constitutionnels israéliens permettant la tenue d’un tel procès, brouille les frontières entre politique et judiciaire. C’est l’occasion d’étudier l’absence d’immunité du premier ministre en Israël.

 

After 12 years as Prime Minister, Benyamin Netanyahu stepped down as Prime Minister in June 2021. This followed many months of uncertainty and successive parliamentary elections, which have led Benyamin Netanyahu’s opponents to form an alliance in order to oust him and then to form a new government. This political event blurs the boundaries between politics and the judiciary as it is not unrelated to the opening of Netanyahu’s corruption trial a year ago and the Israeli constitutional mechanisms that allow such a trial to take place. It is an opportunity to examine the lack of immunity of the prime minister in Israel.

 

Par Nina Bauchet, Romain Balconi et Iris Chabriat, étudiants en certificat de droit public M1 droit public (Université de Paris II)[*]

 

 

Benyamin Netanyahou, premier ministre israélien de 2009 à 2021 est accusé de corruption, de fraude et d’abus de confiance dans le cadre de quatre affaires différentes. Il fait l’objet d’un procès depuis mai 2020 devant la Cour du District de Jérusalem.

 

Un tel procès était possible alors que Netanyahou était toujours premier ministre car, contrairement à la Constitution française de 1958 qui accorde une forme d’immunité au président de la République et prévoit une juridiction spéciale pour les ministres ou anciens ministres, le droit israélien ne prévoit aucun régime d’exception pour le premier ministre. Celui-ci peut être poursuivi en justice alors même qu’il est en fonction. En cas de condamnation, il doit néanmoins démissionner en vertu de l’article 18 de la Loi fondamentale sur le Gouvernement de 2001.

 

Ce point de droit constitutionnel mérite d’être discuté au regard de l’actualité politique. Les opposants politiques de Netanyahou n’ont cessé de répéter qu’il était impossible pour un premier ministre de mener à bien sa mission s’il est poursuivi au même moment par la justice et exigeaient ainsi le départ de celui qui a été surnommé « Crime minister » par les manifestants. S’agissant d’affaires de corruption et de fraude, se pose également la question de la moralité de la vie publique. Pour saisir l’enjeu constitutionnel de cette délicate passation de pouvoir, il est nécessaire de revenir sur le cadre incertain du droit constitutionnel israélien, avant de s’interroger sur la pertinence de l’absence de procédure judiciaire dérogatoire au droit commun pour les détenteurs du pouvoir.

 

 

1. Le cadre incertain du droit constitutionnel israélien 

Ni la nature ambivalente du droit constitutionnel israélien, ni la procédure prévue à l’article 18 de la Loi fondamentale de 2001 sur le Gouvernement n’apportent de réponse claire à la situation de B. Netanyahou.

 

La valeur des normes constitutionnelles israéliennes est au cœur du débat car Israël ne dispose pas d’une constitution écrite. En effet, à la fondation de l’Etat d’Israël, l’Assemblée constituante élue en 1949 n’est pas parvenue à se mettre d’accord sur un texte. Il a été alors décidé par la Résolution de Harari de 1950 de transférer les pouvoirs de l’assemblée constituante aux parlements successifs afin de voter progressivement des lois fondamentales thématiques et élaborer ainsi une constitution chapitre par chapitre. Dès lors, le droit constitutionnel israélien s’apparente à la tradition britannique en tant qu’il ne dispose pas d’un texte central mais de plusieurs textes différents formant Constitution. Depuis 1958, onze lois fondamentales ont été promulguées par la Knesset. L’une d’entre elles, adoptée en 1968 et modifiée en 2001 régule les pouvoirs du Gouvernement et du Premier ministre, tandis qu’une autre, adoptée en 1984, porte sur le pouvoir juridictionnel.

