La Gauche contre le « 49.3 »
A en croire l’histoire populaire, Clovis avait puni un soldat insolent du fameux « souviens-toi du vase de Soissons »*. Mais, par un renversement intéressant, c’est un citoyen-frondeur qui a accueilli M. Valls sur le marché de Strasbourg, le 23 décembre dernier, d’un désormais presque aussi célèbre « 49.3 on n’oublie pas » accompagné pour la bonne mesure d’un nuage de farine (bio). Cet épisode peut faire sourire, mais il n’est qu’un symptôme de plus : avec la déchéance de nationalité, le recours à l’article 49.3 de la Constitution est devenu depuis quelques mois un des boucs émissaires favoris de la gauche française. Les choses semblent avoir pris leur élan avec le triple usage de la fameuse procédure constitutionnelle lors du passage au parlement de la loi « Macron » en 2015. Le recours à cette procédure constitutionnelle au moment de l’adoption – turbulente – de la loi dite « travail » puis de celle – pour le moins heurtée – de la loi « El Khomri » en 2016 n’a fait qu’accentuer l’allergie de la gauche française, qui trouve au moins là un sujet rassembleur. Le front est désormais presque uni puisque le Premier Ministre qui a par deux fois fait usage de cette procédure, M. Valls, vient de faire savoir qu’il avait « appris sa leçon » et qu’il ne désirait plus qu’une chose : retirer, une fois devenu président, cette procédure scélérate du texte constitutionnel. Il faudra qu’il en informe ses proches qui, lors de la discussion sur la loi Macron, ne manquaient pourtant pas de défendre le 49.3 comme un utile « outil à la disposition du gouvernement » (Pascal Popelin, cité dans Libération, « entre Valls et les Frondeurs, la guerre est déclarée » 18/02/2015). On sait aussi qu’en 2007, M. François Hollande, alors Premier Secrétaire du P.S., avait déjà appelé de ses vœux l’abrogation de cette disposition constitutionnelle.
Le côté plus ou moins distrayant de ces revirements politiques ne doit pas masquer l’intérêt de ce qui est en train de se produire. La gauche française, et c’est son droit le plus strict, devient allergique à une procédure de contrainte de la majorité parlementaire telle que le 49.3. Cette procédure, plus ou moins acceptée jusque là, devient même un « chiffon rouge » : en un mot, la politique se saisit des mécanismes constitutionnels et leur statut, par là même, évolue. Le problème est intéressant sous deux aspects : celui de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie constitutionnelle de la gauche française ; et celui de la mutation des rapports entre Parlement et Exécutif sous la Cinquième République.
Sur le premier point, les reproches de la gauche contre cette procédure ont été articulés de manière tout à fait intéressante par Benoît Hamon dans un article de Libération du 29 mai 2016 : « l’article 49.3 illustre cette subordination du Parlement et de sa majorité au gouvernement et à son chef : ‘soumettez-vous ou démettez-moi’, voilà en substance l’alternative (…) ». Certes, mais pour sonner la fronde, encore faut-il appuyer sa rébellion sur une certaine idée des institutions, et c’est là, semble-t-il que le bât blesse. En effet, le « parlementarisme » de la gauche française reposait classiquement sur une culture où le parlement, seul lieu légitime d’expression de la nation, était fort et où l’Exécutif ne devait pas pouvoir le contraindre excessivement. Mais la gauche de 2016 n’est plus celle d’avant la Cinquième République : elle ne croit plus guère que le parlement est le seul lieu légitime d’expression de la nation. On est loin de Paul Reynaud proclamant en 1962 : « pour nous républicains, la France est ici [ au parlement ] et non ailleurs ». Si on se réfère toujours au « peuple » comme ressource de légitimité, la seule traduction institutionnelle de celui-ci est devenue – comme l’a montré Bruno Daugeron avec talent – le sacro-saint suffrage universel, vis-à-vis duquel la gauche française du XIXe siècle éprouvait pourtant de fortes réticences. Les progressistes français voulaient traditionnellement réaliser la démocratie à travers la République. L’idée républicaine apportait un certain nombre de qualifications au projet démocratique : une certaine distance vis-à-vis des manifestations concrètes du « peuple », et une réserve marquée vis-à-vis du recours au suffrage universel. Le républicanisme classique de la gauche s’incarnait dans un parlement « représentant de la nation ». L’acceptation par François Mitterrand des institutions de la Ve République – et donc d’un président élu au suffrage universel direct – ressemble fort de ce point de vue à une sorte de pacte faustien qui pèse toujours sur la gauche de 2016. Il faut ajouter à cela, plus récemment, un penchant marqué de beaucoup de forces de gauche pour une conception radicale de la démocratie qui ne tolère plus que le peuple soit « représenté » par des intermédiaires qui lui paraissent toujours quelque peu suspects. Au total, il manque à la vertueuse croisade contre le 49.3 une pensée solide de la légitimité parlementaire qui lui donnerait un peu de substance face à un Exécutif dont la légitimité provient, à travers le Président, du suffrage universel direct. De ce point de vue l’incident du marché de Strasbourg est un aveu d’impuissance : ce n’est pas dans un sac de farine que la gauche retrouvera une théorie de la légitimité politique, mais plutôt dans une réflexion sur son héritage républicain.
