Une présidence « à la dérive » ?

Une présidence « à la dérive » ?

Les dernières confidences de François Hollande soulèvent la question de son éventuelle destitution

Les récentes confidences du président de la République divulguées aux deux journalistes Davet et Lhomme et publiées dans Un Président ne devrait pas dire cela, ont consterné jusqu’aux plus proches du chef de l’Etat.  Il n’est guère intéressant de savoir pourquoi l’actuel président de la République tient tant à s’épancher devant des journalistes et à faire part non seulement de ses sentiments intimes, de son « mal-être » présidentiel, ni de savoir pourquoi il s’en prend aussi vertement à tout le monde, atteignant  même un sommet dans son attaque contre la magistrature « institution de lâcheté » [1].

I – En revanche, pour le constitutionnaliste, la question se pose de savoir comment l’on peut éventuellement arrêter un président de la République qui   n’assurerait plus correctement ses fonctions. On songe évidemment à la soupape de sûreté qui a été inventée en 2002 (rapport Avril) et constitutionnalisée en 2007, pour contrebalancer l’immunité : la faculté ouverte au Parlement de destituer le chef de l’Etat en cas de « manquements à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » (art. 68 C). Il a d’ailleurs fallu attendre sept ans pour que la loi organique portant application de cet article fût adoptée (loi du 24 nov. 2014) ! … La question de savoir si ces épanchements incontrôlés de l’actuel président avec des journalistes constituent les manquements prévus par l’article 68 de la Constitution mérite d’être posée.  Une telle interprétation pourrait s’appuyer sur les propos du président de l’Assemblée nationale (M. Bartolone) qui a réagi à la publication dudit ouvrage en déclarant au journal La Provence : « un président doit entretenir le feu sacré de la République. Un président ne doit pas autant se confesser. Le devoir de silence fait partie de sa fonction. Il doit être à tout moment le garant de nos institutions.[2] ». Une telle mise en cause du chef de l’Etat apparaît également plausible aux yeux de certains responsables politiques de l’opposition ulcérés d’apprendre que les deux journalistes, comme ils le racontent dans le passage de l’ouvrage repris en bonnes feuilles dans Le Monde du mois d’août, ont pu consulter en présence du chef de l’Etat un document classé secret-défense, et contenant des photos de photos de frappes aériennes effectuées par l’armée française en Syrie. Compte tenu de tels faits, on pourrait légitimement se demander si, à force de se confier imprudemment et légèrement à des journalistes, le président de la République n’aurait pas ici commis des « manquements manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ». Rien n’interdit en droit de le penser et il suffirait que l’autorité compétente (le Parlement réuni en Haute Cour) constate un tel manquement, c’est-à-dire qualifie ainsi les faits en cause, pour que la procédure aboutisse.

Mais il est évident qu’à un peu plus de six mois de l’élection présidentielle, une telle mise en cause de la responsabilité politique du chef de l’Etat est totalement inenvisageable. On voit mal les parlementaires socialistes voter la destitution du président Hollande car il faudrait leurs voix pour atteindre la majorité requise des deux-tiers des membres des assemblées. A supposer d’ailleurs qu’une telle procédure de destitution aboutisse, on verrait mal son utilité pratique car, exception faite du principal intéressé, nul n’imagine aujourd’hui de François Hollande être réélu  en mai 2017 tant il s’efforce de se discréditer auprès de l’opinion publique, et donc des électeurs. La destitution ne ferait qu’anticiper de quelques semaines sa non-réélection.

Et pourtant, les élus socialistes comprennent bien que leur priorité absolue est désormais d’empêcher l’actuel titulaire de la fonction présidentielle de se présenter à la candidature des primaires. Peuvent-ils encore s’opposer à l’actuelle dérive du chef de l’Etat ? C’est en soulevant de telles questions qu’on découvre à quel point le système institutionnel français est verrouillé, offrant une  singulière protection au titulaire de la magistrature suprême. Non seulement il est difficile de mettre en œuvre le processus de destitution du chef de l’Etat à la veille d’élections présidentielles, mais, au sein du Parti socialiste, aucune procédure ne permet aux opposants au chef de l’Etat de le sanctionner pour ses propos ou actes qui vont à l’encontre des intérêts du parti même.

II – Arrêtons-nous donc un instant sur les rapports passablement compliqués entre le chef de l’Etat et « son » parti sous la Vème République.

A l’origine, l’idée gaullienne était de concevoir le chef de l’Etat comme un arbitre au-dessus des partis, et non pas comme un chef de parti. En même temps,  dès 1959et non sans contradiction, le président avait besoin d’un parti dominant à l’Assemblée nationale. Le Général de Gaulle, avec l’UNR et Pompidou avec l’UDR, illustrent à merveille le cas d’une alliance fonctionnelle entre le président et « son » parti. Même si le chef de l’Etat ne le dirigeait pas, il était entendu que ce parti ne pouvait être présidé que par un homme qui avait la confiance du chef de l’Etat.  La création par  M. Giscard d’Estaing en 1978 de son propre parti présidentiel, l’UDF (l’Union pour la démocratie française), signe l’abandon définitivement et ouvertement  l’illusion d’un président qui se situerait au-dessus des partis. Le problème se pose alors de savoir comment gérer cette double fonction capitale dans le système de la Vème: celle de  chef de l’Etat et celle de chef du parti qui le soutient. A partir de Giscard qui crée son propre parti, une règle coutumière se forme qui rend incompatibles la fonction présidentielle et la fonction de chef de parti.  Le Président élu opte en faveur de la fonction nouvelle et délaisse celle de chef de parti.

