Une question sans intérêt ou presque : la possibilité d’un troisième mandat présidentiel ?

Par Olivier Beaud

<b> Une question sans intérêt ou presque : la possibilité d’un troisième mandat présidentiel ? </b> </br></br> Par Olivier Beaud

La dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024 a redonné vie à une hypothèse curieuse selon laquelle le président de la République, s’il démissionnait prochainement, pourrait briguer un 3e mandat présidentiel en dépit de l’article 6 al.2 de la Constitution. Ce billet examine la genèse de cette hypothèse, aussi étrange qu’infondée, et tente de dégager la leçon qu’on peut en tirer du point de vue du droit constitutionnel en ce qui concerne l’interprétation de la Constitution.

 

The dissolution of the National Assembly on June 9, 2024 has revived a curious hypothesis according to which the President of the Republic, if he were to resign in the near future, could run for a third presidential term, despite article 6 al.2 of the Constitution. This post examines the genesis of this hypothesis, which is both strange and unfounded, and attempts to draw the lesson from a constitutional law perspective with regard to the interpretation of the Constitution.

 

Par Olivier Beaud, Professeur à l’Université de Paris Panthéon-Assas, Directeur adjoint de l’Institut Michel Villey

 

 

 

Après la dissolution prononcée par le président de la République le 9 juin 2024, a ressurgi de nouveau dans les médias la question de savoir si ce dernier pourrait briguer un troisième mandat s’il choisissait de démissionner à la suite des élections législatives de juin 2024.

 

Une telle question semble a priori étrange quand on lit l’article 6 alinéa 2 de la constitution, issu de la révision constitutionnelle de 2008, selon lequel, « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. » Cet article fait suite au premier alinéa qui dispose : « Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. » On verra que comme souvent en droit, les textes sont moins limpides que l’on pense dès lors qu’ils doivent toujours être confrontés à des cas concrets souvent non prévus par l’auteur de la règle.

 

Bien qu’au regard, d’une part, de la portée politico-constitutionnelle considérable de la dissolution, et d’autre part, des difficultés réelles posées par le décret de convocation des électeurs du même jour, sur lesquelles devra bientôt se pencher le Conseil constitutionnel[1], ce cas fictif semble d’une importance minime, sinon ridicule[2]. Il mérite pourtant qu’on y prête attention, ne serait-ce que pour illustrer le fait que lancer une hypothèse aussi « farfelue »[3] conduit à parasiter le débat constitutionnel et contribue à renforcer cette « inculture constitutionnelle française »[4] contre laquelle les constitutionnalistes devraient plutôt lutter quand ils s’expriment dans les médias.

 

 

I – L’origine de la question comme problème constitutionnel  : un avis du Conseil d’Etat

Cette question d’un possible troisième mandat a été soulevée en 2022 par Jean-Jacques Urvoas, l’ancien garde des Sceaux et devenu depuis lors professer de droit public. Il se fondait sur une interprétation du Conseil d’Etat sollicité par le gouvernement pour savoir si le président de la Polynésie française — Edouard Fritch —, ayant succédé à Gaston Flosse, pouvait briguer en 2023 un troisième mandat de président. L’article 74 alinéa 3 de la loi organique du 1er août 2011, qui régit cette question de la succession des mandats présidentiels dans le temps, dispose que le président en question « ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs ». La caractéristique de ce cas concret tient au fait que l’élu polynésien avait exercé son premier mandat présidentiel pendant moins de cinq ans car il avait pris la succession de Gaston Flosse (plusieurs fois condamné par la justice) qui avait démissionné. Il n’avait donc pas pu effectuer par la force des choses deux mandats complets.

 

Le Conseil d’Etat a interprété ce texte de l’article 74 al. 3 comme « comme limitant à deux mandats successifs de cinq ans complets l’exercice de la présidence de la Polynésie »[5]. Il a donc considéré que la formule de « deux mandats de cinq ans successifs » devait être interprétée comme étant deux mandants « complets ».  Il s’est fondé, d’une part, sur l’intention du législateur (en réalité uniquement sur les opinions des deux rapporteurs parlementaires) et, d’autre part, sur l’idée qu’il fallait adopter, ici comme ailleurs, une interprétation restrictive de l’inéligibilité rappelée par le Conseil constitutionnel[6].

