Les enseignements de la décision du Conseil constitutionnel sur le temps d’émissions pour la campagne officielle des élections législatives [Par Jean-François Kerléo]

Les enseignements de la décision du Conseil constitutionnel sur le temps d’émissions pour la campagne officielle des élections législatives [Par Jean-François Kerléo]

Dans sa décision du 31 mai 2017, résultant d’une question prioritaire de constitutionnalité soulevée par le parti du nouveau président de la République, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle la disposition du code électoral privilégiant massivement les partis représentés au Parlement dans l’accès aux médias pendant la campagne législative. Le présent article souligne la portée politico-juridique de cette décision et pointe aussi certains problèmes de l’argumentation du Conseil constitutionnel qui se fait ici largement législateur.

 

Jean-François Kerléo, Maître de conférences à l’Université de Lyon 3

 

La situation inédite résultant de la récente élection présidentielle se répercute sur la campagne législative, en provoquant une inadéquation du droit aux faits. La dernière illustration de cette asymétrie entre l’évolution de la structure politique et les règles juridiques est à rechercher dans le droit électoral, et notamment l’article L. 167-1 du code électoral qui vient d’être censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017-651 QPC du 31 mai 2017, Association En marche ! La loi du 29 décembre 1966, à l’origine de cet article, prévoit un critère unique de répartition du temps d’antenne entre les formations politiques pour la campagne audiovisuelle officielle, en fonction de leur représentation par un groupe politique dans l’Assemblée nationale sortante. Les formations effectivement représentées se partagent alors trois heures d’émissions officielles tandis que celles non représentées, mais qui présentent au moins 75 candidats aux élections, se voient attribuer une durée d’émission de sept minutes au premier tour et de cinq au second. Le dispositif ainsi prévu attribue donc une prime aux sortants, en oubliant au passage les formations politiques locales qui présenteraient moins de 75 candidats, celles-ci ne disposant dès lors d’aucun temps d’antenne.

 

Un tel dispositif législatif consolide le rôle des partis de gouvernement et anéantit la visibilité médiatique de formations politiques plus modestes. Il concourt à renforcer le bipartisme politique qui s’est justement inscrit et imposé dans le paysage de la Ve République au début des années 1970. Or, c’est bien cette bipolarité de la vie politique, traduite par l’affrontement entre majorité et opposition en France, qui semble avoir volé en éclats avec l’élection présidentielle. La victoire d’un candidat – M. Macron – sous les couleurs d’un mouvement qu’il avait créé quelques mois plus tôt, comme le fait que son adversaire du second tour – le Front National – ne dispose pas non plus de groupe parlementaire (seulement deux élus à l’Assemblée alors qu’il en faut 15 pour constituer un groupe), contribue à la réapparition d’un multipartisme qui contredit la structure bipartisane sur laquelle se fonde l’article L. 167-1 du code électoral. Ce constat crée une distorsion entre l’expression du suffrage des électeurs, et donc la représentativité virtuelle du parti La République en Marche (LRM), avec sa capacité à s’exprimer pendant la campagne. Un tel problème, qui n’est d’ailleurs pas inédit puisqu’il s’est rencontré en 2002 avec l’accession au second tour de Jean-Marie Le Pen, concerne tout autant les candidats du Front national que ceux de la France insoumise qui, de leur côté, n’avaient pas envisagé de contester la décision du CSA. N’était-ce pas d’ailleurs d’abord à celui-ci, garant du pluralisme de l’information, de faire preuve d’une interprétation constructive, quitte à voir sa décision contestée par les partis “d’antan” ? C’est donc l’inadéquation du droit à cette nouvelle structure politique émergente que devaient juger le Conseil d’État puis le Conseil constitutionnel.

 

L’objet initial du litige réside dans la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), chargé de répartir les temps d’antenne entre les formations politiques présentant des candidats aux élections législatives [1]. La décision de cette AAI ne faisait que tirer les conséquences du dispositif législatif issu de l’article L. 167-1 du code électoral sans disposer d’aucune marge de manœuvre. Le parti LRM l’a donc attaquée en référé devant le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, en assortissant sa demande d’annulation d’une QPC selon laquelle cette attribution de temps d’émission, sans rapport avec sa place acquise depuis l’élection présidentielle, est susceptible de porter atteinte à l’expression pluraliste des opinions et à la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation, garanties par le troisième alinéa de l’article 4 de la Constitution. Le juge constitutionnel a statué dans un délai tout à fait remarquable sur la QPC qui lui était transmise par le Conseil d’État (ordonnance n° 410833) le 29 mai 2017.

