Les référendums projetés par M. Sarkozy ne sont pas « incontestables »
Les mesures que M. Sarkozy projette de mettre en œuvre s’il accède de nouveau à la présidence de la République suscitent déjà la controverse. Parmi ces mesures, les plus emblématiques sont les projets de lois qu’il se propose de soumettre au référendum, relativement à l’« internement », c’est-à-dire à la rétention administrative, des individus faisant l’objet d’une « fiche S » et relativement à la suspension du regroupement familial. Parmi les débats que ces propositions ont soulevés, tant dans la doctrine que dans la presse, on a souvent confondu deux questions qui doivent être soigneusement distinguées : d’une part la question du contrôle de la conformité à la Constitution des projets de loi en question (en particulier leur possible inconstitutionnalité interne eu égard aux droits et libertés que la Constitution garantit) ; et d’autre part la question du contrôle de la légalité de la décision présidentielle de soumettre ce projet de loi au référendum plutôt qu’à l’adoption parlementaire. Cette seconde question ne porte pas sur l’inconstitutionnalité interne éventuelle du projet de loi, mais sur l’inconstitutionnalité – en fait, l’illégalité lato sensu – externe du décret de convocation, à raison de l’incompétence ratione materiae de son auteur. En effet, comme cela a été abondamment souligné, ni l’un ni l’autre des référendums prévus par M. Sarkozy n’entrent dans le périmètre des matières limitativement détaillées à l’article 11 de la Constitution. Même à supposer que le projet de loi soit conforme à la Constitution, cette seconde question se poserait avec autant d’acuité. De fait, le Conseil constitutionnel pourrait, en poursuivant une œuvre jurisprudentielle maintenant établie, décider de trancher cette seconde question, sans avoir à envisager dans le même coup la première.
Le débat sur la justiciabilité de la loi référendaire est clos. Dans une célèbre décision de 1962 (Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962), confirmée, sur des fondements d’ailleurs différents, en 1992 (Décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, dite Maastricht III), le Conseil constitutionnel a décliné sa compétence quant au contrôle de la loi adoptée par référendum. En revanche n’est pas clos le débat sur la justiciabilité tant du projet de loi que du décret de convocation.
Dans une célèbre décision Hauchemaille (Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000) – confirmée par diverses décisions ultérieures (Décision n° 2000-23 REF du 23 août 2000, Larroutourou, Décision n° 2000-24 REF du 23 août 2000, Hauchemaille, Décision n° 2000-25 REF du 6 septembre 2000, Pasqua, Décision n° 2000-26 REF du 6 septembre 2000, Hauchemaille) – le Conseil constitutionnel a accepté de connaître de recours dirigés contre les actes préparatoires au référendum, alors même que l’article 60 de la Constitution et l’article 46 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ne lui attribuent en principe de compétence que consultative. Comme le souligne le commentaire aux Cahiers, le Conseil transpose dans cette décision à la matière référendaire le raisonnement qu’il a tenu dans la décision Delmas (Décision n° 81-1 ELEC du 11 juin 1981) relative au contentieux des actes préparatoires aux élections législatives et sénatoriales. Sont ainsi désormais susceptibles d’être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel tant le décret de convocation que les décrets relatifs à l’organisation du référendum. La nouvelle justiciabilité du décret de convocation est d’autant plus remarquable que ce dernier était auparavant qualifié d’acte de gouvernement par le Conseil d’Etat. Par analogie avec le contentieux des élections présidentielle et parlementaires, les actes préparatoires autres que les décrets et les dispositions réglementaires de caractère permanent demeurent toutefois soumis au contrôle de la haute juridiction administrative.
Toutefois, la compétence du Conseil constitutionnel est en principe exceptionnelle, et, dans le considérant de principe de la décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, le Conseil a pris soin de préciser qu’il n’était disposé à l’exercer que « dans les cas où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics ». Cependant, tant à l’occasion du référendum constitutionnel de 2000 qu’à l’occasion du référendum de 2005, le Conseil constitutionnel a montré qu’il pouvait faire preuve d’une certaine générosité dans l’appréciation de sa propre compétence, allant même jusqu’à l’admettre alors que la requête était, quant au fond, tout à fait fantaisiste. Sur les six décisions rendues lors du référendum de 2005, seule une rejette le recours au motif que les conditions de l’exercice de la compétence du Conseil constitutionnel ne sont pas réunies, le requérant étant prié de se tourner vers la juridiction administrative (Décision n° 2005-36 REF du 3 mai 2005, Rassemblement pour la France).
