La décision du 30 mars 2017 du Tribunal Suprême de Justice vénézuélien : un « auto-coup d’Etat » juridictionnel [Par Carolina Cerda-Guzman]

La décision du 30 mars 2017 du Tribunal Suprême de Justice vénézuélien : un « auto-coup d’Etat » juridictionnel [Par Carolina Cerda-Guzman]

La décision du 30 mars 2017 du Tribunal Suprême de Justice du Venezuela, par laquelle ce tribunal s’arroge les pouvoirs législatifs, a fait les titres des journaux du monde entier. Si cette décision n’a rien d’une surprise du point de vue politique, car elle est le fruit d’un conflit opposant le Tribunal à l’Assemblée nationale vénézuélienne depuis un an, son contenu juridique en revanche étonne au point de pouvoir la qualifier « d’auto-coup d’Etat ».

 

Depuis l’accession au pouvoir d’Hugo Chavez, en 1998, le système politique et constitutionnel vénézuélien est un objet de curiosité. En effet, la Constitution, adoptée par référendum en 1999 et qui donne naissance à la République bolivarienne du Venezuela, repose sur des dispositifs particulièrement rares en droit constitutionnel. Parmi ceux-ci, on trouve une répartition nationale des pouvoirs en cinq branches (Pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, électoral et citoyen) au lieu des classiques trois branches, la mise en place d’une procédure de révocation populaire permettant au peuple de mettre fin au mandat du Président de la République ou d’un député par exemple, ou enfin l’instauration d’un fédéralisme particulièrement centralisé.

Récemment à cette curiosité s’est ajoutée une importante dose d’inquiétude à la suite de la décision du 30 mars 2017 du Tribunal Suprême de Justice (TSJ) par laquelle le juge constitutionnel vénézuélien décide d’assumer les compétences législatives de l’Assemblée nationale. Cette décision, très médiatisée, a suscité de vives réactions au sein de la classe politique vénézuélienne et plus largement au sein des pays latino-américains et occidentaux, qui l’ont qualifiée de « rupture de l’ordre constitutionnel et démocratique »[1]. Face à de telles réactions, le TSJ recule et décide dès le 1er avril de revenir sur la décision en la supprimant purement et simplement. Bien que l’on puisse considérer que cette décision n’a jamais existé, elle n’en demeure pas moins une grande première dans l’histoire constitutionnelle latino-américaine (pourtant experte en coup d’Etat) : une tentative de coup d’Etat par un juge constitutionnel, censé pourtant protéger la Constitution. Pour comprendre cette situation, il importe tout d’abord de revenir sur les origines de cette décision, et donc sur le conflit opposant le TSJ à l’Assemblée nationale depuis janvier 2016, pour ensuite en mesurer les ressorts constitutionnels.

 

I. Le conflit ouvert entre le TSJ et l’Assemblée nationale

 

Ce conflit de légitimité entre organes constitués trouve son origine à la fin de l’année 2015. Le 6 décembre 2015, la coalition anti-chaviste appelée « Mesa de la Unidad Democrática (MUD) » remporte pour la première fois les élections législatives. Dans la mesure où, selon l’article 219 de la Constitution, la session parlementaire ne débute que le 5 janvier, la nouvelle Assemblée devait alors attendre cette date pour débuter ses travaux.

Toutefois, entre temps, l’Assemblée sortante a profité d’une session extraordinaire pour procéder à la nomination accélérée de treize magistrats au sein du TSJ. Bien que la Constitution n’interdise pas formellement une nomination des magistrats du TSJ par une Assemblée sortante[2], le fait que cette nomination n’ait pas été laissée à la nouvelle Assemblée, mais aussi et surtout le fait que certaines des personnes nommées ne respectent pas aux yeux des nouveaux députés les critères de nomination, notamment le critère d’honorabilité, a provoqué le mécontentement de la nouvelle majorité parlementaire.

Dans ce court intervalle, la tension est rapidement montée entre ces institutions à la composition tout juste renouvelée. Le 31 décembre, le TSJ attaque le premier lorsqu’il annonce que l’élection de trois députés indigènes de l’Etat fédéré Amazonas, appartenant à la coalition MUD, est suspendue du fait d’irrégularités et menace l’Assemblée : si elle ne suspend pas ces députés, tous les actes qu’elle adoptera les comprenant seront considérés comme nuls. Cette menace ne sera pas prise en compte par l’Assemblée nouvellement constituée qui accueillera en son sein ces députés et leur fera prêter serment[3].

