De l’art d’aplanir les problèmes : le Conseil constitutionnel face à la loi sur l’accès aux universités [Par Olivier Beaud]

De l’art d’aplanir les problèmes : le Conseil constitutionnel face à la loi sur l’accès aux universités [Par Olivier Beaud]

Le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le texte de la loi du 8 mars 2018 modifiant l’accès à l’Université. Loin d’instituer une véritable sélection à l’entrée, ce texte de compromis ne porte atteinte ni aux libertés universitaires, ici abusivement invoquées par la saisie, ni au principe d’égal instruction reconnu par le Préambule de 1946, ce que le conseil a reconnu dans une décision à la motivation toujours aussi insuffisante.

 

The Constitutional Council acknowledged that the Bill of Law regarding the new access to the universities was consistent with the Constitution. Far from creating a selection process, this text of compromise infringes neither the academic freedom, improperly invoked by the referral, nor the principle of equal instruction, granted by the Preamble of 1946, what the Council has acknowledged in his decision with still insufficient grounds.

 

Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas

 

La décision du Conseil constitutionnel du 8 mars 2018 (2018-763 DC) portant sur la loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants (loi dite O.R.E.) n’a, pour l’instant, guère attiré l’attention de la doctrine constitutionnaliste [1]. Présentée, un peu schématiquement, comme instituant la sélection à l’entrée de l’université, cette loi a été adoptée, le 8 février 2018, par les deux assemblées dans la plus grande indifférence de l’opinion publique, avant qu’elle ne provoque récemment la mobilisation de certains groupes d’étudiants dans certaines universités, débouchant sur des blocages de quelques locaux universitaires.

 

Pour s’informer sur cette loi, il vaut mieux la lire dans le texte plutôt que de se référer à ce qu’en disent ses détracteurs. En effet, cette loi est le type même de mesure de compromis qui tente de satisfaire des intérêts contradictoires et qui risque, par la même occasion de déplaire à tous les intéressés. Comme le résume parfaitement André Legrand « son objectif premier a été de combler une lacune en complétant les dispositions de la loi Savary sur un point essentiel, qui était resté dans le flou pendant près de 35 ans : comment résoudre la contradiction que cette loi avait ouverte, en consacrant simultanément les deux idées antinomiques de la liberté d’accès et des capacités d’accueil limitées ? » [2]. En effet, dans les universités, il y a des filières dites « en tension » ce qui veut dire que la demande excède l’offre, c’est-à-dire qu’il y a plus de places demandées que de places offertes. Les juristes connaissent bien ce phénomène car le droit est une des rares filières (avec médecine, et désormais, psychologie et sport, STAPS) fort demandées par les bacheliers qui, en général, vont en France à l’université par défaut. Depuis les années 1960, et leur massification, les universités se sont débrouillées comme elles le pouvaient pour affronter ce problème, présent dans certaines filières d’une offre inférieure à la demande. Elles ont bricolé des solutions de fortune, sans aucun fondement légal. Les plus anciens ont connu la méthode de la « course de vitesse » : les premiers arrivés au bureau d’inscription étaient les premiers inscrits, ce qui a, un temps, favorisé ceux ayant obtenu le bac à l’écrit, et non à l’oral. Puis les critères ont été modifiés avec les réformes visant à rendre accessible le bac à 80% d’une classe d’âge : l’algorithme national APB est heureusement venu au secours des universités. Toutefois, l’algorithme ne pouvant pas tout régler, dans certains cas, le tirage au sort départageait les candidats. Secret de polichinelle pour les initiés, mais secret bien gardé pour les profanes, qui est devenu un scandale (public donc) seulement au printemps 2017 lorsque l’opinion publique a appris, non sans surprise que les étudiants en médecine seraient, pour une petite partie, choisis selon ce procédé du tirage au sort… Cela a scellé le sort d’APB et a donné naissance à Parcoursup, le nouveau système d’inscription en premier cycle.