 

En réalité, c’est cette analogie qui est très boiteuse car il semble difficile de transposer des solutions valables pour les collectivités locales d’outre-mer, qui sont des élections à des fonctions administratives avec l’élection présidentielle, celle du chef de l’Etat. L’admettre serait considérer qu’on peut régler des problèmes de droit constitutionnel à la seule aide du droit administratif.  Le Conseil d’Etat reconnaît lui-même qu’il résout ici un simple problème de légalité et non de constitutionnalité puisqu’il affirme : « une personne ayant exercé deux mandats successifs, dont l’un est inférieur à cinq années, peut légalement briguer un troisième mandat ». On ne voit pas pourquoi un précédent de droit administratif serait valable pour éclairer une question de droit constitutionnel.

 

Pourtant, dès cette époque, Jean-Jacques Urvoas avait spéculé sur une telle transposition en effectuant le raisonnement suivant : « imaginons que le président de la République dissolve l’Assemblée avant la fin de son mandat, perde les élections législatives et démissionne (…) Le président du Sénat assurerait alors l’intérim et une nouvelle élection serait organisée. Emmanuel Macron n’ayant pas effectué deux mandats successifs complets, il pourrait donc être candidat. »[7] Cette hypothèse est ressortie après l’annonce surprise de la dissolution du 9 juin 2024 et elle est devenue actuelle dans la mesure où la dissolution est devenue une réalité. Reste encore l’hypothèse d’une démission du chef de l’Etat qui donne à ce cas pratique un semblant de vraisemblance.

 

 

II – Pourquoi dans l’hypothèse d’une démission du chef de l’Etat,  un troisième mandat présidentiel semble exclu au regard de la constitution

Pour résoudre un tel casus, il faut commencer évidemment par revenir au texte censé régir la question ici posée. Selon l’article 6 alinéa 2 de la constitution, « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. »[8] Les termes de l’article paraissent clairs et laissent penser qu’un troisième mandat, forcément consécutif, d’Emmanuel Macron serait contraire à la constitution et que le Conseil constitutionnel déclarerait irrecevable une telle candidature.

 

Mais les juristes savent bien qu’aucune disposition, si claire fût-elle, n’est pas à l’abri d’interprétations divergentes. Reprenons notre hypothèse du mandat présidentiel interrompu par le choix même du chef de l’Etat de démissionner avant la fin du terme de son mandat. Il en résulte qu’il aurait dans ce cas commencé un deuxième mandat, mais que celui-ci serait incomplet, ou inachevé en raison de cette démission à mi-mandat. On retrouve alors l’interrogation qui s’est posée à propos de la Polynésie française et qui revient à se demander quel est le sens exact des termes de « mandats consécutifs » dans cet article 6 al. 2 . Faut-il entendre le terme de mandat comme un mandat « complet » ou non ? Si l’on considère que même un mandat entamé et interrompu avant la fin du mandat vaut comme un vrai mandat, le président ne peut pas briguer une troisième élection. Il le pourrait dans le cas contraire.

 

Comme le texte de la constitution est muet sur la longueur effective du mandat présidentiel, on aurait pu croire qu’une loi organique ou une loi électorale aurait précisée, mais il n’en est rien.  Bref, c’est un silence de la « loi », qui donne l’occasion aux juristes de raisonner selon un mode souvent exégétique.

 

Comme souvent, en droit constitutionnel, la recherche de l’intention du constituant s’avère souvent décevante pour résoudre la question. Certes, on sait que le Comité Balladur qui est très largement à l’origine de la révision constitutionnelle de 2008 était hostile à la limitation dans le temps du mandat présidentiel. Guy Carcassonne a usé de tout son pouvoir de persuasion pour empêcher la modification de l’article 6 en se fondant essentiellement sur le fait qu’une telle disposition avait pour effet de restreindre la « souveraineté des électeurs »[9].

