Espagne : la motion de censure (peu) constructive qui a porté Pedro Sánchez au pouvoir

Par Anthony Sfez

<b>Espagne : la motion de censure (peu) constructive qui a porté Pedro Sánchez au pouvoir </b> </br> </br> Par Anthony Sfez

Une motion de censure constructive a renversé le gouvernement du conservateur M. Rajoy qui a été remplacé par un gouvernement socialiste présidé par Pedro Sánchez. Si la motion a été adopté par une majorité de députés ce n’est pas en raison du programme de gouvernement proposé par M. Sánchez mais parce que le parti de M. Rajoy vient de faire l’objet d’une condamnation en justice dans une affaire de corruption. Sans véritable majorité, M. Sánchez refuse toutefois de dissoudre le Parlement et entend gouverner l’Espagne. Mais le pourra-t-il ? N’est-il pas condamné à l’impuissance ?

 

The conservative PM, M. Rajoy was unseated by a constructive no-confidence motion and was replaced with the leader of the Spanish Socialist Party (PSOE), Pedro Sánchez. If this motion was garnered enough support from disparate group in congress to prosper, it’s not for Sanchez’s political program but because Rajoy’s party corruption convictions. Without a clear majority, Mr Sánchez, however, refuses to dissolve Parliament and intends to govern Spain. But can he? Is he not condemned to impotence?

 

Anthony Sfez, Membre chercheur à l’École des Hautes Études hispaniques et Ibériques (Casa de Velázquez), Doctorant en droit public à l’Université Paris-II Panthéon Assas

 

Le chef du gouvernement espagnol, le conservateur Mariano Rajoy, a été renversé par une motion de censure déposée par le groupe socialiste sur le fondement de l’article 113 de la Constitution de 1978. Cet article instaure un type de défiance parlementaire d’une nature particulière : la défiance dite constructive. Celle-ci a pour singularité de produire simultanément deux effets : un effet « destructeur » en ce que son adoption par une majorité des députés entraine le renversement du gouvernement en place mais, également, un effet « constructif », d’où son nom, en ce que son adoption aboutit automatiquement à l’investiture d’un nouveau président du gouvernement en remplacement de l’exécutif destitué. En l’occurrence, c’est le socialiste Pedro Sánchez qui a remplacé le conservateur Mariano Rajoy.

 

La censure constructive, inexistante en droit constitutionnel français, inaugurée par le constituant allemand de 1947 et reprise par le constituant espagnol de 1978, est censée, en obligeant ses promoteurs à proposer un candidat à l’investiture, rendre plus difficile l’engagement de la responsabilité du gouvernement. Sa finalité est d’assurer la stabilité gouvernementale en empêchant le renversement de l’exécutif par une majorité de pur rejet. Souvent critiquée, notamment en Allemagne par Karl Loewenstein qui a pu en dire qu’elle « castrait » le Parlement, elle a, cependant, dans la pratique parlementaire de ce pays, été détournée, conjointement avec la question de confiance, de sa finalité théorique : la censure constructive a, en effet, été utilisée en 1982 par Helmut Kohl, non pas pour élire un gouvernement destiné à gouverner, mais comme une étape intermédiaire vers la convocation de nouvelles élections.

 

Qu’en est-il de la pratique de la motion de censure constructive en Espagne ? Il n’y en a pas encore d’établie, car si c’est la quatrième fois dans l’histoire de la Constitution de 1978 qu’une motion de censure constructive est déposée au Congrès des députés (1980 ; 1986 ; 2017), celle déposée le 1er juin dernier est la première à triompher. M. Sanchez va-t-il inaugurer en Espagne la pratique du « président passerelle », c’est-à-dire du président de gouvernement qui est élu par la chambre, dans le cadre d’une motion de censure constructive, non pas véritablement pour gouverner mais uniquement pour orienter le pays vers de nouvelles élections ?

 

On aurait pu le penser dans la mesure où M. Sánchez, qui ne dispose que de 84 députés socialistes sur 350 députés que compte le Congrès, n’a très clairement pas été élu en raison d’un renversement de la chambre liée à son programme ou à sa personnalité, mais en raison du rejet épidermique que suscitait son prédécesseur chez une majorité de députés. Rejet qui tient essentiellement à une très récente condamnation en première instance du parti de M. Rajoy à 245.000 euros d’amende pour avoir supposément bénéficié, dans le cadre d’une affaire de corruption généralisée dite « Gürtel », de rétrocommissions. Cette affaire a rompu l’équilibre précaire sur lequel reposait le gouvernement de M. Rajoy qui, rappelons-le, gouvernait l’Espagne en étant minoritaire au Congrès et uniquement grâce au soutien d’un allié indiscipliné, Cuidadanos, et de l’abstention du PSOE.

 

Ainsi, élu non pas tant pour gouverner que pour éjecter du pouvoir le parti de M. Rajoy condamné pour corruption, M. Sánchez, à la tête d’un groupe restreint de députés et sans majorité, ne devrait-il pas convoquer de nouvelles élections ? Certes, une telle pratique reviendrait, en réalité, comme en Allemagne, à contourner la finalité première de la motion de censure constructive et, par la pratique parlementaire, à gommer la distinction théorique entre la motion de censure classique et la motion dite constructive. Mais dans la mesure où il s’agit, concernant l’Espagne, d’une situation d’une nature particulière « d’hygiène démocratique » ne pouvait-on pas accepter ce contournement du mécanisme de rationalisation du parlementarisme qu’est la motion de censure constructive ?