 

La loi ORE a voulu mettre fin à cette aberration du tirage au sort – véritable honte nationale – et aussi à cette lacune législative – vieille de la loi Savary (1984) qui avait introduit la notion de capacité d’accueil dans le dispositif d’inscription – en rationalisant le processus d’inscription à l’université. Elle l’a fait surtout pour les filières « en tension » en mettant en correspondance la formation initiale du bachelier avec la formation pour laquelle ils veulent s’inscrire. En effet, désormais, selon la règle d’adéquation formulée à l’article L. 612-3-IV, l’accès à l’université est examiné « au regard de la cohérence entre, d’une part, le projet de formation du candidat, les acquis de sa formation antérieure et ses compétences et, d’autre part, les caractéristiques de la formation ». Le but évident d’un tel mécanisme est de faire cesser ce scandale absolu de la sélection par l’échec : 60% des bacheliers échouent en première année d’université parce qu’ils n’ont pas la formation requise pour réussir là où ils ont été admis. De ce point de vue, la loi est censée améliorer, techniquement parlant, la façon dont on procédait auparavant dans les filières en tension. Qui pourrait raisonnablement contester le fait qu’une telle procédure est plus rationnelle que le tirage au sort ? Mais pour rassurer les opposants à une telle réforme, pourtant si logique, le législateur a prévu un correctif que l’on appelle désormais la procédure des « Oui, si » dont le principe est fixé au 3e alinéa de l’article L. 612-3-I : « L’inscription peut, compte tenu, d’une part, des caractéristiques de la formation et, d’autre part, de l’appréciation portée sur les acquis de la formation antérieure du candidat ainsi que sur ses compétences, être subordonnée à l’acceptation, par ce dernier, du bénéfice des dispositifs d’accompagnement pédagogique ou du parcours de formation personnalisé proposés par l’établissement pour favoriser sa réussite ». Autrement dit, dans ce cas, pour éviter un « Non » sec et tranchant, on prévoit la faculté d’accepter sous condition des bacheliers dont le profil ne semble pas adéquat pour poursuivre la formation universitaire à laquelle ils sont candidats. La procédure est aussi lourde que compliquée de telle sorte qu’on ne sait même pas si elle sera effectivement mise en place car, dans les filières en tension, on ne voit pas quel serait l’intérêt d’une université de prendre de moins bons étudiants quand elle peut prendre des meilleurs. Toutefois, le dispositif du « Oui si », est un dispositif correcteur prévu pour éviter de laisser des bacheliers sans accès à l’enseignement supérieur. On laisse au bachelier demandeur le soin de décider s’il a besoin d’une formation de remédiation – ce qui est très hypocrite d’ailleurs car s’il refuse, il n’a pas accès à la formation qu’il envisage.

 

Pour compléter la présentation de la loi, et mieux comprendre sa portée somme toute limitée, il faut garder à l’esprit que, du point de vue juridique, la summa divisio oppose les filières en tension – celles « dont le nombre de candidatures excède les capacités d’accueil » et les filières qui ne sont pas en tension et qu’on pourrait presque appeler les filières « délaissées » par les étudiants. Pour celles-ci, qui sont en réalité très nombreuses (notamment en sciences, en lettres, et dans la plupart des sciences sociales), l’inscription des bacheliers en premier cycle demeure libre, de sorte que les fameux « attendus » nationaux qui ont cristallisé l’opposition des adversaires à cette réforme, n’ont pas de portée juridique dans de telles filières où ils sont donc purement « informatifs ».

 