A son tour, la nouvelle Assemblée réagit en enquêtant sur la nomination des magistrats du TSJ. Elle en conclut que cette nomination a été viciée et considère dès lors que toute sentence du Tribunal sera réputée nulle tant que de nouveaux magistrats ne seront pas nommés.

Cette tension déjà grande entre les deux branches majeures du Pouvoir public se cristallise le 1er août 2016 par une décision cruciale du TSJ, qui met en exécution ses menaces. Le Tribunal affirme que l’Assemblée est en situation de « désobéissance » (« desacato ») en raison du maintien des trois députés. Leur incorporation constitue une « violation flagrante de l’ordre public constitutionnel » et dorénavant toutes les actions du Parlement sont considérées comme nulles.

Par la suite, le TSJ annulera quasi systématiquement tous les actes votés par l’Assemblée[4], le budget de 2017 étant même directement présenté par le Président de la République Nicolás Maduro au TSJ et non à l’Assemblée nationale.

La tension culmine fin mars 2017. Si la décision du 30 mars, dans laquelle le TSJ s’octroie la compétence législative, est la plus connue, il est important de signaler que celle-ci a été précédée deux jours avant par une autre décision toute aussi importante. Le 28 mars, le TSJ avait affirmé que les députés ne bénéficiaient plus de leur immunité parlementaire. Cette décision drastique a été prise à la suite de l’approbation par les députés de l’accord sur la réactivation du processus d’application de la Charte interaméricaine de l’Organisation des Etats Américains (OEA). Cette démarche ouvrait la porte à une éventuelle sanction du Venezuela en permettant au Conseil permanent de l’OEA d’évaluer l’application de la Charte. Saisi par un député officialiste (donc en faveur du parti du Président), le TSJ contestera la constitutionnalité de cette approbation et ordonnera même au Président Maduro d’entreprendre des procédures de sanction contre des députés désormais non protégés. Dans le même mouvement, le Président est habilité par le Tribunal à utiliser les lois sur la délinquance organisée, le terrorisme, la corruption et même le Code de justice militaire pour les sanctionner, sachant que « les actes commis par les députés de l’Assemblée nationale en approuvant l’accord sur la réactivation du processus d’application de la Charte interaméricaine de l’OEA (…) constituent des délits qualifiés dans le Code pénal, spécialement celui de trahison de la Patrie ».

Après cette décision dans laquelle le TSJ contestait clairement le pouvoir des députés et les menaçait d’actions répressives par le Président, la décision du 30 mars 2017 apparaît comme une conséquence logique de cette fracture des pouvoirs. Elle n’en demeure pas moins une aberration au regard de la logique constitutionnelle.

 

II. La tentative de coup d’Etat par sentence d’un juge constitutionnel

 

Dans sa décision du 30 mars, le TSJ estime que « Tant que persiste la situation de « désobéissance » et d’invalidité des actes de l’Assemblée nationale, cette Chambre constitutionnelle garantira que les compétences parlementaires seront exercées directement par cette Chambre ou par l’organe qu’elle désigne, afin de veiller à l’Etat de droit ».

Cette sanction s’appuie à la fois sur l’article 336.9 de la Constitution qui donne à la chambre constitutionnelle du TSJ des compétences pour résoudre tout conflit constitutionnel qui se présente entre les organes du Pouvoir public et sur l’article 336.7 de la Constitution qui l’habilite pour déclarer l’inconstitutionnalité des omissions commises par le législateur national en cas de défaillances pour promulguer des mesures essentielles au respect de la Constitution.

Si le TSJ est seul juge pour apprécier la qualification juridique des faits, et donc seul compétent pour apprécier si l’Assemblée est dans une situation de défaillance[5], le raisonnement mobilisé tout comme les conséquences qu’il en tire méritent un examen sérieux. Or, il apparaît que ce raisonnement entre en contradiction non seulement avec une certaine interprétation libérale de la Constitution mais également avec le texte pourtant clair de la Constitution.

En effet, si l’article 336.7 permet au TSJ d’apprécier l’inconstitutionnalité d’une omission parlementaire, cet article ne l’habilite ensuite qu’à fixer un délai limite à l’Assemblée pour mettre fin à cette omission et à établir, si nécessaire, les lignes directrices pour corriger cette déficience. Dans sa décision, le Tribunal va pourtant bien au-delà de simples lignes directrices. Il décide de s’octroyer lui-même la compétence législative du Parlement et le laisse ainsi sans pouvoir normatif.

Par ailleurs, en indiquant simplement que le TSJ est chargé de « résoudre les controverses constitutionnelles s’élevant entre des organes du Pouvoir public », l’article 336.9 pouvait-il fonder de telles décisions ?

Cette interprétation est difficilement soutenable. Dans la mesure où l’article 187 de la Constitution de 1999 liste exhaustivement les « fonctions de l’Assemblée nationale » et qu’il mentionne celle de « légiférer dans les questions de compétence nationale », la solution du TSJ conduit à violer cet article ainsi que l’article 136 de la Constitution selon lequel « chaque branche du Pouvoir public a ses propres fonctions ». En outre, la Constitution elle-même interdit une telle mesure : toute « usurpation d’autorité » est, selon l’article 138, considérée comme nulle et non avenue.

Ainsi, quand bien même l’on rejoindrait l’affirmation par le Tribunal d’une omission parlementaire du fait de cette situation de « désobéissance », aucune disposition ne l’habilite à s’accaparer les pouvoirs législatifs de l’Assemblée ; bien au contraire, tout dans le texte constitutionnel le lui interdit.

Cette décision du 30 mars 2017 est donc incontestablement un acte introduisant une « rupture de l’ordre constitutionnel et démocratique ». Le fait qu’elle provient d’un organe chargé explicitement de « garantir la suprématie et l’efficacité des règles et des principes constitutionnels » (art. 335 de la Constitution) est d’autant plus condamnable et justifie le qualificatif d’« auto coup d’Etat » donné par l’OEA à la découverte de cette décision.

L’opposition frontale du TSJ, depuis plus d’un an, conduit à souligner les limites du droit constitutionnel vu sous son angle purement formel. Malgré la consécration de la suprématie de la Constitution et l’établissement de procédures constitutionnelles contraignantes et a priori très protectrices de la souveraineté populaire et de la démocratie, ces limites semblent bien artificielles face à un conflit politique concret et profond entre des organes constitués.

Fort heureusement, ce coup d’Etat fut de courte durée puisque dès le 1er avril, le TSJ a décidé de supprimer à la fois la décision du 30 mars et celle du 28 mars.

Cette volte-face est certes salutaire, mais l’attitude du TSJ et de l’Assemblée nationale ne laisse pas augurer de bons présages. L’annonce récente du Président Maduro de se retirer de l’OEA est à cet égard particulièrement inquiétante. Une telle décision, si elle devait être menée à bien, serait assez préjudiciable d’un point de vue politique et soulèverait de nouveaux conflits constitutionnels. La Constitution de 1999 précise non seulement que la République doit promouvoir et encourager l’intégration latino-américaine et caribéenne (art. 153) mais elle mentionne surtout explicitement la Convention américaine des droits de l’Homme (art. 339). Il semble ainsi impossible que le Président Maduro puisse mener seul une telle procédure de retrait à moins que le TSJ développe à nouveau une interprétation défiant la logique constitutionnelle et le texte même de la Constitution de la République bolivarienne. Le dernier mot ira, on l’espère, au pouvoir constituant populaire, seul véritable arbitre suprême.

 

Carolina Cerda-Guzman, Maître de conférences à l’Université Montpellier III

 

L’auteure de ces lignes tient à remercier Florian Savonitto pour sa relecture.

 

Nota bene : Dans la mesure où le site du TSJ est inaccessible depuis plusieurs jours (http://www.tsj.gob.ve/), les extraits des décisions du TSJ sont tirés de sites internet de journaux fiables qui produisent un lien vers une copie des décisions et sont traduits par nos soins.

                               

[1] http://www.el-nacional.com/noticias/mundo/peru-retiro-embajador-venezuela-tras-sentencia-del-tsj_88086

[2] La procédure de nomination de ces magistrats est encadrée par l’article 264 de la Constitution. Cet article impose essentiellement une présélection des candidats par le Comité des nominations judiciaires et le Pouvoir citoyen. La sélection finale revient à l’Assemblée nationale.

[3] Ces trois députés seront finalement invités à ne plus assister aux travaux de l’Assemblée, mais le TSJ n’en tirera aucune conséquence, estimant que cette « exclusion » n’a rien d’officiel.

[4] De janvier à novembre 2016, le TSJ prononcera 27 sentences annulant lois ou résolutions adoptées par l’Assemblée.

[5] Cette appréciation de la qualification juridique des faits pourrait également faire l’objet d’un examen de notre part puisqu’en soi l’Assemblée nationale n’est pas réellement dans une situation d’inaction mais est contestée dans sa légitimité, ce qui n’est pas exactement la même chose. Toutefois, cette appréciation étant plus sujette à discussion, elle sera ici mise de côté.