Crise politique allemande et pouvoirs méconnus du Président fédéral [Par Olivier Beaud]
The political crisis that currently hits Germany tends to emphasize the rather unknown role of the German President. The position being currently held by a key political figure – Walter Steinmeier – the constitutional powers of the President can no longer be disregarded.
La crise politique en Allemagne incite à redécouvrir le rôle institutionnel, trop souvent ignoré, du président fédéral allemand. Les pouvoirs constitutionnels qui lui sont dévolus joints à la personnalité de premier plan de l’actuel titulaire de la fonction sont susceptibles d’en faire un homme clé dans les semaines à venir [1].
Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas
En Allemagne, les élections législatives du 24 septembre 2017 n’ont pas permis de dégager comme d’ailleurs les précédentes, une majorité absolue. Elles ont même débouché, d’une part, sur un résultat insatisfaisant pour le parti majoritaire, la CDU, présidée par la Chancelière Angela Merkel (33% de voix) et pour le parti socialiste, SPD, dirigée par Martin Schulz (20% de voix) et, d’autre part, sur la percée du parti d’extrême droite (Alternative pour l’Allemagne, AfD) qui obtint 13,5% des voix. Le SPD ayant refusé au lendemain des élections la reconduction de la Grande Coalition – entre la CDU et le SPD pour former un gouvernement – la Chancelière ne pouvait espérer qu’une alliance avec deux petits partis, les Verts et les Libéraux (FDP). Cette politique vient d’échouer ce week-end en raison de l’intransigeance du parti libéral et de son leader, Christian Lindner. La crise politique allemande, résultat direct de cet échec à former un gouvernement « Jamaïque », en référence aux couleurs des trois familles politiques qui la composeraient [2], incite à se pencher sur la Constitution pour examiner ce qu’elle prévoit dans une telle hypothèse.
La situation est par conséquent la suivante : le gouvernement Merkel gère les affaires courantes depuis la réunion du Bundestag du 24 octobre. Pour qu’un nouveau gouvernement lui succède, il faut élire un nouveau Chancelier ou une nouvelle Chancelière. Aucune règle n’impose de délai pour que le Bundestag soit sollicité à cette fin par le président fédéral (art. 63). Sans s’engager sur des pronostics de type politique – y aura-t-il ou non des nouvelles élections à la suite de cet échec ? Mme Merkel renoncera-t-elle à briguer le poste ? – il s’agira ici de décrire comment la constitution allemande régit cette situation sans précédent dans l’histoire constitutionnelle de la République fédérale : celle d’un Gouvernement ayant du mal à se constituer. Un retour au texte de la Loi fondamentale – la Grundgesetz de 1949 (Loi fondamentale) [3] – révèle alors l’importance, dans une telle hypothèse de crise, du président de la République fédérale et donc de son actuel titulaire.
I – Une figure institutionnelle négligée
Comparer le Président fédéral allemand avec le Président de la République français fournit un cas d’école pour distinguer deux types de chef de l’Etat dans une démocratie moderne : le premier, effacé, pâle copie du monarque constitutionnel, incarne le chef de l’Etat d’un régime parlementaire moniste, et le second celui d’un régime parlementaire dualiste, dans lequel il dirige effectivement l’exécutif. Historiquement, le statut du chef de l’Etat allemand, dans la Loi fondamentale de 1949, fut construit en réaction à celui de la République de Weimar. « Il est le chef de l’Etat d’un régime parlementaire moniste, incarnant l’unité de l’Etat, exerçant un pouvoir véritablement neutre, au pire des fonctions purement protocolaires qui en font le notaire de la République (staatsnotarielle Funktionen), au mieux une magistrature morale » [4].
En Allemagne, le Président de la République est élu sans débat et au vote secret par une assemblée spéciale, composée des membres du Bundestag et pour moitié, de personnes élues à la représentation proportionnelle par les assemblées des Länder (art. 54 LF). Désigné pour cinq ans (contre quatre pour les députés) et rééligible une seule fois, il ne bénéficie pas de la même légitimité que le président français, élu depuis 1962 au suffrage universel direct.
