Les politiques au Conseil constitutionnel : une dangereuse aberration
A propos du contentieux du contrôle du financement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy
Comme Martine Lombard l’a observé dans un billet publié sur ce même blog, l’ouvrage de Jean-Louis Debré (Ce que je ne pouvais pas dire, Paris, Robert Laffont, 2016, 359 p.) écorne sérieusement l’image du Conseil constitutionnel. Contrairement à ce que le titre passablement aguicheur du livre de l’ancien président pourrait laisser entendre, on n’apprend d’ailleurs pratiquement rien à sa lecture : pour ceux que le fonctionnement du Conseil intéresse, la consultation de l’ouvrage publié par Dominique Schnapper à l’issue de son mandat (Une sociologue au Conseil constitutionnel, Paris, Gallimard, 2010, 452 p.) est sans aucun doute plus profitable. Au fond, ce qu’inspire surtout la lecture de ces pages, c’est une irrépressible méfiance à l’égard des politiques (devenus juges constitutionnels), qui se montrent incapables de se départir de leur réflexes et de s’émanciper totalement de leur ancienne condition. La présence d’hommes et de femmes politiques au Conseil, loin d’être « indispensable » comme le juge M. Debré (p. 172), constitue, surtout dans les proportions que l’on connaît, une dangereuse aberration.
Cette question de la composition du Conseil constitutionnel est très régulièrement abordée par l’ancien président dans les pages de son ouvrage. La présence au sein de l’institution des anciens présidents de la République comme membres de droit, qui est prévue par l’article 56 de la Constitution, est notamment abondamment commentée. Le caractère incongru de cette disposition et les problèmes qu’elle soulève en pratique ont maintes fois été soulignés par la doctrine (et notamment Patrick Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, nº 5 ; ou encore les nombreuses contributions autour de la question : réformer la composition du Conseil constitutionnel ? dans la Revue de droit d’Assas, nº 5, février 2012). En dehors des difficultés bien connues liées à cette présence dans le contentieux a priori et a posteriori de la conformité des lois à la Constitution, l’ouvrage de M. Debré pointe un problème supplémentaire, qui concerne le contentieux du contrôle des comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle.
En l’état actuel du droit positif, l’article 3 de la loi du 6 novembre 1962 relative à l’élection du président de la République au suffrage universel modifiée prévoit que la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, autorité administrative indépendante créée en 1990, « approuve, rejette ou réforme, après procédure contradictoire, les comptes de campagne ». C’est en application de ces dispositions que la Commission nationale des comptes de campagne a examiné, puis rejeté, par une décision du 19 décembre 2012, le compte de campagne de M. Sarkozy, candidat malheureux à l’élection présidentielle en mai 2012, en raison à la fois du dépassement du plafond des dépenses électorales autorisées, de l’absence, dans une proportion affectant la sincérité des comptes, d’un certain nombre de dépenses et de recettes de la campagne, et enfin de son financement illicite par une personne morale prohibée – en l’occurrence l’État, qui avait contribué à une partie des dépenses de caractère électoral occasionnées par certaines interventions de M. Sarkozy, avant sa déclaration publique de candidature, et alors qu’il était Président de la République en exercice. Dans sa décision, la Commission ordonnait par ailleurs à M. Sarkozy la restitution de l’avance forfaitaire de 153 000 euros dont il avait pu bénéficier en tant que candidat, ainsi que le versement au Trésor Public de la somme de 363 615 euros, égale au montant du dépassement du plafond des dépenses électorales.
La loi précitée du 6 novembre 1962, dans son même article 3, autorise les candidats concernés à exercer un recours (de pleine juridiction) contre les décisions de la Commission nationale des comptes de campagne. Aux termes de la loi, ce recours s’exerce devant le Conseil constitutionnel. Le 10 janvier 2013, comme il en avait le droit, M. Sarkozy déposa un recours contre la décision du 19 décembre 2012, devant… l’institution dont il est membre de droit et à vie depuis le 6 mai 2012 (observons au passage que contrairement à ce qu’écrit M. Debré dans son livre, le Conseil constitutionnel ne statue pas dans cette hypothèse en « appel » (p. 136 et 137), la décision de la Commission nationale des comptes de campagne ayant le caractère d’une décision administrative, et non d’un jugement – chicanerie de juriste, répliquerait sans doute l’intéressé).
Dès la notification de la décision de rejet de son compte par la Commission nationale des comptes de campagne, M. Sarkozy n’hésita pas à profiter de l’audience qu’il pouvait avoir auprès du président et des autres membres du Conseil constitutionnel pour fustiger son caractère « scandaleux » et « politique » (p. 138 et 141) : « Le président [de la Commission] Logerot lui aurait avoué, raconte M. Debré, que les rapporteurs étaient des « gauchistes » qui voulaient absolument le sanctionner » (p. 141). Le 8 janvier 2013, lors de la cérémonie des vœux du Conseil constitutionnel, à laquelle M. Sarkozy participait en tant que membre – mais il n’avait pas encore déposé son recours, qui ne devait parvenir au Conseil que deux jours plus tard, objecteraient les esprits pointilleux – l’ancien président faisait opportunément savoir à M. Debré que s’il était réélu à la présidence de la République en 2017, il ferait appel à lui « pour présider de nouveau le Conseil constitutionnel car rien n’empêche après un temps d’absence que tu reviennes [sic] » (p. 143)…
Il est vrai qu’après cette dernière apparition (et à l’image de M. Chirac lors du procès relatif aux emplois fictifs de la ville de Paris, dans le cadre duquel une QPC avait été soulevée) M. Sarkozy, en accord avec le président du Conseil constitutionnel, ne devait plus siéger parmi les « sages » de la rue de Montpensier – sans cesser pour autant et en application des dispositions de la Constitution, d’être un membre de l’institution. Il est également avéré que les tentatives de M. Sarkozy sont (fort heureusement) demeurées sans influence sur la majorité des membres qui, par une décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013, ont pour l’essentiel confirmé la décision de la Commission nationale des comptes de campagne, simplement réformée à la marge.
Il n’en reste pas moins que le récit des déboires de M. Sarkozy suscite chez le lecteur un malaise oppressant, tant l’affaire donne une image déplorable du fonctionnement de nos institutions. La réaction du principal intéressé après l’énoncé du « verdict » du Conseil constitutionnel ne devait rien arranger : persuadé que « respecter les institutions, ce n’est pas accepter toutes leurs décisions » (p. 177), l’ancien Président de la République et membre du Conseil constitutionnel en titre (on ose à peine l’écrire), faisait savoir par dépêche de l’AFP, le jour même de la décision, qu’« après la décision du Conseil constitutionnel et devant la gravité de la situation et les conséquences qui en résultent pour l’opposition et pour la démocratie », il « démissionn[ait] immédiatement du Conseil constitutionnel afin de retrouver sa liberté de parole ».
Qu’il le veuille ou non, M. Sarkozy sera, à vie, membre du Conseil constitutionnel en application des dispositions de l’article 56 de la Constitution dont il est urgent qu’enfin, elles fassent l’objet d’une révision : il y va de la crédibilité de nos institutions.
Elina Lemaire, Maître de Conférences à l’Université de Bourgogne