Résumons ce qui nous semble être le cœur de cette réforme : le principe juridique demeure la liberté d’accéder à l’université, fixé par le premier alinéa de cet article (art. 612-3- I) : « le premier cycle est ouvert à tous les titulaires du baccalauréat ». La loi fixe des conditions pour les filières en tension et n’en fixe aucun pour les autres filières. Enfin, une série de dispositions compliquées permet la garantie de ce « droit à la poursuite des études supérieures », y compris dans les filières en tension. Malgré son caractère très mesuré, trop même selon les partisans d’une véritable sélection à l’entrée de l’université, cette loi a fait l’objet d’une forte contestation parmi les parlementaires de gauche. Enfin réunis dans une sorte d’union sacrée contre la sélection, les députés du Parti socialiste et de La France insoumise se sont relayés au Parlement pour dénoncer une réforme que le Parti socialiste aurait bien pu faire s’il avait été un peu plus courageux quand il était au pouvoir. Les mêmes parlementaires se sont unis pour rédiger une longue saisine du Conseil constitutionnel dans laquelle ils énumèrent une longue série de griefs d’inconstitutionnalité. Comme à son habitude, le Conseil constitutionnel « a fait son marché » dans cette saisine volumineuse et a balayé par exemple, d’un revers de main l’argument le plus convaincant de la saisine, à savoir que cette loi aurait été viciée par le fait qu’étant en réalité une loi de validation, elle régularisait l’arrêté instituant le système Parcoursup qui remplaçait l’ancien système dit APB et qui avait fait l’objet d’une contestation – référé suspension – devant le Conseil d’Etat [3]. Pour notre part, on se bornera à examiner deux points différents : celui des libertés universitaires et celui du principe d’égalité, sans prétendre rédiger un commentaire exhaustif de cette décision, par ailleurs assez pauvre du point de vue de la motivation.

 

I – Une utilisation incontrôlée du concept de libertés universitaires

 

A deux reprises, la décision du Conseil constitutionnel fait référence aux libertés universitaires pour répondre à l’argumentation des saisissants qui les considéraient comme violées, d’une part, par l’établissement d’une procédure d’inscription préalable, dénommée Parcoursup et d’autre part, par la fixation des capacités d’accueil de formation non par les universitaires eux-mêmes, mais par le Rectorat (l’autorité académique). A très juste titre, le Conseil considère cette double argumentation comme mal fondée.

 

C’était particulièrement évident pour ce qui concerne la fixation de la capacité d’accueil. Ces dispositions ont pour effet de confier « à l’autorité académique [ie Recteur], et non aux universités elles-mêmes, le soin d’arrêter les capacités d’accueil des formations » (cons.20). Ce qui est ici en cause, c’est en réalité l’autonomie des universités, qui serait remise en question par le pouvoir confié au représentant de l’Etat de décider de telles capacités d’accueil. Une telle disposition pourrait être censurée si le Conseil constitutionnel s’était aventuré à faire de l’autonomie des universités un principe fondamental reconnu par les lois de la république. Mais l’eût-il voulu, il aurait eu beaucoup de mal à le faire, compte-tenu de ses critères de PFLR. Les saisissants confondent ici l’autonomie des universités avec les libertés universitaires que l’on peut interpréter soit comme des libertés corporatives – d’où découlent certains droits institutionnels comme le droit de cooptation ou les franchises universitaires (organisation du pouvoir disciplinaire et pouvoir de police dans les locaux universitaires) – soit comme des libertés individuelles sous forme d’un triptyque (liberté de chercher, liberté d’enseignement, et liberté d’expression). Que ce soit dans son sens large ou dans son sens restreint [4], la liberté académique n’est pas concernée par la disposition ici critiquée. De ce point de vue, on ne peut qu’approuver le Conseil constitutionnel d’avoir affirmé laconiquement que « la détermination des capacités d’accueil des formations universitaires ne met pas en cause ce principe. » (cons. 21)

 

Tout aussi surprenante est l’invocation des libertés universitaires pour contester la constitutionnalité des dispositions instituant Parcoursup en ce qu’elles prévoiraient « la diffusion pour chaque formation, de statistiques relatives à la réussite aux examens et à l’insertion professionnelle ». Une incidente mérite d’être faite à propos de l’article ici contesté, qui est devenu l’article L. 612-3-II. Il dispose : « Pour déterminer ces capacités d’accueil, l’autorité académique tient compte des perspectives d’insertion professionnelle des formations, de l’évolution des projets de formation exprimés par les candidats ainsi que du projet de formation et de recherche de l’établissement. » (art. L. 612-3 – II). Ce texte est issu d’un arbitrage opéré par la commission mixte parlementaire qui est revenue sur un très malheureux amendement déposé par le rapporteur au Sénat du projet de loi (J. Grosperrin) et encore plus malheureusement adopté par le Sénat, liant de manière mécanique et exclusive les capacités d’accueil aux « taux de réussite et d’insertion professionnelle observés pour chacune des formations », et imposant de « guider les choix d’ouvertures de places dans les filières de l’enseignement supérieur [par] les débouchés professionnels réels qui s’offrent aux diplômés ». Si cet amendement n’avait pas été modifié par la commission mixte paritaire, il aurait abouti à lier automatiquement l’offre de formation à la politique des emplois, ce qui aurait été gravissime. En effet, cela aurait abouti à faire de la sélection à l’entrée de l’université un « tri par pénurie d’emplois » pour reprendre une expression de Leo Hamon.

 

Pour leur part, les saisissants considèrent que l’article contesté « privilégierait une “logique utilitariste” » au détriment de la liberté et de l’indépendance académique des enseignants-chercheurs ». L’argument est doublement erroné. Il manque en fait car justement la modification de l’amendement par la CMP a eu pour effet de briser la « logique utilitariste » effectivement contenue dans l’amendement Grosperrin selon lequel taux d’insertion professionnelle déterminerait l’accès à l’enseignement supérieur. Il manque en droit surtout, car les saisissants confondent ici la notion de libertés universitaires non plus avec la notion d’autonomie des universités, mais avec celle d’université qui n’est pas – et ne devrait pas être – une école supérieure professionnelle – une Hochschule, disent les Allemands. C’est la définition même de l’université qui était en jeu dans ce débat, et non point celle des libertés universitaires. Ici encore, le Conseil constitutionnel a donc raison de relever que « la définition des informations fournies aux candidats au cours de la procédure de préinscription ne met pas en cause ce principe » (cons. 6), mais il fait le strict minimum en matière de motivation. En outre, il tord l’argumentation principale du requérant : c’est la perspective d’insertion professionnelle comme critère de détermination de la capacité d’accueil de la formation qui était à ses yeux, problématique, et non pas seulement la définition des informations. La motivation du Conseil est donc ici inadéquate, même si l’inapplication de la liberté académique à cette disposition était patente.

 

Plus curieuse cependant est la façon du Conseil d’énoncer la norme de référence concernant les libertés universitaires. Il observe que, « aux termes de l’article 34 de la Constitution : « La loi détermine les principes fondamentaux … de l’enseignement ». Puis il ajoute immédiatement : « La garantie de l’indépendance des enseignants-chercheurs résulte d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. » (cons. 5). Une telle juxtaposition est plus que problématique car si l’on admet que le Conseil constitutionnel a constitutionnalisé le principe d’indépendance des universitaires dans sa décision de 1984 en érigeant ce principe au rang de « principe fondamental reconnu par les lois de la République », en revanche, la partie de l’article 34 C relative à l’enseignement n’a strictement rien à voir avec la garantie corporative de la liberté académique. En effet, si en 1984 Doyen Vedel, alors membre du Conseil constitutionnel, a eu l’idée de recourir à un PFRL, c’est justement parce qu’il n’y avait aucune ressource textuelle dans la Constitution de 1958 pour asseoir un tel principe. Il n’y a aucun lien entre les deux phrases de ce cinquième considérant. On ne comprend pas pourquoi le Conseil constitutionnel ne s’est pas borné à rappeler, dans son énonciation de la norme de référence, sa jurisprudence de 1984 qu’il a d’ailleurs modifiée – hélas – de façon substantielle dans sa très contestable décision du 10 août 2010 (QPC sur la loi LRU).

 

Concluons sur ce premier point : les auteurs de la saisine entendent justifier cette interprétation extensive du PFRL de l’indépendance des universitaires par l’idée d’effectivité de ce principe, « effectivité qu’il faudrait appréhender comme étant “dynamique”, à savoir nécessitant non seulement de préserver les garanties essentielles de l’application de ce principe, mais aussi de s’assurer de son développement progressif et de sa non-régression. » Mais avant de parler de l’effectivité d’une notion, il faudrait d’abord tenter de la définir et donc de la cerner. Rappelons donc que le principe d’indépendance des universitaires est une garantie corporative qui ne relève des libertés universitaires que si l’on en a une conception large (libertés corporatives). Toutefois, même entendue aussi extensivement, la notion de libertés universitaires ne peut pas fonder l’argumentation des requérants dans les deux cas où elle est ici brandie pas les auteurs de la saisie. A force d’être utilisée aussi abusivement, la notion de liberté académique est discréditée, tout comme elle l’est par certains universitaires qui l’invoquent en la confondant avec l’anarchie académique.

 

II – Accès à l’université et « principe d’égal accès à l’instruction »

 

Comme on pouvait s’y attendre, c’est aussi sur le plan du principe d’égalité que les saisissants ont entendu faire porter leur effort. Mais sur ce point, ils se heurtaient à une véritable difficulté. Il leur était impossible d’exposer que la sélection était en soi contraire à la Constitution pour la bonne et simple raison que c’est la sélection qui structure tout le système de l’enseignement supérieur français. C’est elle qui hiérarchise le secteur noble de ce système – le système des classes préparatoires aux grandes écoles, les « grands établissements et même les BTS et les IUT – et le secteur non noble, les universités de masse. Mais pire encore pour leur argumentation, la loi qu’ils entendaient contester fait clairement le départ entre l’orientation, propre aux universités de masse, et la sélection, réservée aux établissements nobles de l’enseignement supérieur. C’est l’article 612-3-VI qui énumère les différents établissements (sections de techniciens supérieurs, instituts, écoles et préparations à celles-ci, grands établissements, etc..) dans lesquels « une sélection peut être opérée, selon des modalités fixées par le ministre chargé de l’enseignement supérieur, »  pour y accéder. Ici, le mot tabou « SELECTION » est enfin prononcé par le législateur. Et cela ne choque personne, y compris nos parlementaires de gauche qui n’ont pas osé ici soutenir que le principe de sélection retenu pour ces établissements d’élite – tandis le principe inverse d’orientation était conservé pour les universités de masse – était contraire au principe d’égalité entre les étudiants. On aurait pourtant bien aimé voir le Conseil constitutionnel se confronter à cette distinction (discriminante en soi) entre les deux systèmes de l’enseignement supérieur français, distinction discriminante en tant que les étudiants les meilleurs choisissent massivement les lieux les plus sélectifs. Nos parlementaires saisissants, moins audacieux dans leur argumentation que dans leur langue écrite (inclusive – hélas) se sont donc rabattus sur une disposition totalement anodine du projet de loi adopté pour évoquer son inconstitutionnalité.

 

En effet, selon la saisine, c’est uniquement la procédure des « Oui si » prévue au 3e alinéa de l’article 612-3-I qui porterait atteinte à la Constitution de 1958 et plus précisément à l’alinéa 13 du Préambule de la Constitution de 1946. Ce dernier dispose : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’Etat. » La saisine invoquait une décision antérieure du 11 juillet 2001 [5] qui traitait notamment du cas du recrutement socialement diversifié à l’IEP de Paris, accordant une modalité spéciale d’accès à des bacheliers issus de certains lycées ZEP. Après avoir admis la constitutionnalité de cette forme d’affirmative action, le Conseil ajoutait une réserve d’interprétation, selon laquelle les différences de traitement entre étudiants devaient reposer « sur des critères objectifs » pour respecter le principe d’égal accès à l’instruction. Or, selon la saisine, la procédure des Oui si aboutit à un traitement différencié des bacheliers voulant accéder à la même filière, et elle aurait le tort de reposer sur des « attendus » nationaux permettant de fixer les pré-requis pour accéder aux filières en tension, dont le caractère trop vague n’exclut pas l’arbitraire. La saisine résume sur ce point l’argumentation par la conclusion suivante:

 

« Ainsi, en offrant aux universités la possibilité de définir par elles-mêmes les attendus nécessaires pour l’accès à certaines de leurs filières d’étude, sans fixer les garanties légales propre à assurer l’égalité de traitement des candidat.e.s, le pouvoir législatif a manifestement méconnu l’étendue de sa compétence et porté atteinte à l’exigence d’intelligibilité et de clarté de la loi (votre décision 2006-540 DC). »

 