Par rapport à son homologue français, le Président de la République allemande a beaucoup moins de pouvoirs. Il a perdu la plupart des attributions du Président weimarien, c’est-à-dire qu’il ne peut plus révoquer discrétionnairement le chef du gouvernement ou dissoudre comme il l’entend la chambre basse. Les prérogatives dont il dispose en matière législative sont également limitées. Il détient néanmoins un certain pouvoir : comme l’ancien Président de la IIIe République française, il a pour fonction de représenter l’Etat vis-à-vis de l’étranger (conclusion des traités, accréditation des ambassadeurs) et constitue par ailleurs l’autorité compétente pour signer les lois, nommer le Chancelier et les ministres, ainsi qu’un certain nombre de fonctionnaires. Une lecture un peu hâtive du texte constitutionnel laisserait donc penser qu’il n’y a pas d’hésitation possible à avoir le sens de l’institution : ce serait une « magistrature morale » ou « honorifique ».
Toutefois, la crise politique actuelle invite à se pencher de plus près sur le texte de la Loi fondamentale et à scruter le sens des textes qui lui accordent le pouvoir de nommer le Chef du Gouvernement. Apparaît alors une figure institutionnelle un peu différente de cette image d’Epinal de la simple autorité morale. Plus exactement, la crise qui se profile depuis l’échec de la coalition « Jamaïque » a le mérite de faire ressortir les pouvoirs du président de la République relevant de ce qu’on pourrait appeler le gardien de la Constitution.
A ce dernier titre, il peut d’abord demander une seconde délibération lorsqu’une loi lui apparaît irrégulière. En effet, d’après l’art. 82 al.1, « les lois définitivement adoptées conformément aux dispositions de la présente Loi fondamentales sont, après contreseing, signées par le président fédéral (…) ». On en déduit généralement, que « le pouvoir de signature du président ne lui permet pas de se prononcer sur l’opportunité de la loi : il doit, en revanche, procéder à l’examen de la régularité formelle : respect des procédures, existence d’une compétence fédérale, existence de l’approbation du Bundesrat si celle-ci est requise » [5]. Il y a déjà eu plusieurs cas de refus de signature.
Une telle prérogative n’est cependant rien par rapport aux pouvoirs dont il dispose lorsque la constitution d’un Gouvernement s’avère difficile. Il cesse alors d’être le « notaire » dont on parlait plus haut qui se bornerait à authentifier des accords politiques en procédant à la nomination du président élu par le Bundestag. Loin de ne détenir qu’un pouvoir de nomination formel, il devient un acteur doté d’un véritable pouvoir de décision.
Dans ce cas, deux dispositions apparaissent alors centrales. La première est l’article 63 qui confère au chef de l’Etat le pouvoir de proposer au Bundestag un candidat à l’élection présidentielle et, une fois l’élection faite, de nommer la personne ainsi élue (al 1 et 2) [6].
Sa capacité d’influence se situe avant l’élection, dans l’hypothèse où il n’y a pas de majorité ferme susceptible d’imposer un candidat. Dans la situation actuelle cependant, sa marge de manœuvre est faible car la situation des forces politiques impose un candidat potentiel, en l’occurrence Mme Merkel. Dans ce cas, on peut seulement imaginer que le Président se décide à ne proposer personne, usant de son pouvoir par l’abstention d’agir [7]. Toutefois, il ne pourrait maintenir longtemps cette position, sans violer son obligation constitutionnelle de proposition, de sorte que son pouvoir se résume à retarder le moment de l’élection. Par ailleurs, il perd ce pouvoir de proposition initiale si, à la suite de la non-élection de la personne qu’il a proposée, le Bundestag s’accorde pour élire, à la majorité absolue, une autre personne dans un délai de 14 jours [8]. En revanche, il reconquiert un véritable pouvoir de décision, si ce dernier délai s’est écoulé sans qu’un Chancelier soit élu par la Chambre populaire. En effet, en vertu de l’article 63 al. 4 LF [9], si la Chambre n’a pas réussi à élire un Chancelier à la majorité absolue des membres du Bundestag, il détient le pouvoir discrétionnaire de choisir entre, d’un côté, la nomination d’un Chancelier minoritaire et de l’autre, la dissolution du Bundestag, une telle prérogative étant dispensée de contreseing.
