Conseil constitutionnel : la suppression de la catégorie des membres de droit, une réforme indispensable mais insuffisante

Elina Lemaire

<p style="text-align: justify;"><b>Conseil constitutionnel : la suppression de la catégorie des membres de droit, une réforme indispensable mais insuffisante </b> </br> </br> Elina Lemaire

Le projet de loi constitutionnelle en cours d’examen à l’Assemblée nationale prévoit, dans son article 10, la suppression de la catégorie des membres de droit du Conseil constitutionnel. Unanimement critiquée, la présence des anciens Présidents de la République au Conseil constitutionnel, véritable spécificité française, soulève de nombreuses difficultés du point de vue du fonctionnement de nos institutions. Naturellement bienvenu, ce projet n’est pourtant pas tout à fait abouti : en réalité, au-delà de cette réforme indispensable, la composition du Conseil devrait être entièrement repensée. 

According to article 56, paragraph 2 of the French Constitution, former Presidents of the French Republic are ex officio life members of the Constitutional Council. The Government’s Bill to amend the Constitution of the Fifth Republic, which is currently before Parliament, provides for the repeal of article 56, paragraph 2. Unanimously criticized, the presence of the former Presidents in the Constitutional Council raises many difficulties – as does the excessive politicization of the institution.

 

Elina Lemaire, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Bourgogne et membre de l’Observatoire de l’Ethique Publique

 

Principalement conçu, dans l’esprit des pères fondateurs de la Constitution de la Ve République, comme un « organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics » [1] (selon l’expression consacrée dont la paternité revient aux membres de l’institution eux-mêmes), le Conseil constitutionnel s’est très largement émancipé du rôle qui lui avait été initialement dévolu, à la faveur de sa propre jurisprudence [2], d’abord, et de révisions formelles successives de la Constitution, ensuite (celle de 1974, par exemple, élargissant la saisine à 60 députés ou à 60 sénateurs – c’est-à-dire, en pratique, aux parlementaires de l’opposition [3] ; celle du 23 juillet 2008, évidemment, créant la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité).

 

Cette mutation progressive et spectaculaire du Conseil constitutionnel contraste étonnamment avec la stabilité des règles de droit relatives à sa composition et (dans une moindre mesure) au statut de ses membres. Alors que l’institution s’est radicalement transformée depuis 1958, ces règles n’ont, quant à elles, qu’assez peu évolué [4].

 

Il résulte de cette situation paradoxale un certain nombre de difficultés, bien connues, qui seront ici simplement esquissées à gros traits. Au regard du calendrier parlementaire des semaines à venir et de la réforme constitutionnelle en cours, l’accent sera principalement mis sur les règles relatives à la composition du Conseil constitutionnel – et plus précisément encore, sur les membres de droit.

 

Les 9 et 23 mai derniers, l’Assemblée nationale a en effet été saisie pour examen en première lecture de trois projets de loi (ordinaire, organique et constitutionnelle) « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », qui constituent les trois volets de la réforme institutionnelle souhaitée par l’exécutif. L’un des aspects de cette réforme concerne la composition du Conseil constitutionnel : l’article 10 du projet de loi constitutionnelle prévoit en effet l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 56 de la Constitution, aux termes duquel « font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République ».

 

Cette règle incongrue – véritable singularité que le Conseil constitutionnel français ne partage qu’avec le Conseil constitutionnel de Djibouti et la Cour constitutionnelle du Gabon… – soulevait moins de difficultés en 1958 qu’elle n’en pose aujourd’hui, en raison à la fois de l’évolution du rôle du Conseil constitutionnel et de la place des présidents de la Ve République dans l’économie générale des institutions – qui n’a évidemment plus rien de commun avec celle de leurs prédécesseurs de la IVe République. Ces difficultés sont bien connues et elles ont été maintes fois soulignées [5] ; aussi se contentera-t-on de donner quelques exemples éloquents.