 

Outre le caractère sérieux de la question, qui est démontré par l’énumération des fondements constitutionnels auxquels porterait atteinte l’article contesté (« l’expression pluraliste des opinions et à la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation, garanties par le troisième alinéa de l’article 4 de la Constitution, au principe d’égalité devant le suffrage découlant de l’article 3 de la Constitution et de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et à la liberté d’expression garantie par l’article 11 de cette déclaration »), le juge des référés justifie le renvoi au Conseil constitutionnel par l’évolution évidente des circonstances de droit et de fait [2]. Si le critère de la représentation à l’Assemblée n’était pas totalement absurde puisqu’il permettait de “cadrer” le temps de parole et d’éviter les prétentions politiques farfelues, car non institutionnalisées, il se révèle désormais imparfait en accordant un temps d’antenne quasi-nul aux partis qui ont comptabilisé le plus de suffrages lors de l’élection présidentielle (LRM, FN, FI). De manière incongrue, le parti du Président nouvellement élu disposait  d’un temps parole de sept minutes là où le parti socialiste bénéficiait de 80 minutes.

 

Dans sa QPC, le Conseil constitutionnel admet que la loi conduit à « l’octroi de temps d’antenne sur le service public manifestement hors de proportion avec la participation à la vie démocratique de la Nation de certains partis et groupements politiques ». Les dispositions contestées méconnaissent donc, selon le juge, celles du troisième alinéa de l’article 4 de la Constitution et affectent l’égalité devant le suffrage dans une mesure disproportionnée. Sur le fond, une telle décision est difficilement contestable, tant est manifeste la disproportion de temps d’antenne entre les partis. Elle se justifie d’ailleurs avec la jurisprudence du Conseil en la matière qui protège le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions avant tout en matière politique et médiatique (décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe), ces deux domaines étant inextricablement liés par l’article L. 167-1 du code électoral. On peut surtout tirer deux enseignements en termes institutionnels de cette décision.

 

Tout d’abord, le Conseil constitutionnel est conduit à prendre en compte une situation de fait assez nouvelle, à savoir la survenue du multipartisme dans le paysage politique français. En dépit de la Constitution qui se structure atour de la distinction entre majorité et opposition (malgré l’apparition de groupes minoritaires depuis 2008) et des règles législatives encourageant à la bipolarisation de la vie partisane, un phénomène d’éclatement de l’offre politique a fait son apparition, ce qui bouleverse l’interprétation du droit. Tant que la vie politique était structurée autour de partis qui gouvernaient par le biais d’alliances avec des formations satellitaires, des dispositions législatives, telles que l’article L. 167-1 du code électoral sur la répartition du temps d’antenne, n’apparaissaient pas au juge constitutionnel ou administratif comme disproportionnées. La proportionnalité est donc appréciée par le juge à l’aune de l’évolution politique, et non comme portant intrinsèquement atteinte aux petits partis. Pourtant la QPC demeure un contrôle abstrait de constitutionnalité, le raisonnement du Conseil ne manquant donc pas de surprendre puisqu’il se fonde, en l’espèce, sur une situation de fait déterminante.

 

Les règles juridiques résistent aux comportements et aux situations politiques jusqu’à ce que les faits brisent leur légitimité. Or, cette décision démontre le dépassement du droit par le phénomène politique, ce qui laisse présager une reconfiguration plus large du droit électoral afin d’enregistrer le multipartisme, à moins que les prochaines élections législatives ne conduisent à une nouvelle restructuration bipartisane avec de nouvelles formations politiques. Toujours est-il que l’on prend la mesure de l’idéologie conservatrice et bipartisane sur laquelle était fondée le droit politique, et de la possibilité désormais ouverte d’une nouvelle ère multipartisane du droit, garantie par une plus grande égalité entre les formations politiques, dont l’an I serait caractérisé par cette décision du Conseil constitutionnel.

 

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel incite ensuite le législateur à reconnaître ce multipartisme. Il censure l’article L. 167-1 du code électoral, en reportant dans le temps les effets de son abrogation afin de ne pas priver la décision du CSA de toute base légale. Toutefois, le report de l’abrogation ne vaut pas maintien du statu quo en attendant l’adoption d’une nouvelle loi, puisque le Conseil constitutionnel demande au CSA de prendre une nouvelle décision sur le fondement du III de l’article L. 167-1 (temps d’antenne des partis n’ayant pas de groupe à l’Assemblée mais présentant au moins 75 candidats) dont il censure pourtant l’inconstitutionnalité. Le Conseil se fait donc juge administratif en statuant directement sur la décision administrative du CSA, objet de la requête initiale devant le Conseil d’État. Par conséquent, le Conseil constitutionnel demande à cette AAI de prendre une décision administrative sur le fondement d’un dispositif inconstitutionnel qui avait conduit le CSA à prendre la décision, jugée inconstitutionnelle, de répartition du temps d’antenne. On assiste à une contradiction consistant à fonder la constitutionnalité d’une nouvelle décision administrative (celle du CSA) sur un texte inconstitutionnel, en raison des dispositions transitoires que le Conseil réécrit lui-même en attendant l’adoption d’une nouvelle loi.

