Réflexions sur le Brexit
Et le Premier ministre se retourna et s’en alla en chantonnant… Ainsi s’achève le roman de David Cameron au pouvoir lors de sa dernière conférence de presse devant le 10 Downing Street, quelques jours après l’issue d’un référendum qui lui aura été fatale. Faut-il voir dans cette attitude du nonsense ou de l’understatement face aux conséquences du Brexit ? À court terme, il y a certainement une part d’absurdité. Du point de vue historique, la victoire du leave n’est pas si étonnante. Nous pourrions même ajouter que, quand bien même les motifs conscients de la sortie de l’Union européenne sont peu défendables dans la mesure où ils dénotent un réel populisme, l’influence d’une forme de subconscient culturel ne saurait être omise pour saisir le vote de l’électorat. Ainsi, le référendum du 23 juin n’est pas seulement une énième illustration de l’insanité de ce procédé relevant théoriquement de la démocratie semi-directe. Pour un État qui a longtemps rejeté la pratique référendaire, le Brexit est paradoxalement révélateur d’une tradition juridique et politique. Si nous nous en tenons aux cris d’orfraie presque unanimes de la presse et de la classe politique européenne au lendemain du référendum, l’incompréhension n’est pas prête d’être dissipée. En conséquence, permettons-nous, sous un ton volontairement provocant, quelques rappels à partir d’affirmations largement diffusées lors du Brexit.
Un royaume désuni. Depuis quand le Royaume-Uni est-il uni ? Juridiquement, il n’existe certes qu’un seul État, mais plusieurs systèmes juridiques. En outre, tout bon connaisseur de l’histoire constitutionnelle et politique de nos voisins d’outre-Manche sait pertinemment que le nom de cet État est tout aussi trompeur que l’adjectif « démocratique » dont sont affublées certaines républiques. Depuis des siècles, la domination anglaise sur l’ancien royaume d’Écosse n’a cessé de poser des difficultés. La dévolution est bien loin d’avoir réglé les rapports entre les deux nations. Quant à l’Irlande du Nord, il paraît inutile de revenir sur les violences qu’elle a subies. L’accord du Vendredi Saint est fragile et les institutions dévolues peinent à fonctionner comme en témoigne la crise gouvernementale de l’automne 2015 (Stortmont crisis). Le Brexit est un fâcheux accélérateur de désunion, mais il ne fait que s’inscrire dans le long roman historique des tensions nationales britanniques qui ont souvent été surmontées, même douloureusement.
Un Royaume qui va connaître le chaos. Il en a vu d’autres… Les donneurs de leçons sur le Continent ont oublié que les Britanniques savent faire preuve d’un flegme salutaire teinté d’opportunisme, y compris dans la plus grande solitude. Bien qu’isolés, Churchill et son peuple ont porté la préservation des acquis démocratiques de l’Europe occidentale à l’heure des périls nazis et socialistes. Le légendaire Premier ministre aura même proposé l’Europe des droits de l’Homme et soutenu l’initiative communautaire… pour mieux s’en démarquer pour concilier l’appartenance aux trois cercles (le Commonwealth, la relation transatlantique et l’Europe). L’inquiétude la plus immédiate et la plus légitime demeure la gestion de la transition juridique. Outre les rapports avec l’Union européenne, la question se pose de savoir comment les juges vont appréhender l’évolution contrainte d’un ordre juridique élaboré avec subtilité depuis le début des années 1990 et le jugement Factortame n° 2 de la Chambre des Lords. La plasticité qui caractérise le système constitutionnel britannique devrait pourtant démontrer une fois de plus la capacité des institutions à absorber des crises sans qu’elles aboutissent à des révolutions.
Un Royaume isolé. Temporairement et relativement. Isolement temporaire, car dans le contexte du capitalisme « néo-libéral » contemporain, le Royaume-Uni restera une plateforme économique et juridique incontournable. Le succès du contrat de common law dans les relations commerciales mondiales n’est en aucune façon remis en cause par le Brexit. De surcroît, si dès l’annonce des résultats du référendum il y eut une incertitude évidente qui a déstabilisé les marchés, ces derniers ont rapidement rebondi. C’est la preuve que les entreprises, mais aussi les gouvernements occidentaux, savent que tout sera fait pour préserver les acquis du libre-échange. Seule la question de la libre circulation des personnes entre le Royaume-Uni et l’Union européenne est susceptible d’entraîner des obstacles durables dans les futures négociations. Il n’en demeure pas moins que le réalisme économique – trop – dominant finira par triompher au-delà des postures de quelques États européens comme la France.
Isolement relatif, parce que le Royaume-Uni s’est souvent démarqué en jouant sa propre partition au sein du concert des nations européennes. Les Britanniques se sont régulièrement esseulés politiquement, en particulier lorsque des périls majeurs dans le monde ou en Europe montaient. En cela, la victoire du leave doit être méditée. Arguments populistes mis à part, le camp qui l’a emporté a parfois soulevé des questions pertinentes, notamment celle de l’orientation politique de l’Union européenne. Les peuples doivent-ils s’en tenir à une entreprise libre-échangiste, uniquement motivée par des finalités économiques, ou faut-il poursuivre celui d’une union d’États toujours plus étroite qui implique une Europe plus fédérale ? L’une des raisons pour lesquelles le leave a triomphé est que l’électorat travailliste s’est appuyé sur le rejet de la première option et les conservateurs sur la seconde… Si ce référendum a eu un mérite, c’est bien d’avoir révélé au grand jour cette obscure clarté du projet européen source de dysfonctionnements et d’incompréhension. Ironie de l’histoire, l’introduction du dogme « néo-libéral » contredisant en partie les objectifs ambitieux des pères fondateurs doit beaucoup aux Britanniques. Ils ont su convaincre leurs partenaires de la nécessité d’un élargissement qui a effacé la perspective fédérale au profit d’un vaste marché commun. Progressivement, derrière le couple politique franco-allemand de plus en plus essoufflé s’est dissimulée une connivence économique germano-britannique redoutablement efficace. La fameuse troisième voie entre socialisme et libéralisme thatchérien – et qui n’en a jamais été vraiment une – est l’aboutissement de cette union formalisée par le manifeste Blair-Schröder du 8 juin 1999. La prudence d’Angela Merkel, qui s’est traduite par la volonté de laisser au Royaume-Uni le temps d’organiser sa sortie, s’inscrit parfaitement dans une relation qui l’éloigne d’ailleurs de l’isolement.
Les cassandres et autres oracles de malheurs ont beaucoup glosé sur les périls qui attendent le Royaume-Uni. Nous prenons le pari que, si des moments difficiles sont inéluctables, Albion retrouvera un équilibre à moyen terme. Les gouvernements européens devront alors faire preuve d’une grande force de persuasion pour convaincre les peuples de l’intérêt durable de l’Union européenne, tandis que quelques États s’en passent partiellement sans connaître un déclin inexorable (pensons à la Norvège dont les habitants jouissent de la meilleure qualité de vie de la planète selon l’Indice de Développement Humain des Nations unies). Des idées plus profondes qu’à l’heure actuelle sur l’avenir de l’Europe devront émerger en étant orientées vers un nouveau projet institutionnel, culturel, social et éducatif distinct d’une logique économique et gestionnaire ultra-dominante. Si le nonsense et l’understatement contribuent à ce que l’être humain accepte plus facilement sa condition, l’utopie joue aussi ce rôle tout en constituant parfois un réel moteur de progrès…
Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne