Détenir pour dissuader : la rétention des « Dublinés » [Par Pierre Auriel]

Détenir pour dissuader : la rétention des « Dublinés » [Par Pierre Auriel]

Following decisions by the European Court of Justice and the Court of Cassation, a bill has been submitted to clarify criteria allowing an administrative authority to detain asylum seekers treated under the Dublin procedure. At first sight, this question appears technical and trivial. But it reveals a screening mechanism dissuading asylum seekers to come in France.

 

À la suite d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour de cassation, une proposition de loi est en cours d’examen portant sur les critères de rétention des personnes relevant de la procédure Dublin. Ce débat a priori limité révèle un mécanisme en grande partie invisible de tri et de dissuasion des demandes d’asile en France.

 

Pierre Auriel, Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

Le 4 décembre, une proposition de loi permettant une bonne application du régime d’asile européen a été adoptée par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale. Cette proposition introduite à la suite d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour de cassation vise selon son rapporteur à améliorer l’effectivité du règlement Dublin III en précisant les critères permettant de détenir les « dublinés » – c’est-à-dire les personnes relevant de la procédure Dublin. Ce débat apparemment obscur a cependant provoqué une réaction très vive du défenseur des droits qui l’a qualifié de « tournant politique déplorable en termes de respect des droits et libertés fondamentales » [1]. Comprendre cette réaction suppose d’abord d’étudier le rôle de la rétention dans le cadre du règlement Dublin III (I) afin d’en examiner la justification et les effets. L’unique justification de cette rétention est une exigence d’efficacité administrative (II) et dont le seul effet est de dissuader les demandes d’asile (III).

 

La rétention dans le cadre du règlement Dublin III

 

La raison d’être du règlement Dublin III est de rationaliser le système d’asile européen en s’assurant qu’un seul État membre examinera la demande d’asile. Pour cela, le règlement détermine l’État membre de l’Union européenne responsable de l’examen d’une demande d’asile en fixant une série de critères hiérarchisés impliquant les attaches familiales des demandeurs d’asile, le premier pays dans lequel ils ont introduit leur demande ou le pays d’entrée sur le territoire de l’Union européenne. Il organise aussi le transfert d’un demandeur d’asile vers l’État responsable de sa demande. Essentiellement bureaucratique, il n’implique ainsi aucune prise de position de la part des autorités nationales concernant le bien-fondé des demandes d’asile. Précisons qu’en toute hypothèse, une clause discrétionnaire – l’article 17, paragraphe 1 – autorise les États membres à examiner la demande d’asile de toute personne, en faisant fi des critères hiérarchisés.

 

Concrètement, un demandeur d’asile arrive en France et introduit auprès d’une préfecture, une demande d’asile. Lors de cette demande, des informations – notamment les empreintes digitales du demandeur d’asile – sont prises, visant à établir si un autre État membre est responsable de sa demande. Si tel est le cas, la préfecture place le demandeur d’asile dans la procédure Dublin et interroge l’État responsable qui doit alors accepter la prise ou la reprise en charge de ce demandeur. Une fois que cet État a accepté, la France a six mois pour opérer le transfert. Au-delà de ces six mois, la France devient alors responsable de cette demande et doit placer le demandeur dans la procédure d’asile dite normale et lui fournir le dossier lui permettant d’introduire sa demande auprès de l’OFPRA. Précisons que du point de vue des dublinés, leur objectif est de voir leur demande d’asile examiné en France. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette volonté : les dysfonctionnements majeurs du système d’asile de certains pays (l’Italie par exemple), le fait qu’ils parlent français et qu’ils espèrent pouvoir défendre leur cas plus facilement en France, l’existence d’une communauté sur laquelle ils pourront s’appuyer ou le rejet d’une précédente demande d’asile dans l’État responsable.

 

L’efficacité de ce système suppose des mécanismes visant à éviter que les demandeurs d’asile n’échappent intentionnellement et systématiquement au contrôle de l’administration pendant 6 mois afin de rendre la France responsable de l’examen de leur demande d’asile. C’est la fonction du placement en fuite. Si une préfecture constate qu’un demandeur d’asile a échappé à son contrôle, elle peut le déclarer en fuite. Le délai de transfert est alors augmenté de 12 mois et le demandeur d’asile est privé du bénéfice des conditions minimales d’accueil (allocation pour demandeur d’asile d’un montant de 6,80 euros journalier pour une personne seule ; hébergement ou à défaut, une aide de 5,40 euros journalier ; bénéfice de la CMU-C ; carte Navigo solidarité) et de leur droit au maintien sur le territoire.

 

Outre la fuite, des mécanismes actifs ont été confiés à l’autorité administrative. En France, cela a pris la forme notamment d’assignations à résidence ainsi que d’un recours à la rétention. Cette dernière mesure – autorisée par l’article 28, paragraphe 2 du règlement Dublin III – consiste, soit lors de la remise de la décision de transfert vers un autre État membre, soit à l’occasion d’une convocation à la préfecture, à placer le demandeur d’asile dans un centre de rétention administrative (CRA) en vue d’organiser son transfert. Cette rétention est d’une durée de 45 jours. La seule condition fixée par le règlement est l’existence d’un « risque non négligeable de fuite ». Condition vague, elle a permis une utilisation extensive de la rétention par les autorités préfectorales. L’instruction délivrée le 19 juillet 2016 par le ministre de l’Intérieur est, sur ce point, claire : elle indique aux préfets de mettre en œuvre dès que possible l’ensemble des mesures coercitives autorisées par le règlement et développées par la réforme de l’asile ayant eu lieu en 2016, en adoptant la conception la plus large possible de ce risque de fuite [2].

 

Un arrêt du 7 mars 2017 de la CJUE est cependant venu préciser que l’article 28, paragraphe 2 ne pouvait être mise en œuvre sans une disposition nationale venant fixer précisément les critères objectifs permettant de considérer qu’il y a un risque non négligeable de fuite. Le CESEDA ne contenant pas une telle disposition – les préfectures se fondant sur un bricolage juridique liant les articles L742-4 et L551-1 du CESEDA – la Cour de cassation, dans un arrêt du 27 septembre 2017, a repris l’argumentation de la CJUE pour déclarer illégaux ces placements en CRA [3].

 

Les juges des libertés et de la rétention libérant depuis cette date systématiquement tout Dubliné placé en CRA, il est apparu nécessaire au législateur d’adopter une disposition venant combler cette lacune en modifiant l’article L551-1 du CESEDA. C’est l’objet de la proposition de loi discutée qui fixe quatre cas dans lesquels le placement en rétention pourra être autorisé :

– lorsque le demandeur d’asile « a explicitement déclaré son intention de ne pas se conformer à la procédure de détermination de l’état membre responsable de l’examen de sa demande d’asile ou à la procédure de transfert ».

– Si l’étranger s’est précédemment soustrait, dans un autre État membre, à la détermination de l’État responsable de l’examen de sa demande d’asile ;

– Si l’étranger a été débouté de sa demande d’asile dans l’État membre responsable ;

– Si l’étranger est de nouveau présent sur le territoire français après l’exécution effective d’une mesure de transfert ; »

 

Le format de ce billet ne permet pas de se prononcer sur la pertinence de ces critères puisque cela supposerait d’explorer dans le détail les conditions de ces procédures. Les débats devant la Commission sont sur ce point particulièrement éclairants quant au risque de permettre un placement systématique en rétention sur la base de ces critères. Nous encourageons cependant tout lecteur de ces débats à garder en tête le fait que ces procédures très spécifiques concernent des individus ne comprenant généralement ni le français ni l’anglais et bénéficiant d’un accompagnement juridique et social très limité. En outre, – et c’est un point majeur absent des débats –, la faiblesse du contrôle juridictionnel de ces procédures devrait être aussi prise en compte. L’objet de ce papier est différent : il s’agit de s’interroger sur le recours à la rétention dans le système Dublin tel qu’il est mis en œuvre en France. Or, ce dernier peut être critiqué selon deux axes : sa justification et ses effets.

 

Détenir pour améliorer l’efficacité de l’action administrative

 

Ainsi que l’a souligné le défenseur des droits dans son communiqué de presse du 7 décembre, la rétention des étrangers est en principe autorisée par le Conseil constitutionnel « uniquement dans le but d’exécuter une décision d’éloignement, pour le temps strictement nécessaire à leur départ, et si l’éloignement demeure une perspective raisonnable » [4]. Ce n’est à l’évidence pas le cas dans l’hypothèse de la rétention des dublinés. Aucune décision d’éloignement n’a été et ne peut être prononcée contre eux. Sans entrer dans le détail du droit des étrangers, les mesures d’éloignement supposent une forme d’illégalité du comportement des étrangers. C’est cette illégalité qui va justifier le recours à une mesure aussi extrême que le placement en rétention. Par exemple, une obligation de quitter le territoire (OQTF) – la principale mesure d’éloignement – ne peut être prononcée qu’à l’encontre d’un étranger entré illégalement dans l’Espace Schengen ou y demeurant illégalement [5]. Or aucun de ces deux types d’illégalité ne peut être décelé dans la situation des dublinés :

– l’article 31 de la Convention de Genève de 1951 faisant partie du droit de l’Union européenne fixe le principe selon lequel l’entrée – même sans autorisation – sur le territoire d’un État par un étranger en vue de demander le statut de réfugié, ne saurait être criminalisée. Or, les dublinés sont avant tout des demandeurs d’asile. Il n’est donc pas possible — sauf à contrevenir à la Convention de Genève — de considérer qu’ils sont entrés illégalement dans l’Espace Schengen.

– Leur statut est fixé par les articles L-741-1 et suivant du CESEDA. Le point crucial ici est qu’au moment de l’enregistrement de leur demande, ils se voient remettre une attestation de demande d’asile qui vaut autorisation de demeurer sur le territoire. Ces personnes ne sont en aucun cas en situation irrégulière et ne demeurent pas illégalement en France.

 

Par conséquent, les dublinés sont des demandeurs d’asile dont la situation est parfaitement légale et leur situation juridique ne peut être comparée à celle d’une personne frappée par exemple d’une OQTF. Aucune illégalité ne peut donc justifier un placement en rétention.

 

Dès lors, la seule justification qui demeure est celle avancée par Jean-Luc Warsmann, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République et Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur. Il s’agirait d’appliquer plus efficacement le règlement Dublin III et donc, suivant les vœux du président de la République, d’améliorer l’effectivité d’ensemble du système d’asile européen. Les autorités françaises ne feraient que réaliser leur quote-part dans ce travail commun visant à garantir que la demande d’asile de chacun soit examinée dans les meilleures conditions possible. Sans s’intéresser immédiatement à l’effectivité d’un tel projet, il y a lieu de s’arrêter sur la gravité d’une telle proposition : la simple volonté d’améliorer l’efficacité d’un dispositif administratif justifie un placement en rétention de personnes n’étant pas en situation illégale. Comme l’a souligné la réaction très vive du défenseur des droits, il s’agit là d’un « changement total de la philosophie » [6] de la rétention en France.

 

Détenir pour dissuader et trier

 

Toutefois, au-delà de la justification du principe de la rétention, c’est l’effectivité de celle-ci qui doit être remise en cause. En 2016, pour 25 963 Dublinés en France, seuls 1293 transferts ont effectivement eu lieu. Jean-Luc Warsmann relève dans son rapport deux causes d’inefficacité : les « refus d’embarquement ou […] la disparition des intéressés dès la notification par le préfet de la décision de transfert. » [7] La rétention n’est susceptible d’avoir d’effets que sur le deuxième type de cause. En plaçant systématiquement en rétention les demandeurs d’asile à la remise de la décision de transfert, il sera possible de les garder à la disposition de l’administration pour organiser les transferts.

 

Sans s’attarder sur les nombreuses critiques à l’encontre du système Dublin, il est possible de douter de l’idée selon laquelle la rétention permettrait d’en améliorer l’effectivité. C’est en effet faire preuve d’une grande naïveté que d’espérer un tel dénouement. L’information circulant parmi les demandeurs d’asile – via notamment les associations les aidant – une solution se dégagera facilement : faire sa demande d’asile et ne jamais aller chercher les décisions de transfert. Ils seront donc automatiquement placés en fuite. Loin d’obtenir un retour de ces demandeurs dans l’État en principe responsable de leur demande d’asile, la systématisation de la rétention conduira simplement à la création d’un groupe d’individus condamnés à attendre 18 mois en situation illégale sans aucune aide avant que leur demande d’asile soit examinée.

 

La rétention doit être ici replacée dans le cadre général d’un durcissement des pratiques administratives à l’encontre des dublinés, durcissement dont l’instruction du ministère de l’intérieur du 19 juillet 2016 déjà évoquée est la manifestation la plus nette. Cela prend la forme d’un recours quasi-systématique à l’assignation à résidence ou de la mise en place de centres d’examen de la situation administrative – nom kafkaïen désignant des structures placées dans les centres d’hébergement et permettant d’opérer un tri entre les bons et les mauvais migrants lors de la mise à l’abri de ces personnes fragilisées. Ce durcissement n’améliore en rien l’efficacité de la procédure Dublin, mais conduit simplement les demandeurs d’asile à éviter le contrôle de l’administration et à une systématisation du placement en fuite. L’extrême précarité de cette situation juridique opère alors un tri entre ceux ayant les ressources physiques ou un soutien communautaire suffisant pour pouvoir attendre 18 mois et ceux isolés, affaiblis ou traumatisés incapables de supporter ce temps d’attente. Elle dissuade en outre les demandeurs d’asile de venir demander l’asile en France et loin de la solidarité affichée par le président de la République, les pousse à aller se réfugier dans des États membres parfois déjà surchargés – avec le risque que tous les autres États adoptent une stratégie similaire.

 

Sous les dehors d’une question technique, la discussion sur la rétention des dublinés laisse ainsi affleurer l’existence de mécanismes de dissuasion et de tri des demandeurs d’asile, mécanismes le plus souvent invisibles mais pourtant cruciaux dans la réalité de l’asile en France. Sous l’apparence d’un débat obscur, la proposition de loi votée en Commission le 4 décembre fut donc l’une des rares occasions d’examiner ces questions généralement occultées, car ignorées par la plupart des acteurs du débat public. Après le vote de cette loi, les parlementaires examineront au printemps prochain une nouvelle réforme de l’asile. Il y a alors fort à parier que la situation des dublinés sera une nouvelle fois écartée.

 

[1] https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/cp-defenseur_des_droits_-_regime_dasile_europeen.pdf

[2] Instruction du 19 juillet 2016 relative à l’application du règlement (UE) n°604/2013 dit Dublin III – Recours à l’assignation à résidence et à la rétention administrative dans le cadre de l’exécution des décisions de transfert (NOR : INTV1618837J)

[3] Dans un avis du 19 juillet 2017, le Conseil d’Etat avait déjà rappelé la nécessité d’une interprétation stricte de l’article 28, paragraphe 2 du règlement Dublin III.

[4] https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/cp-defenseur_des_droits_-_regime_dasile_europeen.pdf

[5] Une telle présentation est évidemment simplifiée.

[6] https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/cp-defenseur_des_droits_-_regime_dasile_europeen.pdf

[7] http://www.assemblee-nationale.fr/15/rapports/r0427.asp#P184_24425