La résolution du scandale des notes de frais des MPs au Royaume-Uni ou les bienfaits de la morale constitutionnelle
Le scandale des notes de frais des MPs qui a eu lieu en mai 2009 au Royaume-Uni et la manière dont il a été résolu donnent un éclairage de droit comparé intéressant sur « l’affaire Fillon ». La résolution de cette crise a en effet trouvé son ressort principal dans une morale authentiquement constitutionnelle en vertu de laquelle nul, y compris les parlementaires, ne doit être juge et partie.
Les périodes d’élections présidentielles impliquent fort logiquement une concentration de l’attention des électeurs et des médias sur la vie politique nationale. Cela ne doit toutefois pas constituer un obstacle au décentrement du regard, et ce d’autant plus, quand d’autres cultures constitutionnelles peuvent être, si ce n’est de sources d’inspiration, du moins de point de comparaison. Dans cette perspective, l’ensemble des révélations lié à ce qu’il est désormais commun d’appeler « l’affaire Fillon » entre très fortement en résonnance avec le « scandale des notes de frais » (Expenses scandal) qui a eu lieu au Royaume-Uni en mai 2009.
Rappelons succinctement les faits de cette affaire de 2009.
En 2008, une Divisional Court de la High Court of Justice autorise la publication des dépenses parlementaires sur le fondement du Freedom of Information Act 2000, entré en vigueur en 2005 et consacrant un droit du public à l’information. La liste qui avait été élaborée par la Chambre des Communes à destination du public était incomplète, mais le Daily Telegraph parvient à se procurer une liste bien plus détaillée de ces dépenses. Ce journal la publie, dissipant ainsi entièrement l’opacité sur la gestion de ces dépenses. Les contribuables britanniques ont alors pu par exemple découvrir qu’ils avaient financé une bonne partie des frais d’entretien et d’ameublement des résidences secondaires des membres de la Chambre des Communes.
Les points communs avec l’affaire Fillon sont frappants : l’impulsion de départ est bien donnée par une volonté de transparence de la vie publique dont le vecteur a finalement été la presse ; les mis en cause étaient des parlementaires expérimentés – ce qui rejoint l’argument avancé fréquemment qu’il y a eu un changement de culture, depuis le début des années 2000, dans la manière d’envisager ce que doit être le « public », et dans les deux cas, des poursuites pénales ont été engagées. Il est donc possible de rapprocher l’« affaire Fillon » de cette affaire britannique de 2009.
Au Royaume-Uni, ce scandale a entrainé un certain nombre de réformes constitutionnelles et la manière dont le problème a été traité Outre-Manche a eu pour effet de faire ressortir l’importance du lien qui existe entre morale et droit constitutionnel. Employer le terme de « morale » dans la vie politique française est bien souvent délicat et cela peut parfaitement se justifier au regard de l’histoire politique française ; le terme renvoie immédiatement au conservatisme. En outre, la « morale » dans la culture juridique française est assez systématiquement synonyme de subjectivité. C’est précisément sur ce point que le précédent britannique est instructif. La manière, en effet, dont a été traité le problème du scandale des notes de frais des parlementaires correspond très largement à une réactivation d’une morale constitutionnelle élémentaire, et surtout objective. Il s’agit en conséquence ici de donner une illustration de ce que peut être une morale authentiquement constitutionnelle (1) avant de décrire la manière dont cette morale a permis de trouver des solutions face à ce scandale des notes de frais (2).