 

Du point de vue du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois, la présence d’anciens présidents (et peut-être, pour certains d’entre eux, futurs candidats à une réélection à la magistrature suprême [6]) soulève de nombreuses difficultés. Même si l’on veut bien admettre que l’indépendance saisit les femmes et les hommes exerçant les fonctions de conseiller constitutionnel, il reste que le doute quant à l’impartialité serait au moins permis si un membre de droit, candidat malheureux à sa propre succession à la présidence de la République, devait se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi adoptée à l’initiative (informelle mais bien réelle) du président qui fut son rival victorieux lors de la campagne présidentielle.

 

Les difficultés sont plus nombreuses encore s’agissant du contrôle a posteriori de la conformité des lois à la Constitution. Non seulement parce que, hypothèse sans doute fort rare – et d’ailleurs non spécifique aux membres de droit mais susceptible de concerner n’importe quel membre du Conseil – un ancien président conseiller constitutionnel pourrait se trouver dans la position fort délicate d’avoir à juger (ou de voir ses collègues juger) une question prioritaire de constitutionnalité qu’il a lui-même soulevée dans le cadre d’un procès (comme ce fut le cas de M. Chirac en 2011 [7]) ; mais aussi parce que, plus fondamentalement, le contrôle a posteriori pourrait conduire un membre de droit à se prononcer sur la conformité à la Constitution d’une disposition législative adoptée alors qu’il était président de la République, c’est-à-dire, dans la grande majorité des cas, à sa propre initiative ou, à tout le moins (s’il s’agit d’un texte de moindre importance) avec son accord. On objectera peut-être que le Règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité (adopté par le Conseil lui-même en février 2010) prévoit une possibilité de déport (art. 4 al. 1er [8]) ou de récusation (art. 4 al. 2 [9]) applicable dans ce genre de situation. Las ! Les « Sages » ont expressément pris soin, dans le Règlement, de prévenir la multiplication des demandes de récusation en indiquant que « le seul fait qu’un membre du Conseil constitutionnel a participé à l’élaboration de la disposition législative faisant l’objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui-même une cause de récusation » (art. 4 al. 4). Avec le même laconisme, on ose affirmer que seule la solution exactement inverse serait conforme aux principes les plus élémentaires du droit processuel.

 

Mais les difficultés liées à la présence de membres de droit ne concernent pas simplement les contentieux liés à la constitutionnalité des normes, comme l’a récemment révélé l’affaire du contrôle des comptes de campagne de M. Sarkozy. Dans un ouvrage paru après la fin de son mandat, M. Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel, a ainsi relaté les pressions dont avaient fait l’objet les membres de l’institution de la part de l’ancien président de la République et actuel membre du Conseil pour les inciter à censurer une décision de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques qui lui était défavorable [10]

 

Il faut enfin observer que la qualité de membre à vie du Conseil constitutionnel est parfois peu compatible avec le statut général des conseillers constitutionnels, dont les règles, plus encore que pour les membres nommés, sont d’application fort délicate pour les membres de droit. Ainsi, le régime des incompatibilités [11] qui s’appliquent aux membres du Conseil est, pour les membres de droit, pratiquement dépourvu de sanction. En application des dispositions de l’article 10 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, la sanction des incompatibilités consiste en effet en la constatation, par le Conseil constitutionnel, de la « démission d’office » du membre concerné. Faisant partie « à vie » de l’institution, les anciens présidents ne peuvent faire l’objet d’une mesure de démission d’office, comme l’a d’ailleurs expressément jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 94-354 DC du 11 janvier 1995. Cette constatation vaut également pour les obligations générales applicables aux membres du Conseil constitutionnel qui résultent du décret du 13 novembre 1959, dont le non-respect est également sanctionné – bien que le texte soit moins clair sur ce point que l’ordonnance de novembre 1958 – par la seule démission d’office. Dans ces conditions, François Luchaire considérait que  « le respect des obligations imposées aux autres membres du Conseil ne dépend donc, pour ce qui concerne les membres de droit, que de leur conscience »… [12]. Pour un constitutionnaliste libéral, cette solution, qui consiste à s’en remettre à l’éthique personnelle de chacun, n’est évidemment guère satisfaisante, et c’est là un motif supplémentaire de suppression de la catégorie des membres de droit.