La seconde disposition conférant du pouvoir au chef de l’Etat réside dans l’article 68 de la LF. Elle lui confère en effet la faculté de refuser dissolution du Bundestag, lorsque celle-ci lui est demandée par le Chancelier à la suite du rejet de la question de confiance. Dans l’hypothèse d’un tel refus, l’article 81 prévoit une sorte de compensation : il peut autoriser la mise en œuvre de l’état de nécessité législative qui permet au Chancelier minoritaire de rester au pouvoir durant six mois, en se voyant confier les moyens de surmonter l’opposition du Bundestag, pourvu qu’il dispose de l’appui du Bundesrat.
La description de ses prérogatives semble ainsi jeter une lumière nouvelle sur l’institution présidentielle allemande. On a pu écrire, non sans raison, d’une part, que ce statut présidentiel est un résidu de la monarchie constitutionnelle [10] et, d’autre part, que la combinaison de ces articles de la LF « représente, à l’intérieur du système moniste de la Loi fondamentale, une petite constitution dualiste de réserve, apte à fonctionner dans l’hypothèse d’une paralysie des mécanismes de la démocratie majoritaire » [11]. Comme la Constitution française, la Loi fondamentale allemande est « stratifiée » pour reprendre encore une expression de Philippe Lauvaux qui a tenté, avec d’autres, de penser la multiplicité des formes possibles de gouvernement, à l’intérieur d’un même texte écrit. Par analogie, on sait par exemple que la Constitution de 1958, en France contient aussi une constitution de réserve, destinée aux temps de crise (art. 16) et qui confère des pouvoirs importants au Président de la République.
La crise politique qui se dessine en Allemagne conduit ainsi à découvrir – ou à redécouvrir – l’importance à la fois de ces articles et de la Présidence de la République. En effet, jusqu’à aujourd’hui, aucune de ces prérogatives présidentielles n’a eu l’occasion d’être exercée. Quand, en raison des circonstances politiques qui changent, il n’y a pas de majorité de coalition envisageable, les techniques du parlementarisme rationalisé deviennent utiles, voire indispensables. La Constitution écrite apparaît alors comme un outil essentiel car le simple jeu des forces politiques ne suffit plus à assurer le bon fonctionnement des institutions. Le Président fédéral gagne alors nettement en influence.
II – Une figure institutionnelle renouvelée
Presque subitement, le président fédéral devient un acteur politique influent, sinon décisif, comme le président l’était en France sous la IIIe République : faut-il rappeler que Jules Grévy mit tout son pouvoir en jeu pour éviter que Léon Gambetta ne devienne Chef du Gouvernement en 1879 ou encore que Poincaré utilisa un tel pouvoir pour conduire à ce poste Georges Clémenceau ?
C’est sur ce point que la donne se complique pour la Chancelière Merkel car le nouveau titulaire de la fonction présidentielle, Frank-Walter Steinmeier, n’est pas de son bord politique – il est membre du SPD – et il n’est pas tout à fait comme les anciens présidents de la République allemande. En effet, alors qu’en France, l’opinion publique a conservé les noms de quelques Chanceliers – Konrad Adenauer, Willy Brandt, Helmut Kohl, et Gerhard Schröder – il est probable qu’elle serait bien en peine de donner le nom des présidents allemands : qui se souvient de Theodor Heuss, Walter Scheel, Richard von Weizsäcker, voire du dernier en fonction Joachim Gauck ? Ce relatif anonymat s’explique par le fait que ce ne sont pas les leaders politiques qui accèdent à une telle fonction. Certes, il fut un temps où Konrad Adenauer songea à y être élu après ses mandats de Chancelier, dans le but non dissimulé de faire échec à la nomination d’Erhard. Toutefois, il renonça à ce projet, jugé irréaliste. Le peu d’attrait de la fonction explique d’ailleurs pourquoi un homme aussi éminent que Roman Herzog, ancien président de la Cour de Karlsruhe, n’ait pas jugé utile de solliciter la reconduction de son mandat.
Toutefois, l’actuel président Walter Steinmeier se singularise par un profil qui rompt avec celui des anciens présidents. Elu le 12 février 2017 avec l’appui du parti socialiste, de la CDU-CSU, des Verts et des libéraux, il s’est imposé sans difficulté face à ces deux rivaux, représentant l’aile gauche (Die Linke) et le parti d’extrême-droite (AfD). Mais c’est surtout le passé politique de Steinmeier qui détonne par rapport aux anciens présidents. Il fit sa carrière grâce à Gerard Schröder dont il fut longtemps le chef de cabinet en Basse-Saxe, puis il devint, de 1998 à 2005, l’un des membres importants de son Gouvernement en tant que directeur de la Chancellerie fédérale. Une fois Schröder battu, Steinmeier fit une entrée remarquée dans le premier gouvernement de grande coalition en 2005, en devenant ministre des affaires étrangères de la Chancelière Merkel. Surtout, lors des élections législatives de 2009, il fut le candidat du SPD et subit une cuisante défaite face à la Chancelière qui commença alors son 2ème mandat. Il présida alors le groupe SPD au Bundestag. De 2013 à 2017, il redevient ministre des affaires étrangères au sein du second gouvernement de grande coalition. Imposé par Martin Schulz, le nouveau président du SPD, comme candidat à la présidence de la République, il remporte largement l’élection en février 2017. Outre cette belle carrière politique, Steinmeier a un atout de poids pour exercer avec autorité son mandat présidentiel : il est la personnalité politique préférée des Allemands, surtout aprèsavoir donné, en 2010, un rein à son épouse très malade.
Figure politique marquante, Walter Steinmeier est ainsi susceptible d’apparaitre comme un homme clé, de véritable « arbitre » dans les semaines ou mois à venir. Certes, l’attitude de Mme Merkel restera décisive pour savoir comment se résoudra cette crise – gouvernement minoritaire ou dissolution ? – mais l’arbitre présidentiel aura son mot à dire et pourrait éventuellement convaincre le président du SPD, Martin Schulz, à revenir sur sa décision de ne plus accepter un gouvernement de grande coalition. Quoi qu’il en soit, la présente crise fait sortir de l’ombre le président de la République allemande et incite à méditer sur la variété des ressources constitutionnelles dans un régime parlementaire moderne.
[1] Tous mes remerciements à mon collègue Christoph Schönberger pour sa lecture rapide et critique de la première version de ce billet.
[2] Le noir pour les conservateurs, le jaune pour les libéraux et le vert pour les écologistes.
[3] Dorénavant LF.
[4] Christian Autexier, Introduction au droit public allemand, Paris, PUF, 1998, p. 53
[5] Chr. Autexier, op. cit. n° 43, p. 55
[6] « (1) Le Chancelier fédéral est élu sans débat par le Bundestag sur proposition du Président fédéral.
(2) Est élu celui qui réunit sur son nom les voix de la majorité des membres du Bundestag. L’élu doit être nommé par le Président fédéral. »
[7] Le cas est imaginé par Ingo von Münch, Staatsrecht, t. I, (6e éd), Kohlhammer, n° 812, p. 345.
[8] « (3) Si le candidat proposé n’est pas élu, le Bundestag peut élire un Chancelier fédéral à la majorité de ses membres dans les quatorze jours qui suivent le scrutin. » (al. 3). On en déduit que ce n’est pas la même personne que le candidat initialement proposé.
[9] « A défaut d’élection dans ce délai, il est procédé immédiatement à un nouveau tour de scrutin, à l’issue duquel est élu celui qui obtient le plus grand nombre de voix. Si l’élu réunit sur son nom les voix de la majorité des membres du Bundestag, le Président fédéral doit le nommer dans les sept jours qui suivent l’élection. Si l’élu n’atteint pas cette majorité, le Président fédéral doit, dans les sept jours, soit le nommer, soit dissoudre le Bundestag. »
[10] C. Schönberger, « Gibt es im Grundgesetzein Erbe der Monarchie? Das Amt des Bundespräsidenten zwischen Kontinuität und Diskontinuität », in: Thomas Biskup, Martin Kohlrausch (Hrsg.), Das Erbe der Monarchie. Nachwirkungen einer deutschen Institution seit 1918, Frankfurt/New York 2008, S. 283-309.
[11] Philippe Lauvaux, Destin, du présidentialisme, Paris, PUF, 2002 p. 96.