1. Une morale authentiquement constitutionnelle
Comme cela a déjà été souligné dans un post précédent (V. JP Blog, post du 23 février 2017) portant sur la défense de F. Fillon fondée sur une atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, ce dernier a commis une « faute morale ». Or, c’est bien cette morale qui est au fondement de la séparation des pouvoirs, comme l’a montré l’histoire constitutionnelle anglaise. Sur ce point, il est par exemple possible de se référer à E. Burke. Ce dernier explique en effet dans ses réflexions sur la Révolution de France que « l’un des premiers objets de la société civile, objet qui devient une de ses règles fondamentales, est que personne ne soit juge de sa propre cause » (Hachette 1989, p. 75). Cette règle imprègne toute la constitution britannique : il ne s’agit pas là d’une expression du conservatisme de Burke. Elle est simple, rudimentaire, peut-être même évidente, surtout pour les juristes. Mais, il s’agit bien d’une règle morale, d’une part, parce qu’il s’agit d’une règle pré-politique sans laquelle la justice ne peut que difficilement exister ; d’autre part, parce qu’être juge dans sa propre cause est le premier droit de « l’homme naturel », selon Burke, auquel le membre d’une société doit renoncer. Cette règle est particulièrement importante dans une culture juridique où le Parlement a été, pendant longtemps, la « Haute Cour du Parlement », formule qui permet de ne pas oublier que la détermination du bien public en droit constitutionnel britannique est fondamentalement une question de justice. Dans ce contexte, la morale est bien une morale constitutionnelle : elle contribue à une détermination juste du bien public. L’un des avantages de cette morale est qu’elle peut être techniquement déclinée aussi bien sur le plan institutionnel – par la séparation des pouvoirs par exemple – que sur le plan individuel – par l’éthique et la déontologie. C’est bien cette morale constitutionnelle rudimentaire qui a conditionné et déterminé la résolution de la crise des parlementaires en 2009 au Royaume-Uni.
2. Les bienfaits de la morale constitutionnelle
Tant le Daily Telegraph que les juristes britanniques ont souligné que l’origine du problème des scandales politico-financiers des parlementaires se trouvait en grande partie dans la section 28 du Financial Act 1984. G. Little et D. Stopforth montrent en effet dans un article publié à la Modern Law Review (2013, 76(1) MLR, p.83-108) que c’est cette section 28 du Finance Act 1984 qui a définitivement fait de l’Additional Costs Allowance (ACA), créée en 1971, la chose des parlementaires. Précisons que ces ACA ont pour but de compenser les frais que peuvent engager les MPs dont la circonscription est éloignée de Londres. Le contexte de l’adoption de cette section 28 est en lui-même très intéressant puisque celle-ci est le fruit de la victoire des membres du Parlement dans les négociations qui avaient été menées avec le Ministre de la justice sur la question du régime fiscal des ACA, la discussion ayant été déclenchée par le fait que l’Inland Revenue (Administration fiscale) voulait pouvoir contrôler l’utilisation de ces ACA et les soustraire au pouvoir du bureau des dépenses de la Chambre des Communes. Le ministre de la Justice avait alors conclu qu’il s’agissait d’un « very real parliamentary problem » (« Un problème parlementaire bien réel », cité par Little et Stopforth, p. 94)… Une entente entre le Ministre de la Justice, le Chief Whip, le Financial Secretary to the Treasury et le Lord Privy Seal a finalement abouti à la soustraction de ces ACA à tout contrôle extérieur aux Communes. La crainte du conflit avec les parlementaires ainsi que l’idée que, de toute manière, le grand public devait déjà penser que ces ACA n’étaient pas imposables l’ont emporté sur les arguments de l’Administration fiscale. Les Parlementaires avaient donc acquis la maîtrise totale de ces ACA. C’est ainsi par exemple qu’en 2008, un parlementaire était autorisé à facturer plus de 23 000£ (non-imposable) pour de l’ameublement, des locations etc. à la Chambres de Communes (A.W. Bradley et al. Constitutional and Administrative Law, Pearson, 2015, p. 233). Les cas étaient tous particuliers mais ils ont provoqué la colère unanime des Britanniques.
Comment cette crise provoquée par les révélations du Daily Telegraph a-t-elle été résolue ?
Cette dernière l’a été par le droit constitutionnel.
Tout d’abord, ces comportements ont été sanctionnés par les règles de la responsabilité politique : certains ministres ainsi que le Speaker ont démissionné. Ce dernier présidait en effet le comité des estimations chargé de l’application du régime des ACA.