 

Mais le Comité Balladur n’a pas été suivi sur ce point par le président de la République (Sarkozy) qui a imposé sa volonté aux parlementaires en imposant une telle prohibition de troisième mandat. Sa justification était assez étrange quand on y réfléchit bien. Elle consistait à prétendre qu’un président élu pour la seconde fois aurait plus de liberté pour continuer son second mandat, débarrassé du fardeau que serait le fait de songer à sa réélection. Il gouvernerait ainsi mieux. Cette justification a été donnée de façon imagée par l’ancien chef de l’Etat dans son discours d’Epinal du 12 juillet 2007 : « l’énergie que l’on met à chercher à se maintenir au pouvoir, on ne la met pas à agir ». Pour ceux qui n’auraient pas compris son intention, il faisait allusion à son prédécesseur Jacques Chirac en déclarant : « Moi, j’ai été élu pour agir, pas pour durer. »[10] On comprend bien le coup de griffe lancé à son prédécesseur qu’il avait aimablement assimilé à un «  roi fainéant », mais on comprend moins bien la logique du propos. Car ce raisonnement aurait tout aussi bien valu pour interdire à un président élu de se représenter une seconde fois…  Quoi qu’il en soit, on n’est pas plus avancé pour interpréter à la lumière de tels propos le sens du mandat au terme de l’article 6 al. 2.

 

En outre, les explications données par les parlementaires n’éclairent pas davantage les données du problème. Les propos rapportés dans la presse du rapporteur du projet de loi constitutionnelle éclairent très peu le problème qui nous occupe ici. Jean-Luc Warsmann reprenait en l’adaptant une formule du Comité Balladur en estimant que « dix ans constituent un horizon admis comme assez long dans nombre de démocraties. Ce temps est suffisamment long pour permettre de conduire un programme politique très ambitieux ».  Il invoquait ensuite « l’inéluctable usure du pouvoir qui peut affecter à terme la capacité d’action du pouvoir exécutif. »[11]

 

Le fait frappant dans les motivations de cette réforme tient à ce qu’elles sont finalement peu fondées sur le principe démocratique ou sur le principe républicain. La comparaison souvent faite (souvent mal faite d’ailleurs) avec les Etats-Unis est pourtant instructive. Outre-Atlantique, les citoyens ont été inquiétés par le précédent de Franklin Roosevelt qui fut élu président en 1932, puis réélu trois fois de suite (1936, 1940, 1944) cumulant ainsi dans le temps quatre mandats. Roosevelt avait rompu avec la coutume constitutionnelle inaugurée par le précédent de George Washington qui n’avait pas voulu briguer de troisième mandat. La réaction fut l’élaboration et l’adoption du 22ème Amendement à la constitution (1951)[12] ainsi libellé : « Nul ne peut être élu plus de deux fois à la présidence ». La motivation est fondamentalement républicaine : on se méfie des mandats trop longs et on veut éviter ce cumul dans le temps car on a peur que le pouvoir corrompe celui qui l’exerce s’il l’exerce trop longtemps. Il en résulte une différence majeure avec le cas français. Un président des Etats-Unis, élu deux fois, ne pourrait plus, après interruption d’un ou de plusieurs mandats, briguer un troisième mandat.

 

Il faut donc bien avouer que l’interprétation de l’article 6 alinéa 2 peut donner lieu à diverses oppositions, mais il nous semble surtout que le débat constitutionnel, tel qu’il a été posé, repose sur une prémisse inacceptable. Celle-ci repose sur l’idée d’une démission du président de la République qui aurait pour effet de rebattre les cartes et de se présenter, après un intérim du président du Sénat, à une nouvelle élection. A supposer qu’il le veuille d’ailleurs, une telle hypothèse n’est pas constitutionnellement acceptable pour la raison qu’elle conduit à faire de l’acteur politique l’interprète de la constitution qu’il manipule dans un sens qui lui est favorable. C’est pour cela que l’argument décisif pour contrer une telle hypothèse consiste à dire qu’elle permettrait au président de la République de « contourner » la constitution[13].

 

En réalité, le plus grave dans le fait d’émettre une hypothèse aussi « délirante »[14] tient à ce que ceux qui la lancent ou la relaient oublient le principe fondamental selon lequel les règles constitutionnelles sont nécessairement d’ordre public. Non seulement elles s’imposent à ceux à qui elles s’adressent, c’est-à-dire aux pouvoirs publics, mais aussi et surtout il n’est pas dans le pouvoir des gouvernants (ceux qui sont à la tête de ces pouvoirs publics, et en premier lieu, le chef de l’Etat), de vouloir y faire échec par un quelconque acte de volonté. C’est ce que ferait ici le président de la République en démissionnant, pour ensuite se re-présenter aux élections, car cela reviendrait à échapper à une prohibition (qui vise à limiter justement sa volonté). Nul besoin d’en appeler au Conseil constitutionnel pour rappeler de tels principes d’interprétation de la constitution.