Ainsi, ni François Mitterrand, ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy ne sont restés chef de leur parti après leur élection. Certes, le chef de l’Etat place des hommes ou femmes « sûrs » à de telles fonctions, mais il n’est plus à proprement parler le leader du parti qui le soutient. Nicolas Sarkozy a toutefois tenu à conserver la main-mise sur son parti (l’UMP) allant même jusqu’à faire changer les statuts pour imposer une direction collégiale et la disparition de la fonction de président du Parti. Ce cas ne s’est pas posé pour François  Hollande qui avait battu la secrétaire générale du PS (Martine Aubry) lors des primaires et n’était plus chef de son parti lorsqu’il accèda à la fonction présidentielle.  Il se contenta comme ses prédécesseurs, de faire élire des hommes de confiance  —, d’abord Harlem Désir, ensuite Jean-Christophe Cambadélis –  en qui il ne voyait pas des rivaux potentiels.

III – La différence avec ce qui se passe à l’étranger, dans un système véritablement parlementaire  mérite d’être notée et illustre, a contrario, le caractère  atypique du système institutionnel de la Ve République. Dans un tel régime, le chef du gouvernement demeure le chef du parti majoritaire dont la victoire aux élections législatives l’a conduit à direction du pays. Il y a un lien quasiment institutionnel entre le leader du pays et le parti dominant.   Ce lien apparaît le plus marquant lorsque surgit une fracture entre le Chef du gouvernement et son parti. Deux cas illustrent parfaitement le rôle que peut jouer, dans un tel cas, le parti majoritaire pour s’opposer à son chef.

Le cas topique est celui du départ de Margaret Thatcher ; élue en 1979, la « Dame de Fer » réalise son programme politique et réussit à faire gagner son parti aux élections à la Chambre des communes de 1983 puis de 1987. Sa volonté d’imposer une taxe locale (poll tax) suscita une hostilité de plus en plus forte des élus du parti conservateur (tory). Au mois de novembre 1990, le parti décida de ne pas réélire à sa tête Margarete Thatcher, et opta pour John Major. Cela entraîna un changement du gouvernement , le second succédant à la première comme Premier ministre. L’épisode illustre la naissance d’une responsabilité du chef du Gouvernement anglais non pas devant le Parlement, mais devant son propre parti.  Cette substitution de responsabilité permit au parti de se débarrasser d’un Chef devenu minoritaire en son sein.  Cette nouvelle règle a eu des effets majeurs sur le comportement des acteurs politiques Ainsi, en juin 2007, Tony Blair  – Premier ministre travailliste — aux premiers années brillantes – dut céder la place de Premier Ministre à son Chancelier de l’Echiquier, Gordon Brown, en raison principalement de la défiance croissante qu’inspirait à son parti son ralliement à George W Bush à partir de 2003 dans le conflit irakien.

Le second cas, aussi instructif, est allemand. Gerhard Schröder a été contraint de démissionner de son parti en  mars 2004, après qu’il eut décidé de faire avancer les élections d’une année pour couper l’herbe sous le pied à son opposition de gauche au sein du SPD. Face à la réaction d’hostilité suscitée par cette initiative et sa politique sociale, contraire aux aspirations du parti (réforme dit de Hartz IV), il dut démissionner de son parti pour laisser sa place à Franz Münterfering. Le parti a donc ici joué un rôle considérable de pression sur son leader qui suivait, seul, une ligne politique en désaccord avec la base. Pour tenter de gagner les élections, il a fallu que le parti cesse d’être dirigé par celui qui allait  pourtant  se présenter l’année suivante en 2005 et être battu par Angela Merkel. Avant d’être remercié par les électeurs, Schröder fut d’abord congédié par les membres de son parti.

Ce détour par les régimes européens véritablement parlementaires permet de mieux souligner une spécificité française et qui apparaît vraiment problématique.  Sous la Vème République, telle qu’elle fonctionne actuellement,  le président de la République ne risque jamais d’être mis en minorité par le parti dont il émane et auquel il n’appartient d’ailleurs plus de jure. Exception faite du cas extrême de la destitution, il n’est donc responsable ni vis-à-vis de l’extérieur (du Parlement), ni vis-à-vis de l’intérieur (son propre parti). Il en résulte pour le citoyen la curieuse impression que rien ne peut s’opposer à la dérive d’un Président qui se comporte de manière bien étrange. Décidément, la Ve République n’est plus ce qu’elle était.

[1] Formule non seulement malheureuse au regard des prérogatives du chef de l’Etat (Art 64  al.1 C), mais impropre car ce sont les membres de l’institution qui peuvent être lâches, et non l’institution elle-même.

[2] La  Provence du 13 oct. 2016, http://www.laprovence.com/article/politique/4157112/pour-claude-bartolone-francois-hollande-est-alle-trop-loin.html

Olivier Beaud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)