 

La valeur de ces lois pose question. Jusqu’en 1995, on considérait d’une part, que les lois fondamentales avaient la même valeur que les lois ordinaires car elles sont votées dans des formes similaires, et d’autre part, qu’une loi ordinaire pouvait contredire une loi fondamentale en application du principe lex posterior derogat. La seule exception retenue était celle d’une clause d’intangibilité prévue par la loi fondamentale elle-même ou une procédure de révision aux standards particuliers. La première hypothèse est illustrée par la loi fondamentale “Freedom of Occupation” du 9 mars 1994 dont l’article 7 requiert l’adoption d’une autre loi fondamentale pour en modifier le contenu. Le second cas est illustré par la loi fondamentale relative à la Knesset du 12 février 1958 dont les dispositions de l’article 4 prévoient que le système électoral à la proportionnelle ne pourra être modifié que par une majorité absolue des membres (61 sur 120) et non une majorité simple, requise pour les lois ordinaires.

 

Toutefois la Cour suprême israélienne, dans la décision Bank Mizrahi de 1995, qui n’est pas sans rappeler l’arrêt Marbury v Madison de la Cour suprême des États-Unis, s’appuie sur la clause d’intangibilité des nouvelles lois fondamentales relatives aux droits fondamentaux de 1992 pour considérer que la promulgation de lois fondamentales implique que le pouvoir constituant, la Knesset, avait entendu donner aussi une telle valeur aux lois fondamentales précédentes. Cette interprétation très extensive confère par conséquent aux lois fondamentales une valeur supérieure à celle des lois ordinaires et établit la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité des lois en Israël. Ainsi, la loi fondamentale sur le Gouvernement a valeur constitutionnelle.

 

La règle relative à l’hypothèse d’une condamnation judiciaire du Premier ministre se trouve à l’article 18 de la loi fondamentale de 2001 organisant le Gouvernement. Lorsque l’infraction comprend un élément de “turpitude morale” mais que le jugement n’a pas encore été rendu définitivement, la Knesset peut imposer la démission collective du Gouvernement par un vote à la majorité simple. Si la Knesset ne vote pas en faveur de la destitution du Premier ministre, il est prévu que lorsque la condamnation devient définitive, le Gouvernement est présumé démissionnaire d’office. La loi fondamentale impose donc le départ d’un Premier ministre reconnu coupable, même lorsqu’il dispose toujours de la confiance des membres de la Knesset. Cela représente un cas assez particulier au regard du droit constitutionnel comparé. Loin de prévoir une immunité pénale du Premier ministre, le droit constitutionnel israélien prévoit sa démission automatique.

 

En cas de contestation, seule la Cour suprême israélienne peut constater que les conditions requises par l’article 18 sont remplies. En effet, l’article doit être lu en lien avec l’article 15 d) de la loi fondamentale de 1984 sur le pouvoir juridictionnel, selon lequel seule cette Cour peut enjoindre à l’Etat ou à ses agents de s’abstenir d’accomplir des actes, mêmes légaux et pour lesquels ils sont compétents.

 

Pour contourner cette obligation, et se maintenir au pouvoir, Netanyahou a tenté de faire adopter par la Knesset une loi lui accordant une immunité pénale dans les affaires visées. Le raisonnement sous-jacent était le suivant : une telle loi aurait supprimé l’incrimination en elle-même, empêchant le tribunal de Jérusalem, compétent en matière de corruption, de le condamner. En l’absence de condamnation juridictionnelle, l’article 18 de la loi de 2001 aurait été inapplicable.

 

La question posée est celle de la constitutionnalité d’une telle loi d’immunité au regard de ce même article 18. Toute l’importance de la décision de 1995 autorisant le contrôle de constitutionnalité des lois prend alors sens. Il est probable que la Cour suprême israélienne, seule compétente en la matière, aurait déclaré cette loi « d’immunité » inconstitutionnelle en tant qu’elle aurait eu pour objet de priver d’effet utile les dispositions de l’article 18 de la loi fondamentale de 2001.

 

La Cour n’a finalement pas été saisie de ce litige qui restera ainsi une question irrésolue. A la suite de la perte de légitimité progressive de Benyamin Netanyahou, un renversement d’alliance à la Knesset du parti Yamina de Naftali Bennett a mené au vote d’une motion de censure et à la chute du Gouvernement Netanyahou.

 

 

2. La pertinence de l’absence de procédure dérogatoire pour les détenteurs du pouvoir

Le système israélien propose un régime où les détenteurs du pouvoir sont soumis aux mêmes règles de responsabilité que n’importe quel individu. Ceci implique qu’ils peuvent être poursuivis pour les mêmes infractions, risquent les mêmes sanctions et, le cas échéant, sont jugés par les mêmes tribunaux. Cette logique s’inspire de la tradition britannique, peu encline à reconnaître un statut d’exception à une catégorie de personnes.