Sur le second point, celui des mutations politiques de notre régime, le problème ne concerne pas la seule gauche au pouvoir. Nous avons changé d’époque et il devient – pour le moment en tout cas – difficile de prétendre que la Ve République est indissociable du fait majoritaire. Depuis au moins la période de la présidence de groupe de M. Jean-François Copé et de ses idées sur la « co-production législative », cette idée d’une majorité tout acquise, pour ne pas dire soumise, à la volonté du Président et du gouvernement qu’il a désigné, semble évidemment très éloignée des réalités. Mais la culture « horizontale » et délibérante, pour ne pas dire moins disciplinée, de la gauche a accéléré le processus depuis 2012. Le phénomène des « frondeurs » est de ce point de vue extrêmement intéressant du point de vue de l’évolution du régime. D’ores et déjà, il a suscité une série de précédents constitutionnels importants, encore que peu commentés. Le premier est la tentative (avortée) des frondeurs de déposer une motion de censure contre le gouvernement issu de leur propre majorité. C’est une première sous la Cinquième République. Autre précédent significatif : la décision des mêmes frondeurs de s’associer à une saisine du Conseil constitutionnel contre la loi « travail ». Le fait pour des membres de la majorité de s’associer à une saisine contre une loi proposée par le gouvernement qu’ils sont censés soutenir n’est pas absolument inédit. Mais, en l’occasion, il est très frappant que la saisine ait été l’oeuvre d’une tendance politique homogène, celle des « frondeurs » : une sorte d’opposition interne au sein de la majorité, disposée à utiliser tous les moyens institutionnels qu’emploierait une opposition classique (droite contre gauche).
Avant tout, il faut dire que les frondes au sein des majorités parlementaires (rien ne prouve qu’il n’y aura pas prochainement des « frondeurs » à droite de l’hémicycle face à un éventuel président qui ne serait plus de gauche…) sont un phénomène parfaitement légitime. Il faut résister à la tentation « gaullienne » de s’imaginer qu’un parlementaire n’a pas le droit à une certaine indépendance, non seulement d’opinion, mais encore d’action politique. La mutation de nos démocraties dans le sens d’un fractionnement idéologique, d’une « démocratie des minorités », et d’un moindre respect des autorités établies, peut ici s’appuyer sur la naturelle plasticité du régime parlementaire pour permettre à des membres de la majorité de faire savoir à l’Exécutif que la ligne politique qui est la sienne ne leur convient pas. Rien de mal à cela.
Mais d’un autre côté, face à cette liberté « reprise » par les parlementaires, il semble difficile de se passer d’un outil tel que le 49.3. On met au défi les adversaires les plus déterminés de ce procédé de jurer qu’une fois devenus premiers ministres, ils ne parcourront pas…le chemin inverse de celui emprunté ces derniers jours par M. Valls. Après avoir décrié le 49.3, ils l’utiliseront à leur tour quand la nécessité s’en fera sentir. On verra là, comme on a pu le voir depuis deux ans, une illustration institutionnelle de la « conscience divisée » du P.S. Le parti a le plus grand mal à choisir entre son idéologie progressiste et son statut de parti de gouvernement. Ce vieux clivage, devenu une plaie ouverte sous le quinquennat de F. Hollande, s’est aussi traduit dans la vie institutionnelle. Plus les parlementaires, choisissant la pureté idéologique contre le pragmatisme gouvernemental, s’émancipent vis-à-vis de l’Exécutif, plus les frondes se multiplient, et plus il faut préserver les moyens donnés au gouvernement d’imposer malgré tout une sorte de discipline à sa majorité. Il est évident que le prix à payer pour cet usage du 49.3 est significatif, comme M. Valls semble l’avoir compris ces derniers jours. Le 49.3 est une arme lourde, mais elle coûte assez cher en légitimité et en marge de manœuvre politique à ceux qui l’emploient. La facture vient encore de s’alourdir et elle ne consistera pas seulement en des frais de teinturier.