Ensuite, la règle selon laquelle nul ne doit être juge et partie a déployé tous ses effets et a permis une réaction extrêmement rapide du gouvernement. Ce dernier a, dans un premier temps, confié au Committee of Standards in Public Life (créé en 1994 en raison de scandales politiques ayant eu lieu dans les années 1990) la tâche de faire le point sur les questions des ACA. Dans un second temps, deux mois après le scandale, a été adoptée la loi sur les Parliamentary Standards (21 juillet 2009). Cette dernière crée l’Independant Parliamentary Standards Authority (IPSA) mettant en œuvre cette idée que les Membres des Communes ne pouvaient plus être maîtres des règles qui leur étaient applicables (« MPs could no longer regulate themselves »). Cette autorité, indépendante du Parlement, est chargée de déterminer les règles applicables à ces ACA de même qu’elle est chargée de leur application. Cette réactivité et ces solutions ont d’ailleurs probablement inspiré le gouvernement français, dans les mois qui ont suivi l’affaire Cahuzac, au moment de l’adoption des lois sur la transparence de la vie publique en 2013 créant notamment la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). Au Royaume-Uni, en 2010, la Chambre des Communes a néanmoins récupéré une partie de son autonomie concernant la déontologie des parlementaires en matière financière (Constitutional Reform and Governance Act 2010) mais a perdu le pouvoir de fixer les salaires de ses membres.
Cette morale constitutionnelle est encore à l’œuvre dans l’arrêt R v Chaytor and others du 1er décembre 2010 ([2010] UKSC 52) de la Cour Suprême. Trois membres des Communes et un membre de la Chambre des Lords avaient en effet fait appel de la décision de la Crown Court, puis de celle de la Court of Appeal, devant la Cour Suprême en se fondant sur l’ensemble de leurs privilèges et immunités parlementaires (parliamentary privilege) inscrit au neuvième point du Bill of Rights de 1689. Ce privilège protège la liberté d’expression des parlementaires dans le cadre des débats et interdit toute poursuite devant une juridiction pour les propos tenus pendant les débats. Globalement, l’argument des parlementaires consistait à soutenir que faire de fausses déclarations constituait un outrage à la Chambre et relevait ainsi de la seule compétence disciplinaire de leur Chambre, et non une infraction de droit commun (« ordinary crime »). La Cour présidée par Lord Phillips juge que ce privilège parlementaire ne couvre pas le cas des infractions pénales (ici, false accounting).
Mais à la question de la délimitation du privilège parlementaire, s’ajoute celle du domaine de compétence exclusive (exclusive cognisance) de la Chambre de connaître des questions d’administration et d’organisation la concernant. Sur ce dernier point, la Cour explique que le Parlement a « renoncé, dans une large mesure à avoir la connaissance exclusive des affaires administratives des deux Chambres » (§89) et qu’il faut faire une distinction entre les décisions relatives à l’administration qui sont prises par des commissions du Parlement qui sont protégées par le privilège parlementaire, et qui ne peuvent pas être attaquées devant les juridictions, et leur mise en œuvre (implementation) qui, elle, n’est pas protégée par ce privilège (§89). Dès lors qu’il s’agit de la mise en œuvre de ces décisions concernant l’administration de la Chambre, il existe comme un élément d’extranéité qui soustrait la mise en œuvre de la décision de la compétence exclusive du Parlement (§91-§92). La règle selon laquelle nul ne doit être juge et partie s’applique donc bien aux parlementaires. En outre, il serait possible de soutenir que ce raisonnement fait une application extrêmement rigoureuse de la séparation des pouvoirs : celui qui décide n’est pas celui qui exécute ; le juge de celui qui décide n’est pas le juge de celui qui exécute. A l’issue de cette affaire, quatre parlementaires ont été condamnés à une peine de prison.
Au-delà de ces conséquences, le fait qu’une morale constitutionnelle puisse être facilement réactivée a différents avantages. Premièrement, elle fait apparaître toutes les mesures prises à l’encontre de tels agissements comme normales. Ensuite, elle permet une résolution sur le fond moins théâtrale et d’une certaine manière plus charitable qu’en France parce que les parlementaires britanniques ont eu la possibilité de rembourser volontairement, du moins en apparence, les sommes qu’ils avaient indûment perçues. Enfin, il s’agit d’une morale constitutionnelle, ce qui signifie qu’elle concerne aussi bien les gouvernants que les gouvernés. Si la section 28 du Financial Act 1984 avait fait l’objet d’un débat parlementaire et si les médias avaient été attentifs à cette section 28 en 1984, le « very real parliamentary problem » serait plus rapidement devenu le problème de tous.
Céline Roynier, Professeur à l’Université de Rouen Normandie
Je remercie vivement Thomas Poole, Professeur de droit public à la L.S.E., de ses indications très précieuses sur cette affaire de 2009.