Invitant le Conseil constitutionnel à donner toute effectivité à l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction, les auteurs de la saisine réclament la censure de cette disposition qui violerait cette exigence et qui serait en outre constitutive d’une incompétence négative [6]. Le Conseil constitutionnel n’a pas suivi cette argumentation et a sèchement rejeté la saisine en invoquant deux arguments différents. Il a estimé, d’une part, que « le législateur a ainsi retenu des critères objectifs et rationnels, dont il a suffisamment précisé le contenu, de nature à garantir le respect du principe d’égal accès à l’instruction » et d’autre part, que la finalité de cette procédure du « Oui si » était de « favoriser la réussite des candidats en situation de handicap » de sorte « qu’il est tenu compte des aménagements et adaptations dont ils bénéficient. » (cons.12). Il est difficile de ne pas lui donner raison, même si l’on peut s’étonner de l’expression de « situation de handicap » pour les bacheliers peu formés pour la formation qu’ils envisagent. On peut surtout observer que le principe d’égalité ne s’applique pas lorsqu’on peut établir que les personnes sont placées dans des situations différentes qui permettent des solutions différentes. On ne voit pas pourquoi le Conseil n’a pas utilisé cet argument fort rationnel pour objecter aux saisissants que des bacheliers aux parcours différents, ayant eu un dossier scolaire différent et des notes différentes ne pouvaient pas prétendre à bénéficier du même traitement que d’autres bacheliers, dont l’aptitude à poursuivre des études supérieures peut être objectivement considérée comme supérieure. Encore une fois, on ne comprend pas pourquoi ce qui serait autorisé aux établissements « sélectifs » (lycées de classe prépa, IUT, lycées BTS, etc.) ne le serait pas pour les universités.

 

On peut aussi regretter que le Conseil constitutionnel n’ait pas opposé au treizième aliéna du Préambule un article, selon nous bien plus important qui est l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui certes, concerne le principe d’égale admissibilité aux emplois publics, mais qui proportionne les droits à la capacité et par ailleurs aux « mérites » et aux « talents ». Il aurait été judicieux et utile que le Conseil constitutionnel fasse preuve un peu d’audace en mesurant ce sympathique droit d’égal accès à l’instruction – s’agit-il d’ailleurs encore d’instruction dans l’enseignement supérieur ? – au principe fondamental de la méritocratie républicaine, principe qui a fait la force de l’école française, avant que l’on ne dénature la fonction de l’enseignement en la subordonnant à la lutte contre l’inégalité sociale, avec le résultat que l’on sait : plus on a lutté contre l’inégalité sociale à l’école, plus le rôle de l’école comme vecteur d’intégration et de progrès social a diminué. Autrement dit, au terme d’une construction un peu audacieuse, on aurait pu opposer l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen au 13ème alinéa du Préambule. N’a-t-il pas fait preuve de davantage d’audace dans sa décision de 1982 sur les nationalisations ? Il faut dire qu’il en allait de l’intérêt des actionnaires et qu’il y avait un vrai enjeu financier à être « constructif » dans l’interprétation et à faire prévaloir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sur le Préambule de 1946. Or, qui se soucie de l’avenir des universités en  France ? Probablement pas le Conseil constitutionnel…

 