Le 49.3 doit être considéré comme un outil indispensable pour un gouvernement qui veut gouverner. Il n’empêche que certaines leçons peuvent être tirées du recours à cette procédure en 2015 (« Macron ») et en 2016 (« El Khomri »). L’interprétation consistant à lire la disposition issue de la révision de 2008 (« Le Premier ministre peut (…) recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ») comme signifiant « sur un seul texte mais le cas échéant à plusieurs reprises » (trois 49.3 pour la loi Macron, autant pour la loi « travail ») n’a par exemple rien d’évident. On pourrait – et peut-être on devrait – considérer que le 49.3 ne peut être effectivement utilisé qu’à une seule occasion, et non à plusieurs reprises sur un seul et même projet de loi. Certes, si on impose un seul et unique engagement de responsabilité sur la base du 49.3 et non plusieurs emplois à l’occasion des différentes lectures du même texte, le gouvernement risque d’avoir à choisir entre perdre lors d’un premier scrutin et perdre lors du vote (ou des votes) ultérieur(s). Mais après tout, cela imposerait de ne considérer le 49.3 que comme un ultime recours et de bien réfléchir au moment où on le mobilise. Il ne permettrait, face à une défaite quasi-certaine, que de sauver ensemble un texte majeur et le gouvernement qui le porte. Actuellement, en tout cas, le 49.3 n’est pas vraiment un fusil à un coup, mais plutôt au minimum (avec procédure accélérée) une carabine à trois coups… Il est tout à fait possible de considérer que la volonté du constituant n’est pas respectée par cette interprétation extensive. La proposition de Pascal Jan consistant à ne permettre l’usage du 49.3 qu’au terme de la discussion parlementaire de tous les articles de la loi concernée semble de ce point de vue aller également dans le bon sens. On pourrait enfin envisager de prohiber l’usage cumulé de la procédure législative accélérée et du 49.3, comme ce fut le cas tant pour la loi Macron que pour la loi El Khomri. J’ai déjà eu l’occasion de dire que la procédure accélérée était à mon sens une sorte de question de confiance dissimulée : « faites moi confiance, nous allons faire vite ».
En résumé : la haine du 49.3 d’une bonne partie de la gauche française d’aujourd’hui traduit un changement profond : son orientation désormais plus « démocratique » que républicaine, du moins en ce qui concerne les institutions. L’attachement au républicanisme se déplace sur d’autres sujets (la laïcité, la déchéance de nationalité, l’égalité sous toutes ses formes,…), non sans lui-même changer profondément de sens. Mais si la démocratie est « l’énigme résolue de toutes les constitutions » (Marx), elle ne donne pas à elle seule les clés d’un exercice viable du pouvoir. Les conflits de personnes de la rue de Solférino traduisent en réalité un clivage profond entre l’idéologie du « peuple de gauche » et le savoir-faire des socialistes de gouvernement : les revirements de ministres-Janus (les uns quittant leur ministère pour devenir frondeurs, les autres renonçant à fronder pour un portefeuille, les troisièmes s’exposant à de lourdes factures de teinturier pour avoir employé un instrument constitutionnel qu’ils abjurent un peu tard…) ne disent pas autre chose. La gauche ne fera pas éternellement l’économie d’une réflexion constitutionnelle qui lui permettrait de réconcilier ses idéaux démocratiques et sa pratique de gouvernement. A défaut, ce tiraillement ne sera pas seulement sanctionné par des jets de farine. Non seulement il est porteur d’échecs à répétition pour la gauche (défaites électorales, expériences de gouvernement décevantes), mais encore est-il l’indice d’une crise existentielle bien plus profonde et mortifère. Aucun grand parti ne peut se dispenser d’une réflexion sur les moyens constitutionnels de réaliser ses projets de gouvernement.
* Je remercie Bruno Daugeron, Pascal Jan, et Olivier Beaud de leurs remarques. J’ai préféré me référer au « 49.3 » plutôt qu’à « l’article 49, al. 3 de la Constitution », ce qui aurait été plus correct, mais désormais plus éloigné de l’usage courant.
Denis Baranger, Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)