L’échec de la révision constitutionnelle : leçons d’un fiasco présidentiel
Le 30 mars 2016, à la sortie du conseil des ministres, le Président de la République déclara renoncer au projet de loi constitutionnelle sur la « protection de la nation » en raison du désaccord entre les deux Chambres. Il a donc décidé de « clore le débat constitutionnel », lancé depuis le 16 novembre 2015, et relatif à la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de la nationalité, Ainsi, pendant plus de quatre mois, les responsables politiques de notre pays, accaparés par cette affaire, n’ont pas pu se pencher sérieusement sur des problèmes capitaux et autrement plus urgents que celui de modifier la Constitution : la question des migrants en Europe, la meilleure coordination des polices en France et au sein de l’Union Européenne, la lutte contre le chômage, etc. Au-delà de ce premier constat évident, il convient de dégager les deux leçons constitutionnelles de ce cas.
I – Observons d’abord que le Chef de l’État qui ouvre le débat constitutionnel, proposant une révision de la Constitution en novembre 2015, le clôt quatre mois plus tard quand les conditions politiques ne sont plus réunies. C’est donc l’opportunité politique qui gouverne entièrement son raisonnement. Mais ce faisant, il démontre que, à l’instar des autres gouvernants, il n’a aucune idée de ce qu’est une Constitution. Il la manipule comme si c’était un instrument uniquement utile à ses désirs politiques. L’état d’urgence est prévu par une loi, considérée comme constitutionnelle. On lui objecte donc qu’il est inutile de constitutionnaliser ce régime juridique d’exception. Peu importe. Il maintient son projet. La déchéance de la nationalité est une sanction prévue par le Code civil. Il suffit – lui dit-on – de modifier celui-ci pour frapper les terroristes d’une telle déchéance. Peu lui chaut également. Pour une raison essentiellement symbolique, il veut l’insérer dans la Constitution. Le tout avec la bénédiction du Conseil d’État qui ne s’est pas grandi dans cette affaire.
Ainsi, les hommes politiques dans leur ensemble – le Chef de l’État n’est pas seul ici – banalisent la révision de la Constitution qui est perçue comme une procédure expédiente pour mettre dans la Constitution des mesures pour lutter contre le terrorisme. Il fallait oser le proposer, et nos gouvernants l’ont fait, d’ailleurs dans l’indifférence la plus grande de l’opinion publique. Par là même, ils trahissent l’idée de Constitution en faisant du texte constitutionnel le réceptacle de n’importe quelle mesure autoritaire, censée rassurer l’opinion publique en période de crise. Ce genre de considération – de théorie constitutionnelle – n’a aucun effet ni sur l’Exécutif, ni même sur les parlementaires qui ont fait échouer la révision à cause non pas de cette absurdité constitutionnelle, mais de l’apatridie. Bref, nos gouvernants – toutes tendances politiques confondues – n’ont aucune idée de ce que doit être une Constitution, croyant ainsi qu’on peut « constitutionnaliser » n’importe quoi. Ils ont voulu ici prendre une mesure symbolique (la déchéance) et l’inscrire dans la Constitution, oubliant que celle-ci est justement ce document symbolique et solennel, censé unir tel un pacte politique les citoyens autour de principes et règles essentiels.
Une telle légèreté est préoccupante, du moins si l’on pense qu’une démocratie moderne doit reposer sur un véritable régime constitutionnel. Il en résulte une première leçon selon laquelle nos gouvernants n’ont aucune considération pour la Constitution et que l’État de droit auquel ils prétendent être attachés n’est qu’un mince vernis idéologique craquant à la moindre affaire politique.
II – La seconde leçon que l’on peut tirer de ce « fiasco présidentiel » est tout aussi inquiétante, mais elle n’est – hélas – guère nouvelle. L’homme à qui l’on doit imputer ce beau fiasco n’est autre que le Chef de l’État. En effet, il fut à l’initiative de ce projet de réforme, malgré la lettre de la Constitution qui attribue, au sein de l’Exécutif, cette compétence au Premier ministre (art. 89 al. 1). D’abord, c’est lui qui, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 et de la déclaration de l’état d’urgence, annonça aux parlementaires qu’il avait réunis au Congrès à Versailles, le 16 novembre, une révision de la Constitution devant inclure notamment une constitutionnalisation de l’état d’urgence. Ensuite, il décida seul d’ajouter au projet de révision la déchéance de la nationalité pour les binationaux, provoquant un conflit avec la Garde des Sceaux. Enfin, il avalisa la proposition de son Premier ministre visant à étendre la déchéance à tous les nationaux pour convaincre les députés de gauche hostiles à l’idée de sanctionner uniquement les binationaux.
C’est donc bien lui qui arbitra entre les diverses options possibles (révision ou non ? objet et étendue de la révision ?) qui se posèrent successivement. Va-t-il pour autant connaître l’épreuve de la responsabilité après ce flagrant échec ? Pas du tout.
Il suffit d’examiner quelle responsabilité pourrait être mise en œuvre pour l’obliger à rendre des comptes des décisions qu’il a ici prises. Dans un régime parlementaire, comme l’est formellement celui de la Ve République, le Chef de l’État n’est pas responsable devant le Parlement. Celui-ci ne peut pas lui demander des comptes, c’est-à-dire de s’expliquer devant lui. La seule responsabilité politique, issue de la révision effectuée à la fin du mandat de Chirac, doit être exceptionnelle : elle ne peut être engagée qu’en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » (art. 68 al. 1). Elle peut conduire à une destitution si le Parlement le décide selon des conditions difficiles à réunir. Or, on voit mal comment l’on pourrait ainsi qualifier la faute politique qui a consisté à proposer un tel projet pour protéger la Nation. Peut-on alors sinon parler de responsabilité – de type « électoral » – du Président parce qu’il pourrait rendre compte devant les électeurs, en mai 2017, de ce qu’il a fait lors de l’hiver 2015-2016 ? Mais rien ne garantit qu’il soit candidat et, à supposer qu’il se représente une seconde fois, malgré sa popularité incroyablement basse, il ne sera pas « jugé » par les citoyens à la seule aune de cette affaire, mais plutôt de l’ensemble de son mandat. En dernière analyse ne resterait que la possibilité pour le Chef de l’État d’endosser de lui-même sa responsabilité en démissionnant après un échec pareil. L’hypothèse peut faire sourire quand on sait que ni M. Mitterrand – après deux cuisantes défaites de sa majorité politique en 1986 et en 1993 (cohabitation) –, ni M. Chirac – que ce soit en 1997 (échec de la dissolution) et en 2005 (« Non » lors du référendum sur la constitution européenne) – n’ont démissionné, alors que les électeurs avaient manifesté leur désaccord à l’encontre de leur politique ou de leur personne.
Bref, où que l’on se tourne, la responsabilité du président de la République est introuvable. Ainsi, le cas de ce récent fiasco présidentiel illustre tristement le système profondément pervers du fonctionnement de la Ve République où celui qui dirige l’État n’est jamais mis en mesure de devoir rendre des comptes au peuple et à ses représentants pour les actions qu’il entreprend. Il faut reconnaître que si la France va si mal de nos jours, c’est en partie à cause de ses institutions qui ont cassé le lien entre pouvoir et responsabilité, et donc brisé le ressort principal de la morale constitutionnelle la plus élémentaire.
Olivier Beaud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)