 

Alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce en son article 1er que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », le droit constitutionnel français prévoit une forme d’immunité pour le Président de la République pendant la durée de son mandat (article 67 de la Constitution française). Elle est fondée sur l’idée selon laquelle les gouvernants ne doivent pas être inquiétés par la justice afin de garantir la séparation des pouvoirs et permettre un exercice serein des fonctions. Ce dernier argument a été avancé par les opposants de Benyamin Netanyahou, notamment Benny Gantz – désormais vice-premier ministre du gouvernement Bennett – selon lequel « personne ne peut diriger un Etat et gérer en même temps trois affaires sérieuses de corruption, fraude et abus de confiance ».

 

Il est vrai qu’alors qu’il était Premier ministre en exercice, Netanyahou devait passer plusieurs heures chaque jour avec ses avocats, compromettant ainsi significativement l’exercice de ses fonctions. Cet argument a porté atteinte à sa réputation de Premier ministre efficace et a donc contribué à son éviction. Il semble inévitable en effet qu’un procès contre un Premier ministre en exercice nuise à sa capacité à se concentrer sur ses missions, en même temps qu’à son image et à sa légitimité auprès du peuple, de sorte que le mécanisme prévu par le droit israélien n’est pas des plus viables. Un compromis entre ces deux systèmes, qui préserverait à la fois le principe d’égalité devant la justice et le bon gouvernement d’un Etat, serait par exemple de confier les fonctions du premier ministre à un premier ministre par intérim, dans l’attente du verdict judiciaire.

 

Par ailleurs, de tels procès peuvent fortement influer sur la popularité d’un homme ou d’une femme politique et ainsi sur les résultats d’une élection. Le risque de politisation de la justice existe toujours. Ce dernier est systématiquement instrumentalisé par les hommes et femmes politiques concernés par de telles affaires, qui se défendent en criant au procès politique, aux stratégies menées uniquement dans le but de les déstabiliser politiquement, voire à l’avènement d’un « gouvernement des juges ». Cela pose la question de l’indépendance de la justice et plus généralement de la séparation des pouvoirs.

 

C’est un argument que B. Netanyahou n’a pas manqué de soulever pour se défendre des accusations de corruption qui pesaient sur lui et sur lesquelles insistaient ses adversaires politiques. Ceux-ci se sont d’abord unis dans le cadre d’une formation de partis politiques opposés ayant pour ambition commune de détrôner Netanyahou, et, sont devenus pour la plupart, les membres du gouvernement Bennet ayant succédé au cinquième gouvernement de Netanyahou le 13 juin 2021.

 

Néanmoins, rien ne prouve que les accusations de B. Netanyahou soient de nature politique. Il n’en demeure pas moins que la conciliation entre un pouvoir judiciaire neutre et une accusation du chef du pouvoir exécutif est difficile.

 

 

 

Bibliographie : 

L’énigme constitutionnelle d’Israël et la politique constitutionnelle de Theodor Herzl – Otto Pfersmann, Cités, 2011/3-4 (n°47-48), p.227-234.

Introduction : L’histoire constitutionnelle d’Israël, Suzie Navot, Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel n°35 – avril 2012.

– Site internet du ministère des affaires étrangères d’Israël : https://mfa.gov.il/mfa/mfafr/realites%20israel/etat/pages/l-etat-%20l-executif-%20le%20gouvernement.aspx

Israël : Avichaï Mandelblit, l’homme qui hante Netanyahou, Joël David, 18/01/2021, La Croix

Israël : Benyamin Netanyahou mis en examen pour « corruption », 22/11/2019, La Croix (avec AFP)

En Israël, Nétanyahou face à son destin politique et judiciaire, Clothilde Mraffko, 07/04/2021

 

[*] Cette étude a été effectuée dans le cadre de l’enseignement de méthode du professeur Denis Baranger dans le cadre du Certificat Fondements du droit public.

 

Crédit photo: WORLD ECONOMIC FORUM/swiss-image.ch/Photo Jolanda Flubacher/CC-NC-SA 2.0