 

En réalité, cette suppression ne fait aujourd’hui plus guère débat, tant la présence des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel fait l’unanimité de la doctrine juridique contre elle [13]. Déjà en 1993, le comité Vedel suggérait de réformer la composition de l’institution, de façon à tenir compte « des changements intervenus, depuis 1962, dans le mode de désignation du Président de la République et, depuis les années soixante-dix, dans le rôle du Conseil constitutionnel » [14]. Cette recommandation fut, sans succès, renouvelée en 2008 par le comité Balladur [15], puis en 2012 par le comité Jospin [16], et enfin en 2015 par le groupe de travail sur l’avenir des institutions, constitué à l’Assemblée nationale et co-présidé par MM. Claude Bartolone et Michel Winock [17].

 

En 2008, le président de la République alors en exercice et  – ironie de l’histoire… – membre du Conseil constitutionnel « démissionnaire » depuis [18], n’avait pas souhaité que la catégorie des membres de droit fût supprimée. Comme il le déclarait le 3 novembre 2009 dans son allocution prononcée à l’occasion du colloque sur le cinquantième anniversaire du Conseil constitutionnel, « je veux préciser à l’attention des représentants des Cours étrangères que je suis un de ceux qui se sont battus pour que les anciens présidents de la République puissent continuer à siéger au Conseil constitutionnel. […] [Q]ue se trouve au sein du Conseil un homme ou une femme qui a eu à faire fonctionner la Constitution pour y apporter, au-delà de la vision théorique, l’aspect concret et pratique éprouvé par l’homme ou la femme qui s’est trouvé en situation de décider, il n’y a rien de choquant bien au contraire. C’est une richesse pour le Conseil que de voir d’anciens présidents de la République y siéger pour apporter leur vision de praticiens des institutions. Après tout, celui qui les a fait fonctionner n’est pas moins compétent pour les commenter que celui qui ne les a regardées que de l’extérieur » [19]. De fait, le projet de loi constitutionnelle soumis aux chambres en 2008 ne comportait aucune disposition portant révision de l’article 56. Introduite en première lecture par amendement sénatorial, la suppression de l’alinéa 2 de l’article 56 fut rejetée par l’Assemblée nationale, pour être définitivement abandonnée. En mars 2013, l’un des quatre projets de loi constitutionnelle portés par M. François Hollande [20] prévoyait la suppression de l’alinéa 2 de l’article 56 ; mais ce projet de révision fut, on le sait, avorté.

 

L’article 10 du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, actuellement en cours d’examen par la commission des lois de l’Assemblée nationale, prévoit l’abrogation de l’alinéa 2 de l’article 56 de la Constitution. On ose espérer que si – malgré l’opposition de la majorité sénatoriale – le processus de révision parvient à son terme, cette mesure, préconisée depuis plus de vingt-cinq ans, sera enfin adoptée.

 

Même si le projet de loi constitutionnelle présenté par l’exécutif est (sur ce point) bienvenu, on émettra deux réserves (d’importance inégale) à son égard. On regrettera d’abord qu’aujourd’hui comme en 2013 [21], l’organe de révision ait choisi de différer (dans une certaine mesure) l’application de cette réforme. Le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace prévoit en effet, dans son article 18 (et dernier) que «  les dispositions de l’article 56 de la Constitution, dans leur rédaction résultant de la présente loi constitutionnelle, ne sont pas applicables aux anciens Présidents de la République qui ont siégé au Conseil constitutionnel l’année précédant la délibération en conseil des ministres du projet de la présente loi constitutionnelle ». La formule est quelque peu alambiquée ; elle a en réalité pour objet de réserver la situation du seul membre de droit qui siège effectivement (quoique de façon aléatoire) au Conseil constitutionnel, à savoir M. Giscard d’Estaing. Malgré cette différence de traitement (dont l’unique mérite sera d’éviter de froisser la susceptibilité du principal intéressé), il y a, par rapport au projet de réforme de 2013, un incontestable progrès, qu’il faut souligner.

 

Plus fondamentalement, du point de vue de la composition du Conseil constitutionnel, la réforme institutionnelle projetée manque cruellement d’ambition. Car en dehors de la suppression (indispensable) de la catégorie des membres de droit, l’excessive politisation d’une institution dont le caractère juridictionnel ne fait plus guère de doute nuit gravement à son image et à son fonctionnement. Ce n’est donc pas simplement la suppression de la catégorie des membres de droit qu’il faudrait envisager, mais plus largement, la composition tout entière de l’institution qu’il faudrait repenser.

