Consultation de sites djihadistes : il ne faut pas réduire le Parlement au silence

Consultation de sites djihadistes : il ne faut pas réduire le Parlement au silence

La décision prise en Commission Mixte Paritaire lundi 13 février dernier de rétablir le « délit de consultation habituelle des sites incitant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie » a suscité immédiatement une vive émotion. Un éditorial du Monde a condamné sans beaucoup de nuances la « désinvolture » du Parlement. Les parlementaires auraient affiché « leur mépris » envers le Conseil constitutionnel, qui venait de censurer une disposition créant cette infraction dans une décision du 10 février (n° 2016-611 QPC). Pis encore, les élus de la Nation auraient donné la « fâcheuse impression que la Constitution, au lieu de protéger nos libertés et de garantir nos droits, serait une entrave (sic). Alimenter ce climat en surfant sur les peurs des électeurs est dangereux, voire irresponsable, dans une période où l’Etat de droit doit être, au contraire, protégé et renforcé » (Le Monde du 15 février).

Les parlementaires concernés, dont un ancien conseiller d’Etat, ont-ils effectivement exprimé un quelconque « mépris » envers le Conseil constitutionnel ? La lecture des débats en CMP ne donne pas cette impression. Le délit de « consultation habituelle de sites internet terroristes » est l’objet d’une réécriture visant à prendre en compte la décision du Conseil constitutionnel. Les parlementaires, de leur propre aveu, ont recherché une voie étroite entre le respect de la chose jugée et le souci d’améliorer le dispositif pénal de lutte contre le terrorisme. Faut-il y voir pour autant une atteinte à « la constitution », à « l’Etat de droit », aux libertés ? L’accumulation de toutes ces accusations donne un peu le tournis.

Il faut certes reconnaître que ce n’est pas la meilleure occasion qui aura été choisie pour contourner avec autant de célérité une déclaration d’inconstitutionnalité par notre juge constitutionnel. La décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017 n’est pas, et de loin la plus faiblement motivée de l’histoire de notre justice constitutionnelle. Elle peut s’appuyer, au moins, sur un motif assez persuasif : en excluant du périmètre de l’infraction les consultations des sites djihadistes effectuées « de bonne foi », le législateur a péché par imprécision, et ce flou ne peut être rattrapé par la consultation des travaux préparatoires, qui ne permettent pas de « déterminer le périmètre de cette exemption ». Le Conseil constitutionnel pouvait donc de manière convaincante censurer des dispositions qui « font peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l’usage d’internet pour rechercher des informations ». Il s’agit là d’une application élémentaire du principe de légalité des incriminations pénales. Force est également de dire que le moment choisi pour rétablir l’infraction en question (l’examen en CMP) ne semble pas le plus adapté.

Mais tout cela étant concédé, il est permis de se demander si le Parlement a vraiment agi avec « désinvolture » et au péril de l’Etat de droit. Ce qui est génant ici, c’est le procédé consistant à faire comme si le juge constitutionnel, lorsqu’il censure une loi, prononce des vérités constitutionnelles indiscutables moralement et exemptes de toute considération (bassement) politique, et comme s’il agissait toujours dans le sens de la protection la plus satisfaisante de nos libertés. Il ne resterait aux parlementaires qu’à s’incliner, et à la « loi, expression de la volonté générale » de ne plus rien exprimer du tout. Le cœur du raisonnement consiste en réalité à amalgamer ce que le juge dit au sujet de la constitution et la constitution elle-même ; et, par un autre raccourci de pensée, à donner à penser que ce que dit notre juge constitutionnel est par lui-même l’expression pure et parfaite du « droit », exempte par là de toutes les sournoises préoccupations politiques qu’on ne manque pas d’imputer aux parlementaires. Ne se voient-ils pas reprocher (dans le même éditorial) d’avoir eu pour seul mobile une « bravade antiterroriste », car bien sûr, on ne saurait imaginer qu’ils aient été sincèrement mus par le bien public et le souci de perfectionner le droit pénal ?

Cette façon de raisonner est classique depuis maintenant plusieurs dizaines d’années en France. Elle oppose frontalement « le droit » et « la politique » dans une confrontation digne du manichéisme de l’Antiquité tardive. Le premier (le droit) incarnerait le bien moral suprême tandis que la seconde (la politique) serait nécessairement soupçonnée d’intentions sombres qu’il s’agit de discerner et de censurer.

Pourtant, il serait souhaitable de ne pas s’enfermer dans ces réflexes de pensée. Il est pleinement légitime pour la représentation nationale de délibérer sur les questions politiques touchant au gouvernement de la France. Derrière l’accusation de « désinvolture » à l’encontre du Parlement, se trouve une constante dévalorisation du rôle politique des assemblées dans notre régime au bénéfice (hypothétique) du « droit », de « la constitution », et des « libertés ». Cette manière de voir les choses réduit indûment le périmètre de la décision parlementaire.