 

Pour finir, ce cas fictif permet de rappeler la signification du statut du chef de l’Etat. C’est un statut qui lui confère des droits et des obligations et c’est donc un statut de droit objectif qui s’impose au titulaire d’une fonction politique et publique. Ainsi, le président de la République bénéficie d’une immunité au titre de l’article 67 C. Il ne peut y renoncer et ne pourrait même pas accepter d’être jugé par des juridictions ordinaires dans les cas où sa responsabilité pourrait être engagée. Dans le cas qui nous concerne, le président de la République a une obligation constitutionnelle en vertu de l’article 6 qui est de ne pas briguer un troisième mandat. Il ne peut pas échapper à cette obligation en décidant par lui-même de démissionner. S’il le faisait, il accomplirait un acte qu’on pourrait assimiler à une fraude à la loi, ou à une fraude à la constitution. De ce point de vue, la différence avec le cas polynésien (vu plus haut) est manifeste et elle est particulièrement éclairante pour résoudre le problème juridique posé par ce cas fictif.

 

On a voulu ici interpréter l’article 6 al.2 au regard du comportement des acteurs politiques en montrant que ceux-ci ne pouvaient pas, par leur interprétation, dénaturer la règle de la constitution (de droit objectif) qui est censée s’imposer à eux.

 

L’interprétation doit toujours partir du cas concret, ce qui paraît pourtant contre-intuitif, mais ce qui est décisif. Avoir permis de rappeler cela est le seul mérite de cette hypothèse « farfelue » qui a, selon nous, trop parasité le débat constitutionnel en ces jours particulièrement nourris en actualité constitutionnelle.

 

 

 

 

[1] « Législatives 2024 : le Conseil constitutionnel saisi de plusieurs recours avant les élections anticipées » Huffington Post, 12 juin 2024.

[2] Cela nous rappelle, toutes proportions gardées, le débat lancé par les médias à propos de la possible utilisation de l’article 16 de la constitution pour un éventuel report des élections municipales lors du déclenchement de la pandémie en mars 2020. Voir notre billet : O.  Beaud, «  La surprenante invocation de l’article 16 dans le débat sur le report du second tour des élections municipales », Blog de Jus Politicum du 23 mars 2020.

[3] L’expression se trouve citée dans l’article de N. Bastuck, « Un troisième mandat après une démission ? « Ce serait un coup d’État ! » » Le Point.fr, du 11 juin 2024

[4] Voir O. Beaud,  « Quelques réflexions sur l’inculture constitutionnelle française révélée par l’épisode de la réforme des retraites », Jus Politicum, n° 30

[5] Avis consultatif du Conseil d’Etat (Section de l’Intérieur) du 25 octobre 2022.

[6] Le législateur ne peut édicter des règles d’inéligibilité que « dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur » (n° 2011 628 DC du 12 avril 2011, Loi organique relative à l’élection des députés et des sénateurs, cons.5).

[7] « Et si un troisième mandat à l’Elysée était possible… » L’Opinion, du 28 nov. 2022

[8] Rappelons que le premier alinéa de l’article 6 qui résulte de la révision constitutionnelle de 1962 dispose : Cet article fait suite au premier alinéa qui dispose : « Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. »

[9] Une Ve République plus démocratique, Paris, Fayard, 2008, p. 55. Le propos est d’ailleurs loin d’être clair

[10] Propos cités par A. Ch Bezzina, « La limitation des mandats présidentiels dans le temps : respiration démocratique ou restriction de la liberté électorale ? », Le Club des Juristes, 19 juin 2023

[11] « Emmanuel Macron, en cas de démission, pourrait-il se représenter à un troisième mandat ? », Le Monde du 12 juin 2024

[12] Voir à ce propos  A. Tunc, « Le vingt-deuxième amendement à la constitution des Etats-Unis », Revue internationale de droit comparé. Vol. 3 N°2, Avril- juin 1951. pp. 306-310

[13] C. Bargues, cité par A. Mestre dans l’art. préc ; : Emmanuel Macron, en cas de démission, pourrait-il se représenter à un troisième mandat ? »

[14] C’est un autre adjectif cité par N. Bastuck dans son article précité.

 

 

 

Crédit photo : Présidence de la République du Bénin / CC BY-NC-ND 2.0