 

[1]     Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.

[2]     Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.

[3]     Initialement limitée à la saisine prévue à l’article 61 pour le contrôle a priori des lois ordinaires, cette possibilité de saisine par les parlementaires a été élargie, en 1992 (loi constitutionnelle du 25 juin 1992), au contrôle des traités internationaux, en application des dispositions de l’article 54 modifié de la Constitution.

[4]     Il faudrait bien entendu nuancer le propos quant aux règles relatives au statut des membres, car depuis 1958, les incompatibilités des membres du Conseil constitutionnel ont été très largement étendues. Toutefois, les sanctions qui sont prévues en cas de non-respect de ces incompatibilités sont (principe de « séparation des pouvoirs » oblige) à la discrétion des membres du Conseil constitutionnel. Elles peuvent, dans ces circonstances, s’avérer assez largement inefficaces.

[5]     V., parmi de nombreuses références, Patrick Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n° 5, 2010.

[6]     Cette hypothèse n’est pas simplement d’école : que l’on songe par exemple à la situation de M. Sarkozy avant l’automne 2016.

[7]     V. Olivier Beaud et Patrick Wachsmann, « Révisons la Constitution ! », Le Monde, édition du 11 mars 2011.

[8]     « Tout membre du Conseil constitutionnel qui estime devoir s’abstenir de siéger en informe le président ».

[9]     « Une partie ou son représentant muni à cette fin d’un pouvoir spécial peut demander la récusation d’un membre du Conseil constitutionnel par un écrit spécialement motivé accompagné des pièces propres à la justifier ».

[10]   V. notre billet : « Les politiques au Conseil constitutionnel : une dangereuse aberration. A propos du contentieux du contrôle du financement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy », Blog de Jus Politicum, juin 2016.

[11]   Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec toutes les fonctions publiques ou privées, et avec les mandats électifs. Le régime de ces incompatibilités est principalement fixé par l’article 57 de la Constitution et par l’article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[12]   Le Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1997, 2e éd., tome 1, p. 88.

[13]   En revanche, on est surpris de constater que certains politiques n’y sont pas totalement défavorables : v. à ce sujet les travaux de la commission des lois de l’Assemblée nationale qui avait été saisie en mars 2013 d’un projet de loi constitutionnelle ayant notamment pour objet la suppression de l’alinéa 2 de l’article 56 de la Constitution (v. infra).

[14]   Propositions pour une révision de la Constitution, Comité consultatif pour une révision de la Constitution, 15 février 1993, non paginé, [p. 27].

[15]   Une Ve République plus démocratique, Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, 2008, pp. 90-91.

[16]   Pour un renouveau démocratique, Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, 2012, p. 102.

[17]   Refaire la démocratie, pp. 129-130.

[18]   Critiquant ouvertement la décision (n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013) rendue par ses pairs au sujet du financement de sa propre campagne électorale, M. Nicolas Sarkozy déclarait, le même jour, qu’« après la décision du Conseil constitutionnel et devant la gravité de la situation et les conséquences qui en résultent pour l’opposition et pour la démocratie », il « démissionn[ait] immédiatement du Conseil constitutionnel afin de retrouver sa liberté de parole » – ce qui, aux terme de l’article 56 de la Constitution, lui est impossible puisqu’il est membre « à vie ».

[19]   Les Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série, 2009.

[20]   Projet de loi constitutionnelle (n° 814) du 14 mars 2013 relatif aux incompatibilités applicables à l’exercice de fonctions gouvernementales et à la composition du Conseil constitutionnel.

[21]   L’article 3 du projet de loi constitutionnelle de mars 2013 réservait le cas des anciens présidents qui étaient membres de droit à la date de la révision souhaitée : « L’article 2 de la présente loi constitutionnelle ne s’applique pas aux anciens Présidents de la République qui, à la date de sa publication, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel » ; le rapport Balladur suggérait de la même façon que la suppression de la catégorie des membres de droit ne s’applique qu’aux futurs présidents de la République.