Pour finir, on peut suggérer qu’il serait temps de réfléchir à la principale faiblesse du régime juridique des universités. Elles sont prétendument autonomes, comme le rappellent sans cesse toutes les lois depuis la loi Faure de 1968. Mais cette autonomie est un leurre, étant sans cesse démentie par les faits et par le droit. Une telle autonomie supposerait aussi bien une autonomie financière – inexistante, on le sait – qu’une autonomie pédagogique – totalement niée notamment par l’arrêté sur la licence (arrêté Wauquiez) qui impose un cadre national fort contraignant. De ce point de vue, la loi O.R.E. est ambivalente. Elle réalise, d’un côté, une décentralisation en confiant, principalement aux universités la décision d’admettre les bacheliers, en s’aidant le cas échéant d’algorithme simples qu’elles auront construits elles-mêmes pour gérer des milliers de dossiers, ce qui met fin au système APB ultra-centralisé et géré par le ministère. D’un autre côté, la loi maintient la centralisation en accordant à l’Etat – par l’intermédiaire du Recteur (présent dans la loi sous la formule « euphémisée » d’autorité académique) – diverses prérogatives. C’est lui notamment qui détermine les capacités d’accueil dans les filières en tension (art. 612-3-IV), certes après « dialogue avec chaque établissement »,  mais c’est lui qui décide, en dernière instance, selon les critères cependant fixés par la loi ; c’est lui encore qui est compétent pour traiter le cas des bacheliers qui n’auraient pas trouvé de place (art. 612-3-VIII), ou encore pour déterminer le taux de boursiers (art. 612-3-V). Revenons sur la notion de capacité d’accueil qui détermine l’existence ou non des filières « en tension ». Dans l’état antérieur du droit, les capacités d’accueil étaient « constatées par l’autorité administrative ». Le Conseil d’Etat, dans un avis de 1995, a estimé que cette autorité devait être interprétée comme étant le président de l’université, même si dans les faits, le Recteur continuait à jouer un rôle important [7]. La loi, en confiant à l’autorité académique le soin de fixer les capacités d’accueil, laisse l’Etat intervenir pour réguler l’admission et l’on peut supposer que cette compétence rectorale a été imaginée pour limiter les éventuels abus de certaines universités qui voudraient profiter de la nouvelle loi pour imposer une conception trop malthusienne de l’admission des bacheliers en premier cycle. De ce point de vue, l’Etat apparaît ici comme le garant du droit de l’égal accès au premier cycle prévu par la loi.  La loi est donc typique de ces cas de tutelle étatique où le législateur ne fait pas confiance aux universités en anticipant leurs possibles dérives dans la pratique. En revanche, on n’est pas du tout certain que les diverses prérogatives confiées au Recteur pourront contenir les effets potentiellement dévastateurs de la concurrence – nécessairement augmentée entre les universités par leur pouvoir de libre admission des bacheliers pour les filières en tension –, pour les universités les moins réputées. C’est peut-être sur ce point que l’argument de l’incompétence négative aurait pu être utilement utilisé.

 

On voit que ce qui manque dans le système actuel, c’est un principe constitutionnel d’autonomie des universités qui pourrait faire un peu progresser le statut des universités. Il ne convient pas cependant d’être naïf : l’exemple du principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales n’a jamais empêché l’Etat de fouler aux pieds cette autonomie.

 

Le Conseil constitutionnel n’a pas abordé ces problèmes et il s’est contenté de déclarer conforme à la Constitution ce texte de loi, moins révolutionnaire qu’on ne dit, mais quand même important, mettant seulement fin à une anomalie : la sélection anarchique opérée dans les filières en tension. La loi ne remet pas en cause la dualité du système d’enseignement supérieur français découlant du droit à la sélection offert aux établissements les plus demandés par les meilleurs bacheliers, là où les universités doivent se contenter d’un système mixte selon que les filières sont ou non en tension. L’éternelle question du verre à moitié vide ou à moitié plein qu’on tranchera selon son propre tempérament…

 

[1] Signalons cependant le commentaire d’un des meilleurs spécialistes de droit universitaire, André Legrand, à l’AJDA. : « Feu vert du Conseil constitutionnel pour Parcoursup », AJDA 2018 (à paraître).

[2] Note précitée d’André Legrand.

[3] Les ordonnances du 20 février 2018 (Groupe communiste, républicain citoyen et écologiste et al., n° 417905 et Solidaires Etudiant-e-s et al., n° 418029). Sur ce point, nous renvoyons aux explications très claires d’André Legrand dans sa note.

[4] La notion large des libertés universitaires est défendue par Bernard Toulemonde dans sa thèse – remarquable – Les libertés et franchises universitaires en France, Lille, 1971, thèse hélas non publiée, et la notion étroite est défendue dans notre livre, Les libertés universitaires à l’abandon ? Dalloz, 2010.

[5] Loi DDOS, 2001-450 DC, Rec. p. 82 ; LPA 20 juillet 2001, comm. Schoettl, p. 15-25.

[6] Sur ce point, nous renvoyons à la note précitée d’Andé Legrand.

[7] Ces précisions importantes figure dans la précieuse note précitée d’André Legrand.