 

Le nouveau président du gouvernement espagnol ne l’entend pas ainsi. Pedro Sanchez l’a, en effet, dit et redit : il n’entend pas dissoudre et compte bel et bien essayer de gouverner l’Espagne avec la chambre actuelle. Mais il ne faut toutefois pas se leurrer sur les motivations de cette décision : son choix n’est pas tant guidé par une volonté de respecter « l’esprit » de la motion de censure constructive que par la conscience du faible potentiel électoral du PSOE. En effet, M. Sanchez n’est pas dans la situation d’Helmut Kohl en 1982. Alors que ce dernier se trouvait à son avantage dans les sondages, d’où la dissolution qui visait à renforcer sa majorité, le socialiste espagnol est, au contraire, quant à lui, en grande difficulté dans les enquêtes d’opinion et, en cas de nouvelles élections, il ne devrait, probablement, pas se retrouver en situation de gouverner.

 

Mais M. Sánchez n’est-il pas condamné, en l’état des rapports de force à la chambre, à être un président impuissant ? Rappelons que le socialiste n’a pu obtenir le soutien des nationalistes basque du Parti National Basque (PNV), parti de droite, qu’en leur assurant qu’il ne reviendrait pas, s’il était élu, sur le projet de budget adopté par son prédécesseur lequel avait octroyé d’importants avantages financiers à la Communauté autonome basque. Le socialiste n’a donc déjà plus la main sur un budget qu’il avait, quelques semaines plus tôt, vertement critiqué. Quant au soutien des nationalistes catalans, il ne le doit qu’au fait que ces derniers identifient M. Rajoy comme le principal responsable de la « répression » en Catalogne. Les nationalistes catalans ont d’ailleurs tenu à souligner qu’ils ne votaient pas « pour » M. Sánchez, à qui ils reprochent d’avoir soutenu sans fléchir la politique catalane du précédent gouvernement, mais « contre » M. Rajoy.

 

En réalité, la seule force politique, en dehors du PSOE, qui ait soutenu la candidature de M. Sánchez avec un certain espoir et enthousiasme est Podemos. Mais les députés de Podemos, additionnés à ceux de M. Sanchez, ne forment pas une majorité absolue ni même une majorité relative face au PP et à Cuidadanos. De plus, la distance politique entre le parti de Pablo Iglesias et celui de Pedro Sánchez est bien plus grande qu’on ne pourrait le croire. En effet, alors que les socialistes sont farouchement attachés au respect de la Constitution de 1978, qui proclame l’unité indissoluble de la patrie et la souveraineté de la nation espagnole, Podemos rêve d’amorcer une « seconde transition », afin de transformer l’Espagne en une « République plurinationale » qui consacrerait le « droit de décider » des nationalités qui composent l’Espagne. Les nationalistes catalans et basques s’agrégeraient sans doute volontiers à un tel projet de gouvernement. Mais en aucun cas le PSOE qui, en réalité, sur la « question nationale », comme sur beaucoup d’autres points aussi fondamentaux que l’Europe ou la Monarchie, est bien plus proches du PP et de Cuidadanos, que de Podemos et, bien évidemment, que des nationalistes.

 

Et il ne faut pas croire que le discours de Pedro Sánchez lors des débats préalables au vote de la motion de censure – où il a évoqué les territoires qui se « sentent nations » au sein de la nation espagnole – ait amorcé un quelconque changement profond de doctrine chez les socialistes ouvrant la voie à la coalition entre la gauche et les nationalistes dont rêve Podemos. Cette expression, l’Espagne est une « nation de nations », n’est pas nouvelle dans le vocabulaire des socialistes espagnols. Au contraire, elle date de la transition démocratique et n’a jamais été rien de plus qu’une formule destinée à s’attirer les faveurs des nationalistes catalans, formule à laquelle les socialistes n’ont jamais réellement prêté la moindre conséquence effective en termes constitutionnels et institutionnels.

 

Il est donc certain que le gouvernement de M. Sánchez ne pourra pas compter sur une majorité stable et cohérente pour gouverner tant sont profonds les désaccords politiques avec les forces parlementaires qui l’ont porté au pouvoir. Mais ne pourrait-il pas, comme l’a fait son prédécesseur, gouverner au « coup par coup », c’est-à-dire tenter d’obtenir, pour chaque projet de loi, des majorités alternatives ? C’est possible, mais peu probable. Si le gouvernement en minorité de M. Rajoy avait pu mener une telle politique, c’est parce qu’il pouvait compter sur la bonne foi de forces du parlement, et notamment du PSOE, toutes animées par la crainte de replonger l’Espagne dans une longue période d’ingouvernabilité. La situation a aujourd’hui changé. Le PP, désormais dans l’opposition, persuadé d’être injustement tombé en raison d’une décision de justice de première instance dont il a fait appel, a déjà annoncé qu’il pratiquerait une opposition « agressive » à l’encontre de « l’opportuniste » M. Sánchez. Par ailleurs, la crise catalane a donné des ailes à Cuidadanos qui, pour enclencher rapidement de nouvelles élections et s’imposer comme la principale force du pays, mènera probablement une opposition similaire.

 

Ainsi, force est de constater que la motion de censure, si elle a bien produit ses effets « destructeurs », semble avoir été, dans la pratique, très peu constructive. Pris en tenaille entre une majorité qui n’en n’est pas vraiment une et une opposition des plus hostile, le nouveau gouvernement du socialiste va probablement devoir se contenter de « tenir » jusqu’aux prochaines élections de 2020 en votant quelques lois symboliques et en expédiant les affaires courantes. Sauf s’il se résout, finalement, à dissoudre le Congrès ce qui en ferait, bien contre son gré mais tout de même, un gouvernement passerelle.