La décision QPC du 10 février 2017 est l’illustration de cette tendance. Par de longs considérants recensant le (vaste) arsenal en matière de législation anti-terroriste, le Conseil constitutionnel adresse aux parlementaires un message sur l’inutilité de leur travail : à quoi bon adopter une mesure nouvelle, là où d’autres, seules ou en combinaison, suffiraient à la tâche ? Si ce raisonnement est intégré ici dans un contrôle de proportionnalité, il vaut aussi par lui-même : le Parlement est invité à ne pas abuser de la législation, car il va également de soi (dans la série des lieux communs de notre époque), que la législation est frappée « d’inflation » pour ne pas dire « d’obésité ». Lorsque le juge constitutionnel raisonne de cette manière, que fait-il, sinon rouvrir un débat qui a déjà eu lieu devant le Parlement, voire, en amont, dans l’opinion et au sein du pouvoir exécutif ? Est-il correctement armé pour le faire ? La délibération qui s’y tient (et qui reste secrète) est-elle aussi bien informée que celle des élus siégeant au Parlement ? Quels conseils le juge reçoit-il avant de se prononcer ? On a pu, récemment, faire apparaître que les lobbies et les groupes d’intérêt n’étaient pas désarmés pour tenter, à nouveau, de « refaire le match » rue de Montpensier au moyen de « portes étroites », ces consultations soumises au juge constitutionnel et qu’il se refuse, pour le moment, à rendre publiques.

On se mentirait donc en pensant que le Conseil constitutionnel ne fait pas de politique et que ses décisions sont toujours l’expression de « la politique saisie par le droit ». Il tend à devenir une troisième chambre, devant laquelle il est possible de revenir sur des arbitrages politiques effectués par le Parlement. Et cela vaut autant de décisions politiques venues de la gauche que de la droite. Les exemples abondent. On pense par exemple à la décision de 2012 par laquelle le Conseil constitutionnel avaient censuré la disposition imposant à 75% de la tranche de revenus supérieurs à un million d’euros. Des frondeurs du Parti socialiste s’en étaient à l’époque émus. Ils avaient déploré la manière quelque peu « lapidaire » dont le juge constitutionnel avait tranché une question, qui, selon les signataires, relevait de la décision politique, non de l’autorité d’une juridiction, aussi légitime soit-elle (Le Monde, 15 aout 2014).

Des exemples plus récents pourraient être trouvés. On pourrait citer la récente censure du « reporting par pays », analysée dans nos pages par Thomas Perroud (http://blog.juspoliticum.com/2017/01/03/le-conseil-constitutionnel-contre-la-transparence-fiscale). Elle se justifiait peut-être, mais surtout sur la base d’arguments d’opportunité économique et de bonne politique fiscale…L’argumentation constitutionnelle, au contraire, était plus incertaine. Elle faisait appel à la liberté d’entreprendre en vue de faire échec à l’accroissement des obligations de publication de données comptables pesant sur les entreprises. Cela se peut bien. Mais d’autres raisonnements paraissent tout aussi viables, par exemple celui, aux conséquences inverses, qui aurait reposé sur la lutte contre la fraude fiscale ou les exigences de l’égalité devant les charges publiques. Il se peut bien que la disposition censurée ait été mauvaise pour l’économie du pays. Mais un Parlement démocratiquement élu avait décidé de faire entrer cette mesure dans le droit positif, et la question de l’opportunité politique était donc tranchée. Le reste appartient à la très grande marge d’appréciation du juge constitutionnel sur ce qui est (ou non) « manifestement proportionné » à l’objectif poursuivi par le législateur. Autrement dit, dans bien des cas, le droit qui « se saisit de la politique » est un droit particulièrement indéterminé, un droit « vague ». De manière systématique, la jurisprudence du Conseil constitutionnel enserre le travail parlementaire dans un réseau de contraintes qui finissent par être d’autant plus insurmontables qu’elles sont souvent difficiles à anticiper, comme a pu le constater le Président de la Commission des Lois du Sénat lors de la CMP du 13 février dernier.

Le résultat de toutes ces évolutions consiste dans une sous-estimation systématique, dans la France de 2017, de l’importance du principe de la Loi, expression de la Volonté Générale. Si le Parlement veut rétablir une infraction qu’il juge utile, pourquoi ne le ferait-il pas, du moment qu’il a pris en compte (comme l’a fait ici la CMP) les problèmes d’inconstitutionnalité liés à une première rédaction ? Si le Parlement entend, comme en 2012, créer une nouvelle tranche d’imposition, même inopportunément (qui en sera juge ?), pourquoi ne le pourrait-il pas ? Si le Parlement souhaite voter des soi-disant « neutrons législatifs » (qui peuvent en réalité exprimer une intention politique significative), s’il souhaite reconnaître un fait historique donné, s’il souhaite orienter comme il l’entend telle ou telle politique publique, …est-il sain de l’en empêcher, sous couvert de la contrainte de constitutionnalité ? Il y a un danger réel à toujours sortir de notre besace le noble argument de l’Etat de droit et de la majesté de la Constitution. Ce danger consiste dans le rétrécissement du périmètre de la discussion politique légitime, et de la décision politique légitime.

Des événements récents, à l’étranger, pourraient pourtant nous faire comprendre que ni « la constitution », ni « le juge constitutionnel » ne sont des divinités toutes puissantes capables de faire obstacle à de vrais périls politiques et à des mesures extrémistes. A force de délégitimer le débat politique et le travail législatif du Parlement, on ne sert pas la cause du constitutionnalisme : au contraire, on le fragilise. Si ce ne sont plus des parlementaires élus qui prennent les décisions politiques, si l’activité politique des Assemblées est systématiquement entravée, la contestation politique sortira de l’espace des institutions et cette vague d’anti-institutionnalisme aura pour premières victimes… nos juges constitutionnels et notre « Etat de droit ». Il suffit de regarder autour de nous pour voir ce triste scénario commencer à se réaliser.

Denis Baranger, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris-II)