 

Ce raisonnement « illogique » est donc contrebalancé par ce que certains dénommeront une interprétation constructive (plutôt une nouvelle rédaction) du III de l’article L. 167-1 du code électoral. Sans exiger d’abandonner le critère du groupe parlementaire, le Conseil constitutionnel offre de nouvelles pistes au législateur, comme d’ailleurs au CSA, en proposant « la prise en compte de l’importance du courant d’idées ou d’opinions que les partis représentent, évaluée en fonction du nombre de candidats qui déclarent s’y rattacher et de leur représentativité, appréciée notamment par référence aux résultats obtenus lors des élections intervenues depuis les précédentes élections législatives ». Le Conseil lie ici les élections présidentielle et législative, confirmant la lecture présidentialiste de la Ve République qui s’était déjà renforcée avec la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Cette dépendance consolidée de l’élection législative vis-à-vis du Président réinjecte une logique « partitocratique » à l’intérieur de l’élection présidentielle qui met pourtant davantage en compétition des individualités que des partis. Par ailleurs doit-on aussi prendre en compte les élections antérieures (municipales, européennes, etc.) et, auquel cas, quelle place accorder aux petits partis bien implantés dans certaines régions où ils ont des sièges mais présentant moins de 75 candidats ? Une représentativité forte mais très localisée doit-elle rentrer en ligne de compte dans le calcul du temps d’antenne ?

 

Toujours est-il que le CSA, tout comme le juge administratif, sont priés de suivre le juge constitutionnel, érigé pour l’occasion en un véritable législateur, puisque celui-ci admet sans autre explication que la future décision du CSA pourra prévoir un dépassement du temps d’antenne tel que prévu par le III de l’article L. 167-1 (qui fonde pourtant la légalité, et même la constitutionnalité de la décision du CSA) pour les formations non représentées à l’Assemblée sortante, ce dépassement ne pouvant excéder cinq fois le temps inscrit dans la loi, sans que le Conseil justifie cette limite. On s’interroge sur le choix de cette disposition transitoire qui, sans arguments particuliers, apparaît à première vue artificielle, d’autant qu’elle est loin de mettre les partis sur un pied d’égalité, voire d’équité [3].

 

Par conséquent, au lieu de le censurer, pourquoi ne pas avoir proposé une interprétation constructive du III de l’article L. 167-1 du code électoral, puisqu’elle semble suffire à fonder la constitutionnalité de la future décision du CSA ? Non seulement le juge constitutionnel est devenu un législateur, dans la mesure où ne se contentant pas d’interpréter une loi il y ajoute de nouvelles conditions, mais il devient ipso facto le régulateur des autorités administratives en dictant au CSA le contenu et les limites de sa future décision. S’il apparaît légitime que le Conseil constitutionnel incite le législateur à débattre face aux évolutions de la vie politique, cette légitimité est moins évidente lorsque ses décisions se substituent à la loi et dictent aux autorités administratives le contenu de leurs actes. Certes, le Conseil constitutionnel se convertit en législateur au cours de cette période particulière où le temps parlementaire est suspendu alors qu’une demande de loi s’avère impérieuse. Si cette décision se trouve justifiée par les conditions d’urgence de l’espèce et l’évolution de la vie politique, pourquoi continuer à inscrire la QPC parmi les contrôles abstraits, alors qu’il conviendrait plutôt de reconnaître sa contextualisation (et donc sa dimension constructive) afin d’en contenir les dérives sur l’organisation institutionnelle.

 

[1] Décision n° 2017-254 du Conseil supérieur de l’audiovisuel du 23 mai 2017 fixant la durée des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives des 11 et 18 juin 2017.

[2]Rappelons que le Conseil d’État avait validé le dispositif législatif dans un arrêt de 1997, en l’estimant conforme aux articles 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et 19 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (CE 23 mai 1997 n° 187697, M. Meyet).

[3] La décision n° 2017-277 du 1er juin 2017 fixant la durée des émissions dont disposent les partis ou groupements politiques en vue de l’élection législative de juin 2017 accorde désormais environ 42 minutes à LRM, 38 minutes au FN et 31 minutes à FI, tandis que les autres partis qui disposaient aussi de 7 min dans la décision précédente du CSA bénéficient désormais d’un total de 14 minutes.