Demeure la question de la nature des moyens susceptibles d’être soulevés devant le Conseil constitutionnel saisi sur le fondement de la jurisprudence Hauchemaille de 2000 d’une requête dirigée contre le décret de convocation. Sur ce point, la jurisprudence du Conseil n’est pas claire. Dans une décision Hauchemaille et Meyet du 24 mars 2005, le Conseil était saisi de deux moyens : un moyen d’inconstitutionnalité externe tout à fait fantaisiste, relatif à la procédure suivie préalablement à l’édiction du décret de convocation ; et un moyen tiré de la non-conformité à la Charte de l’environnement du traité annexé au décret et dont le projet de loi autorisant la ratification était soumis à l’approbation référendaire. Comme le souligne le commentaire aux Cahiers de la décision, le Conseil était ici confronté à un problème délicat. Le contrôle de la constitutionnalité des traités relève en principe exclusivement de la procédure de l’article 54 de la Constitution, et déclarer le moyen recevable aurait eu pour effet de donner la possibilité à tout citoyen de contester la constitutionnalité des traités à l’occasion de recours contre les actes préparatoires au référendum qui en autorise la ratification. Cependant, opposer l’exception de recours parallèle ne risquait-il pas de « compromettre gravement l’efficacité de son contrôle des opérations référendaires », venant priver de son intérêt, si ce n’est de sa substance, la jurisprudence Hauchemaille de 2000 ? Le Conseil constitutionnel n’a pas véritablement tranché cette question en 2005 ; il a préféré écarter le moyen au motif « qu’en tout état de cause, le traité établissant une Constitution pour l’Europe n’est pas contraire à la Charte de l’environnement de 2004 ». Ce « en tout état de cause » quelque peu désinvolte traduit bien l’embarras du Conseil, qui rejette donc au fond sans qu’il soit besoin d’opposer une fin de non-recevoir. La question demeure donc indécise (v. cependant M. Fatin-Rouge-Stefanini, RFDA 2005.1040).
Si on transpose la problématique de 2005 à un hypothétique référendum de 2017 portant sur l’internement des « fichés S » ou le regroupement familial, on s’aperçoit que cette indécision de la jurisprudence du Conseil n’empêche nullement que celui exerce un contrôle sur les référendums projetés par M. Sarkozy. En effet, supposons que le Conseil revienne sur sa timide audace de 2005 et décide que la conformité à la Constitution du projet de loi (ou du traité) soumis au référendum ne peut être contestée à l’occasion d’un recours dirigé contre le décret de convocation, en raison du caractère exclusif des procédures des articles 54 et 61 al. 2 de la Constitution. Il serait d’autant plus fondé à le faire que le constituant, en 2008, lui a confié le contrôle automatique des propositions de loi susceptibles de donner lieu à référendum sur le fondement du nouvel article 11 al. 3 (référendum dit « d’initiative partagée »); s’il l’avait voulu qu’un contrôle analogue soit exercé, a priori, sur les projets de lois référendaires, le constituant n’eût pas manqué de le préciser.
Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel écarterait donc le moyen tiré de l’inconstitutionnalité interne du projet de loi : la première question évoquée au début de ce billet serait donc résolue. Mais cela n’impliquerait nullement que le Conseil constitutionnel tranchât dans le même sens la seconde question évoquée plus haut. En effet, la question de savoir si un projet de loi entre dans le périmètre de l’article 11 peut et doit être posée à l’occasion d’un recours dirigé contre l’inconstitutionnalité (en fait plus généralement l’illégalité) externe du décret de convocation. La décision de soumettre un projet de loi au référendum alors que celui n’entre pas dans le périmètre de l’article 11 – ce qui semble, en l’espèce, établi – est entachée d’un vice d’incompétence ratione materiae et non d’un vice d’illégalité interne. Le Conseil constitutionnel pourrait ainsi considérer que le projet de loi n’est pas susceptible d’être adopté par référendum, mais devrait être soumis au Parlement. Et ce n’est qu’après l’étape parlementaire que le Conseil, saisi sur le fondement de l’article 61 al. 2 ou de l’article 61-1 de la Constitution, se prononcerait sur la conformité à cette dernière de la loi qui en résulterait.
On notera d’ailleurs que si la jurisprudence Hauchemaille avait existé en 1962, le sort de la France en eût peut-être été changé. En effet ce qui posait problème dans le référendum du 28 octobre 1962 n’était pas le caractère inconstitutionnel de la loi adoptée, puisque s’agissant en partie d’une loi constitutionnelle, la question de sa conformité à la Constitution ne se posait pas, sauf à croire à la supra-constitutionnalité. En revanche, si Gaston Monnerville avait pu saisir le Conseil constitutionnel d’un recours dirigé contre le décret du 2 octobre 1962, le Conseil aurait eu à trancher la question de la légalité externe de ce décret : auraient pu ainsi être invoqués tant le détournement de procédure que le détournement de pouvoir. Une annulation (certes somme toute improbable) du décret sur ce fondement aurait obligé le général de Gaulle à mettre en œuvre la procédure de l’article 89 – ou à s’abstenir de réviser la Constitution. On aurait ainsi fait l’économie d’une crise constitutionnelle, et, peut-être, de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Voilà qui relève bien sûr de la fiction, mais la fiction est souvent plus belle que la réalité.
Mathieu Carpentier, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole