Le processus de formation du gouvernement en Allemagne : la « Constitution officieuse » et les limites de la rationalisation du parlementarisme [Par Armel Le Divellec]

Le processus de formation du gouvernement en Allemagne : la « Constitution officieuse » et les limites de la rationalisation du parlementarisme [Par Armel Le Divellec]

Il a fallu presque six mois pour constituer un nouveau gouvernement en Allemagne, à la suite des élections générales du 24 septembre 2017. Cette durée particulièrement longue, qui s’explique par la difficulté politique à trouver une coalition majoritaire viable, met en lumière un problème plus profond, de nature constitutionnelle : les règles juridiques de procédure, apparemment minutieusement rationalisées par la Loi fondamentale de 1949, se doublent d’un processus complexe menant à la formation d’un cabinet fédéral. Cette sorte de constitution officieuse, parallèle à la constitution formelle, manifeste les limites intrinsèques de cette dernière, qui ne forme finalement qu’un cadre ne déterminant que faiblement les comportements concrets des gouvernants.

 

Nearly six months were necessary to constitute a new federal cabinet in Germany after the general elections from 24th September 2017, because of the political difficulty to find a viable government coalition. This particularly long process reveals a deeper constitutional problem: the legal rules of procedure concerning the cabinet nomination, which are apparently strong rationalized in the German Basic Law of 1949, are overtaken by a complex process. This sort of unofficial constitution reveals the inherent limits of the formal (legal) constitution, which is only a frame that weakly determines the concrete behaviour of the constitutional actors.

 

Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas), Directeur du Centre d’études constitutionnelles et politiques (CECP)

 

Le spectacle donné par la classe politique allemande depuis quelques mois a de quoi intriguer plus d’un observateur étranger, notamment français : ce n’est qu’après presque six mois depuis les élections au Parlement fédéral (le Bundestag), intervenues le 24 septembre 2017, que le Gouvernement fédéral a pu être formé avec la prestation de serment de la Chancelière et des ministres fédéraux le 16 mars 2018. Cette lenteur ne surprend sans doute pas les Autrichiens, les Belges et les Néerlandais (notamment), depuis longtemps habitués aux systèmes de coalition et à leurs fréquentes tractations et négociations pour obtenir, après des élections générales (ou après une crise gouvernementale en cours de législature), un gouvernement viable. Elle contraste vivement avec la rapidité par laquelle sont généralement formés les gouvernements en France sous la Ve République ou au Royaume-Uni (même en 2010, la formation d’un cabinet assez inédit de coalition étant réalisée en quelques jours), rapidité qui, au demeurant, s’accompagne de beaucoup d’improvisation et d’incertitude sur le programme gouvernemental à mener, là où les systèmes parlementaires de coalition fortement organisés prennent le temps de préciser, dans une certaine mesure, les principaux projets que la majorité voudra réaliser.

 

Mais, au-delà des péripéties, la situation allemande de 2017-2018 fournit surtout l’occasion de mettre en évidence un problème plus général et plus profond du droit constitutionnel : la relativité des normes juridiques encadrant le système de gouvernement.

 

On ne peut en effet manquer de relever le contraste entre la minutie des règles formelles régissant la procédure de formation du gouvernement fédéral dans la Loi fondamentale allemande de 1949 et leur relativité, voire leur (apparente) inutilité pratique dans le processus à l’œuvre ces derniers mois. La situation de 2017 n’était certes pas tout à fait nouvelle (la formation du cabinet fédéral fut déjà très laborieuse en 2013 et on trouve quelques précédents dans le passé plus lointain), mais elle a pris une tournure inhabituellement dramatique en cette occurrence. Un tel fossé paraît surtout paradoxal vu de France, dans la mesure où la doctrine constitutionnelle française dominante continue à faire de la « rationalisation », c’est-à-dire de la règlementation juridique précise, l’une des principales caractéristiques du parlementarisme allemand d’après 1945 [1].

 

I. Relevons tout d’abord que la Loi fondamentale de 1949 pose rigoureusement le principe de la nécessaire légitimation démocratique périodique d’un gouvernement en précisant que « les fonctions du Chancelier fédéral ou d’un ministre fédéral prennent toujours fin avec la réunion d’un nouveau Bundestag » (art. 69, al. 2 LF), règle politiquement implicite dans la plupart des systèmes parlementaires contemporains mais rarement codifiée [2].

 

En deuxième lieu, la disposition la plus essentielle du droit de la Constitution allemande concerne la procédure – alambiquée, en apparence – de désignation du chef du gouvernement, le Chancelier : l’article 63 LF. Celui-ci est un héritage négatif de l’expérience désastreuse de la Constitution de Weimar qui, en reprenant les règles formelles inspirées des monarchies (la nomination pure et simple des ministres par le chef de l’Etat), laissait juridiquement ouverte la question du lien de légitimation initiale d’un gouvernement vis-à-vis du Parlement (le principe du gouvernement parlementaire n’étant codifié que de manière négative [3]) et avait ainsi contribué à affaiblir celui-ci [4].

 

La procédure de l’article 63 LF est formellement lancée par la proposition, adressée par le Président fédéral au Bundestag, d’un candidat au poste de chancelier [5], lequel doit être obligatoirement nommé par le Chef de l’Etat s’il recueille sur son nom la majorité absolue des membres composant la chambre (autrement dit la majorité de l’effectif légal de celle-ci). En cas d’échec, l’initiative passe officiellement au Bundestag lui-même qui peut, dans une période de quatorze jours, élire de son propre mouvement un chancelier à la majorité absolue de ses membres (art. 62, al. 3 LF). C’est cette disposition qui manifeste de manière éclatante le caractère nettement moniste du système parlementaire allemand. Elle codifie ce que l’Anglais Walter Bagehot avait appelé la fonction élective du Parlement dans un système de gouvernement de cabinet (ou gouvernement parlementaire). Ce n’est qu’en cas d’incapacité du Bundestag à exercer positivement cette fonction élective que d’autres options sont possibles, la nomination d’un Chancelier minoritaire ou bien la dissolution du Bundestag (art. 63, al. 4, 3e phrase LF).

 

Mais il faut revenir sur le premier temps de cette procédure, l’initiative présidentielle. Il est important de noter que celle-ci n’est enserrée dans aucune condition de délai. Or, dans les circonstances présentes, le Président fédéral a attendu le 5 mars 2018 pour proposer officiellement, dans une lettre adressée au Bundestag, Mme Angela Merkel au poste de chancelier. C’est-à-dire plus de cinq mois après la tenue des élections. Comme tous ses prédécesseurs, le Président Steinmeier a attendu que les partis, dans un processus parallèle, se soient mis d’accord. Autrement dit, une compétence formellement consacrée par le droit positif (le droit de la constitution) a été pratiquement sinon paralysée, du moins suspendue dans son exercice, par d’autres acteurs du système constitutionnel, en l’occurrence les partis et leurs prolongements, les groupes parlementaires au Bundestag.

 

S’il en est ainsi, c’est qu’il existe, en-deçà ou parallèlement à la Constitution juridique (le droit de la Constitution), une sorte de Constitution officieuse, toute entière façonnée par les acteurs.

 

Sont-ce de simples pratiques politiques ? Ne faut-il pas considérer qu’il s’agit d’un peu plus que cela ?

 

II. La formation d’un gouvernement obéit depuis longtemps, en Allemagne, à un processus complexe qui ne se limite pas aux règles énoncées par le droit de la constitution mais déborde largement celles-ci. Les difficultés politiques inédites de 2017/2018 ont simplement fait apparaître plus visiblement l’importance primordiale de cette partie « officieuse » du processus, et ce, d’autant plus que l’un des partis (le SPD) a intercalé plusieurs consultations de ses instances internes [6].

 

Une fois les résultats des élections générales confirmés, le parti arrivé en tête au scrutin (en nombre de sièges) ou celui qui se considère comme vainqueur politique, entame des discussions avec d’autres partis. Depuis 1949, il n’est arrivé qu’une seule fois (voici plus de 60 ans, en 1957) qu’une formation obtienne la majorité absolue des sièges au Bundestag au soir des élections, si bien que s’est toujours posée la question de savoir comment fonder un gouvernement sur une majorité, dès lors que la Loi fondamentale, on l’a vu, privilégie en principe une majorité absolue de sièges pour l’élection d’un Chancelier. Ces premières discussions entre partis politiques sont appelées Sondierungsgespräche (que l’on peut traduire par discussions exploratoires ou préliminaires [7]). Elles sont généralement ouvertes, pour la forme, à tous les partis représentés au Parlement mais se concentrent évidemment très vite sur le ou les partenaires que le parti dominant veut privilégier [8]. Lorsque les options de coalition sont claires d’emblée, ces discussions exploratoires sont très brèves. Ce n’était pas le cas en 2017. En l’occurrence, la CDU de la Chancelière sortante s’est tournée, dès les premiers jours d’octobre 2017, vers le parti libéral FDP et le parti écologiste, parce que le partenaire de la coalition sortante, le parti social-démocrate SPD avait annoncé, par la voix de son chef, M. Schulz, que compte tenu de son échec électoral, il était résolu à entrer dans l’opposition. Les discussions exploratoires entre la CDU/CSU, le FDP et les Verts en vue de former une coalition dite jamaïcaine [9] – seule option réaliste possible pour atteindre la majorité absolue – furent engagées le 21 octobre et durèrent rien moins que 31 jours. De manière inédite, elles échouèrent, le parti libéral préférant finalement renoncer à un accord (19 novembre).

 

Dans ce contexte, le SPD opéra un revirement, vivement encouragé par le Président fédéral [10] qui fit immédiatement une déclaration appelant les principaux partis à prendre leurs responsabilités (20 novembre) et reçut ensuite leurs dirigeants [11]. Une telle opération était inédite, car jusqu’ici, elle n’avait jamais été nécessaire, les options de coalition étant quasiment fixées à l’avance. On aurait cependant tort d’analyser cette intervention présidentielle comme décisive : il apparaît bien plus que Mme Merkel faisait d’emblée tout pour éviter aussi bien l’hypothèse d’un gouvernement minoritaire que des élections anticipées, tandis que la pression pour que le SPD accepte de reconsidérer son refus de retourner dans une coalition avec les chrétiens-démocrates était, depuis le début, importante.

 

Quoi qu’il en soit, après d’ailleurs qu’un congrès du SPD eut accepté le principe de pourparlers avec les chrétiens-démocrates (7 décembre), une nouvelle série de discussions préliminaires s’engagea le 7 janvier 2018, cette fois entre la CDU/CSU et le SPD [12]. Celles-ci aboutirent dès le 12 janvier, matérialisées par un document écrit long de 28 pages récapitulant les principaux points d’accord programmatique entre les trois partis.

 

Dans la mesure où ce retour des sociaux-démocrates dans une « grande coalition » n’allait pas de soi, la direction du parti décida d’avancer prudemment en soumettant le résultat de ces discussions exploratoires à un nouveau congrès plénier extraordinaire (600 délégués), qui se tint le 21 janvier [13]. 56,4% des participants approuvèrent le principe de l’ouverture de négociations de coalition avec la CDU/CSU et, en cas d’accord éventuel, le principe de la ratification de celui-ci par le vote de l’ensemble des adhérents du parti.

 

Ces négociations de coalition (Koalitionsverhandlungen) entre CDU, CSU et SPD se déroulèrent du 26 janvier au 7 février 2018 [14] et se terminèrent par un accord, dénommé contrat de coalition (Koalitionsvertrag ou Koalitionsvereinbarung) de 175 pages, solennellement signé en présence des médias, le 14 février, par les trois présidents de parti. Fait notable, la cérémonie (le terme est à peine incongru) se déroula dans les locaux du Paul-Löbe-Haus, c’est-à-dire un bâtiment du Bundestag (jouxtant le Palais du Reichstag), et non pas au siège de l’un des partis. Là encore, cette pratique n’est pas nouvelle, puisqu’elle est régulièrement suivie depuis longtemps [15]. Mais le SPD soumit ce contrat au vote de l’ensemble de ses adhérents, après un délai assez long permettant un débat interne. Le 4 mars, l’approbation fut donné par une majorité de 66% (239.604 pour, 123.329 contre) [16].

 

Ce n’est donc qu’à la suite de cette lourde opération que le Président fédéral a officiellement proposé Mme Merkel au poste de chancelier (5 mars). Le Bundestag a tenu séance le 14 mars et élu Mme Merkel à la majorité absolue de ses membres [17]. Ayant accepté son élection, Mme Merkel est ensuite allée au Palais présidentiel recevoir son acte de nomination et revint aussitôt devant le Bundestag pour prêter serment comme l’exige l’article 64, al. 2 LF. Elle put, le même jour, proposer officiellement la liste des ministres au Président fédéral, qui signa leur nomination dans l’après-midi, après quoi ceux-ci prêtèrent serment à leur tour devant le Bundestag. Le soir même, le cabinet fédéral put tenir sa première réunion à la Chancellerie.

 

On le voit, le processus officiel de constitution du gouvernement fédéral a été précédé d’un processus officieux, totalement ignoré par les règles de la Loi fondamentale, laquelle se limite à évoquer l’existence des partis [18]. Bien sûr, ces pratiques manifestent avec éclat que le parlementarisme moderne est – cela est connu dans son principe – un parlementarisme de partis. Mais que peut dire le juriste face à ces données qui ne sont pas simplement anecdotiques et affectent directement le droit constitutionnel positif ?

 

III. Il faut d’abord noter qu’un certain nombre d’éléments découlant de ce processus partisan touchent directement l’exercice d’une compétence formellement réglée par la Loi fondamentale. L’essentiel du contrat de coalition porte sur le programme que la majorité annonce vouloir réaliser durant la législature. Dans ces conditions, quelle peut encore être la portée de la compétence du Chancelier définie par l’article 65 (1ere phrase) de la Loi fondamentale, selon lequel « le Chancelier fixe les grandes orientations de la politique et en assume la responsabilité » ? En réalité, même limitée à l’action du gouvernement, c’est-à-dire à usage interne au cabinet fédéral, cette compétence est, si l’on peut dire, purement théorique. Les lignes directrices de la politique sont incontestablement fixées par le contrat de coalition. En pratique, les chanceliers ne font guère usage de la prérogative de l’article 65 LF [19] et, en tout cas, jamais ouvertement en opposition avec les termes du Koalitionsvertrag, sauf à prendre le risque d’un éclatement du cabinet et de la majorité parlementaire.

 

Le contrat de coalition comporte, en outre, des  dispositions censées organiser le travail de la coalition, tant au niveau parlementaire qu’au sein du cabinet fédéral [20]. Il précise ainsi que l’ordre du jour des séances du cabinet fédéral (conseil des ministres) devra être communiqué à l’avance aux groupes parlementaires (de la coalition). Il énonce en outre que les groupes parlementaires de la coalition votent de manière unitaire (einheitlich) au Bundestag et dans toutes les instances dépendant de lui ; que les initiatives (Anträge) et propositions de loi émanant des groupes seront déposées en commun ou de manière concertée. Et que « les majorités changeantes (ou alternatives) sont exclues » [21], autrement dit que les groupes ne chercheront pas à gagner un scrutin en s’alliant ponctuellement avec un groupe ne faisant pas partie de la coalition et contre l’avis de leur partenaire.

 

Il énonce également la répartition des départements ministériels attribués à chaque parti (la CSU étant spécifiée séparément de la CDU) et, plus encore, précise que « le droit de proposition pour chacun des postes incombe au parti responsable » – alors que la Loi fondamentale dispose que « les ministres fédéraux sont nommés et révoqués par le président fédéral sur proposition du chancelier fédéral » (art. 64, al. 1er). Ainsi, le 9 mars, les deux dirigeants du SPD (Mme Nahles et M. Scholz) se présentaient devant les médias pour donner les noms des ministres SPD qui entreraient dans le cabinet. De même, le 13 mars, toujours avant l’élection de Mme Merkel au poste de chancelier, la liste des secrétaires d’Etat parlementaires (35 au total) avait été rendue publique.

 

IV. Comment qualifier cette intrication de règles politiques avec les règles formelles de la Loi fondamentale ? Il est permis d’hésiter sur la formulation.

 

Il serait évidemment tentant de se contenter de dire que les partis ont élaboré, sur un plan pratique, une « Constitution politique » venant s’adosser à la Constitution juridique formelle. Une bonne partie de la doctrine juridique (française) inclinerait sans doute à une telle formule. Mais une stricte distinction entre le juridique et le politique est en réalité malaisée et ne saurait convaincre tout à fait – y compris les juristes rigoureux. D’ailleurs, en 2018 comme en 2013, la Cour constitutionnelle fédérale a été saisie de plusieurs recours contre la décision du SPD d’organiser une votation sur le contrat de coalition. Comme on pouvait s’y attendre, elle les a rejetés sans examen [22], puisque la question de principe avait déjà été tranchée quatre ans plus tôt [23]. La Cour avait alors rappelé que, les partis n’étant pas des organes de l’Etat, un recours constitutionnel individuel formé contre leur décision interne n’était pas recevable [24]. Mais le plus significatif est sans doute que, dans sa décision de 2013 (tout de même longue de deux pages), la haute juridiction s’est sentie obligée d’ajouter un argument complémentaire : ne craignant pas d’évoquer les contrats de coalition, elle prend soin de préciser que leur effet sur la sphère étatique n’est pas direct, en ce sens qu’ils nécessitent une transposition (Umsetzung) par une suite de décisions prises par les députés juridiquement non liés par des instructions (en vertu du principe du mandat représentatif protégé par l’article 38 LF). Le juge constitutionnel est évidemment dans son rôle en opérant de telles démarcations. Mais la Cour de Carlsruhe n’en évoque pas moins, dans sa décision, le lien partisan dans lequel se déroule le mandat de député [25], la notion de discipline de groupe (Fraktionsdisziplin), le fait que les groupes parlementaires sont des institutions nécessaires de la vie constitutionnelle (notwendige Einrichtungen des Verfassungslebens), si bien que son approche suggère aussi que les règles juridiques formelles sont bien conditionnées par tout un environnement politique inhérent à la vie même d’une constitution de type parlementaire.

 

Doit-on alors plutôt parler de « Constitution institutionnelle » pour la distinguer de la « Constitution normative (juridique) » ? Cette solution n’est pas davantage satisfaisante car les institutions sont irrémédiablement liées aux normes juridiques (formelles) ; une bonne partie des normes juridiques d’un texte constitutionnel a précisément les institutions pour objet. Une constitution est avant tout un système d’organes. Les « normes (juridiques) » ne sont presque jamais séparables des institutions. On ne saurait opposer rigoureusement les deux dont la combinaison est précisément ce qui fait l’essence d’une constitution.

 

Le terme de « constitution matérielle » employé par certains auteurs comme synonyme de constitution effectivement appliquée ne nous paraît pas non plus adéquat, dans la mesure où il convient de le réserver (comme le fait d’ailleurs, à juste titre selon nous, la doctrine dominante) l’ensemble des règles juridiques quelle que soit leur forme, notamment celles qui ne sont pas contenues dans la constitution formelle.

 

Peut-on parler de « constitution informelle » ? La formule est tentante, pour l’opposer à la constitution formelle. Mais la dimension très organisée – pour ne pas dire « formalisée » dans un sens spécial – du processus auquel se prêtent les partis allemands (à travers le contrat de coalition, les votations internes aux partis, lesquels sont des personnes juridiques reconnues et encadrées par le droit positif) résonne étrangement, pour ne pas dire : jure singulièrement avec l’idée de l’informel.

 

Le terme de « constitution conventionnelle » (à défaut de celui de « constitution coutumière » que la doctrine constitutionnelle française, sans grande rigueur, a longtemps privilégié pour parler des pratiques différant – apparemment – du « sens » du texte de la constitution formelle), autrement dit composée de « conventions de la constitution » est-il ici applicable ? Peut-on considérer que ces pratiques lient les organes constitutionnels officiels ? La question mérite d’être posée mais seulement pour certains aspects, notamment la nomination des ministres dans la mesure où le droit de proposition du chancelier est lié de facto [26]. Pour le reste, il est sans doute préférable de considérer que les pratiques débordent la question des conventions.

 

Constitution concrète, pratique, secondaire…, les épithètes ne manquent pas pour tenter de qualifier ce phénomène inhérent au parlementarisme allemand. Aucun d’eux ne paraît entièrement satisfaisant.

 

C’est pourquoi on penchera en faveur de celui, imparfait certes, de « constitution officieuse », qui peut rendre compte ou du moins exprimer que, telle la partie immergée d’un iceberg, une couche de règles pratiques soutient et complète la partie émergée de l’ordre constitutionnel qu’est la constitution formelle.

 

C’est sur ce dernier point qu’il convient de terminer. Le processus gouvernant la formation du cabinet fédéral manifeste au moins un point : la constitution formelle, autrement dit la collection de règles juridiques écrites formalisées, ne représente pas un bloc complet et par lui-même opératoire sur le plan pratique et concret. Même lorsque le dispositif est soigneusement codifié, « rationalisé » (au sens de Mirkine-Guetzévitch, c’est-à-dire censé remplacer le flou apparent des règles purement politiques par des règles juridiques), il demeure des points d’incertitude que le droit écrit ne lève pas et ne peut entièrement lever. Cela, non pas tant en raison des lacunes – ou tout au moins des silences – qu’il laisse forcément subsister, que pour une raison plus profonde : les règles juridiques formelles ne tracent pas, en matière de formation du gouvernement (comme, plus largement, d’organisation du travail entre gouvernement et parlement), un chemin parfaitement précis et autosuffisant imposant aux organes constitutionnels de se comporter de telle manière. Elles fixent certains impératifs procéduraux pour aboutir à certains actes officiels (ici, une élection puis une nomination), mais laissent les personnes investissant les organes libres de déterminer elles-mêmes la voie pour y parvenir. Autrement dit, elles encadrent les comportements mais ne les déterminent pas de manière absolument fixe et univoque. Ces éléments formalisés que sont les règles laissent, dans une large mesure, ouverte la question, concrète, du « comment ». Ainsi, même « rationalisée », la constitution formelle ne dessine qu’un cadre normatif, au sein duquel les acteurs conservent une marge de liberté.

 

Ce n’est pas dire que les règles écrites, en particulier celles prétendant « rationaliser » certains aspects du gouvernement parlementaire, soient inutiles. Il en est au moins une qui revêt une dimension capitale, clairement impérative et opératoire par elle-même : celle du troisième alinéa de l’article 63 LF. En posant que le Bundestag élit le Chancelier fédéral, elle garantit qu’aucun gouvernement ne pourra être formé sans l’accord, consacré par un vote, du Parlement démocratiquement élu. En revanche, les détails alambiqués de procédure que contient ce même article ne revêtent qu’une portée relative (ils peuvent ne pas servir, dès lors que les partis recherchent sérieusement une entente majoritaire et que le Président fédéral accepte de ne pas brusquer le processus) et, à tout prendre, secondaire. Car la nécessité, induite par la logique institutionnelle propre au système parlementaire, d’un accord entre partis pour former une majorité de gouvernement ne peut être enfermée dans des subtilités de procédure, que les forces politiques peuvent être amenées à contourner. En revanche, le fait que ce soit bien le Parlement en tant qu’organe constitutionnel qui est appelé à ratifier un choix politique préparé en amont, structure de manière décisive l’ordre constitutionnel. Pour le reste, l’espace laissé au libre jeu des institutions et forces politiques est très grand et il est assez naturel qu’une « constitution officieuse » se développe à côté de la constitution formelle, plus exactement soit intimement imbriquée avec elle.

 

En dépit des apparences contraires, une telle constitution « officieuse » existe également sous la Ve République française, simplement elle est très différente de ce qui a cours en Allemagne ou dans les pays pratiquant le parlementarisme assumé de coalition : les normes juridiques découlant notamment des articles 8, 19, 20, 21, 49 et 50 de la Constitution de 1958 sont accompagnées de pratiques officieuses qui, du fait de l’auto-limitation des forces politico-parlementaires, font la part belle au Président de la République. Que des normes juridiques presque identiques puissent susciter une toute autre pratique est attesté notamment par le cas de l’Autriche depuis 1929 : le Président fédéral peut nommer par décret simple le Chancelier, mais les partis ont développé un processus officieux de mise sur pied d’un gouvernement de coalition qui ressemble grandement à celui pratiqué en Allemagne [27].

 

Par quoi se manifeste qu’une constitution au sens juridique dessine avant tout un cadre, mais que ce sont les acteurs (les forces politiques) qui sont habilitées à composer le tableau, c’est-à-dire la constitution effective, fût-ce au moyen d’un ensemble de pratiques et de règles politiques, bref, la partie officieuse de l’ordre constitutionnel et du système de gouvernement qui en constitue le cœur.

 

[1] Au contraire des juristes et politistes allemands, qui ne parlent jamais de rationalisation. Certes, l’inventeur de cette formule, Boris Mirkine-Guetzévitch avait, en son temps, publié en allemand l’un de ses articles sur le sujet dans une revue autrichienne (« Die Rationalisierung der Macht im neuen Verfassungsrecht », Zeitschrift für öffentliches Recht, vol. VIII, 1929, p 161-187), mais elle rencontra visiblement peu d’écho dans la doctrine germanique.

[2] On observera qu’elle n’est pas juridiquement exigée en France. V. notre article : « La démission du Premier ministre comme problème constitutionnel », Les Petites Affiches, n°79, 20 avril 2017, p 10-12.

[3] Par l’article 54 : « Le Chancelier et les ministres du Reich ont besoin de la confiance du Reichstag pour accomplir leurs fonctions. Chacun d’eux doit démissionner lorsque le Reichstag lui retire sa confiance par une décision expresse ».

[4] A. Le Divellec, Le gouvernement parlementaire en Allemagne, L.G.D.J., 2004, p 29 et s.

[5] Il s’agit, en apparence, d’une version édulcorée mais rationalisée du schéma du parlementarisme classique, suggérant, selon la doctrine habituelle, une collaboration entre le chef de l’Etat (qui nommerait) et le Parlement devant qui le gouvernement est politiquement responsable. Mais, en vérité, ce mince résidu de dualisme est plus apparent que réel comme on le verra.

[6] Il en avait été de même en 2013, mais dans une moindre mesure (v. infra).

[7] Sondieren équivaut au français “sonder”, c’est-à-dire chercher à connaître les intentions de quelqu’un.

[8] En 2013, de telles discussions eurent lieu parallèlement entre la CDU/CSU et le SPD et entre la CDU/CSU et les Verts dans la première moitié du mois d’octobre. Le constat d’échec des rencontres entre chrétiens-démocrates et écologistes (après deux réunions) facilita la voie à l’alliance des premiers avec les sociaux-démocrates.

[9] Par référence aux couleurs auxquelles on associe couramment ces partis (noir pour la CDU/CSU, jaune pour le FDP, vert pour les écologistes) et qui évoquent le drapeau de ce pays des Caraïbes.

[10] Lui-même social-démocrate. Il avait notamment été ministre des affaires étrangères dans les gouvernements de grande coalition CDU/CSU-SPD de 2005-2009 et de 2013 à janvier 2017 avant d’être élu Président fédéral.

[11] D’abord ceux des cinq partis, séparément du 20 au 22 novembre, puis des trois (CDU, CSU et SPD) le 30 novembre.

[12] La délégation de chaque parti comprenait treize personnes. Les réunions se tinrent alternativement au siège de l’un des partis.

[13] Il en avait été de même en 2013, à cette légère différence que c’est un “petit” congrès de 230 délégués qui fut alors convoqué.

[14] Les réunions se déroulèrent tantôt en cercle large de 91 personnes, tantôt en cercle plus restreint (les présidents de parti, leurs secrétaires généraux, les présidents des groupes parlementaires, soit une quinzaine de personnes), tantôt par des discussions limitées aux trois chefs de parti.

[15] Sur les précédents, v. A. Le Divellec, Le gouvernement parlementaire…, op. cit., p 168-172 et la présentation en français des contrats de 1998, 2005 et 2009, Jus Politicum, n°3 en ligne [http://juspoliticum.com/article/Aspects-des-contrats-de-coalition-gouvernementale-en-Allemagne-1998-2009-textes-presentes-par-Armel-Le-Divellec-169.html].

[16] Plus simplement, la CDU fit approuver le contrat dès le 26 février par un congrès du parti (près de 97% des 975 délégués), la CSU se contenta de le faire approuver par le comité directeur du Parti et le groupe de ses députés au Bundestag (qui forment un « groupe régional » [Landesgruppe] au sein du groupe parlementaire unique avec la CDU).

[17] Par 364 voix contre 315. L’effectif officiel du Bundestag s’élevant à 709, 355 étaient nécessaires. 35 voix de sa coalition théorique (246 CDU/CSU et 153 SPD soit 399) lui ont donc manqué. On peut encore relever que Mme Merkel était venue en personne la veille devant le groupe parlementaire SPD pour se présenter.

[18] Art. 21 LF, notamment sa première phrase : « Les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple. »

[19] Cette phrase est d’ailleurs reprise presque mot à mot de l’article 56 de la Constitution de Weimar.

[20] Il fait l’objet du § XIV du contrat de coalition : Méthodes de travail du gouvernement et des groupes parlementaires (Arbeitsweise der Regierung und Fraktionen). V. la traduction en annexe.

[21] « Wechselnde Mehrheiten sind ausgeschlossen ».

[22] Information communiquée à la presse le 7 février 2018 (mais, curieusement, elle ne figure pas sur le site internet de la Cour).

[23] 2 BvQ 55/13 du 6 décembre 2013.

[24] Le recours constitutionnel individuel (Verfassungsbeschwerde) au titre de l’article 93, al. 1er-4a de la Loi fondamentale doit viser un acte de la puissance publique (öffentliche Gewalt).

[25] « L’insertion politique du député dans un parti et un groupe (…) est certes autorisée et voulue par le droit constitutionnel » (cons. 9 de la décision).

[26] Le problème est un peu différent s’agissant de la compétence du Président fédéral de nommer les ministres proposés par le Chancelier (art. 64, al. 1er LF). On peut dire que le texte littéral de la Loi fondamentale laisse la question ouverte mais Adenauer, dès la formation de son premier cabinet, en 1949, a exclu que le Président discute sa liste et a imposé ses décisions. La question n’a, semble-t-il, plus posé de difficulté par la suite. Une convention interprétative semble bien exister. Mais le positiviste intraitable sera porté à considérer qu’il pourrait subsister des cas où le chef de l’Etat pourrait refuser certains noms (sous couvert d’ailleurs de motifs divers). Cela n’invalide toutefois pas l’application de la notion de convention à cette hypothèse.

[27] La durée des négociations aboutissant à un accord de coalition prend régulièrement plusieurs mois en Autriche. La dernière en date a été exceptionnellement brève (élections générales le 15 octobre 2017, nomination du gouvernement le 18 décembre 2017).