Juger de l’inconstitutionnalité d’une norme constitutionnelle ? Le cas de la décision du 28 novembre 2017 du Tribunal constitutionnel plurinational bolivien Par Victor Audubert
Le 28 novembre 2017, le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) de Bolivie a autorisé Evo Morales et Álvaro García Linera – respectivement président et vice-président de l’État plurinational de Bolivie – à se représenter pour un quatrième mandat consécutif en 2019. Cette décision du juge constitutionnel bolivien fait suite à une première décision, en date d’avril 2013, qui autorisait déjà le couple de l’exécutif à se présenter une troisième fois à l’élection présidentielle de 2014, après leurs deux premières élections en 2005 et en 2009.
On November 28, 2017, the Plurinational Constitutional Court of Bolivia authorized Evo Morales and Álvaro García Linera – respectively President and Vice-President of the Plurinational State of Bolivia – to run for a fourth consecutive term in 2019. This decision follows a first one, dated April 2013, which already allowed the executive couple to run for a third time in the 2014 presidential election, after their first two elections in 2005 and 2009.
Par Victor Audubert, doctorant en droit public, Université Paris 13
La sentence constitutionnelle plurinationale n°0084/2017 du TCP du 28 novembre 2017, longue de 81 pages, a déclaré inconstitutionnel plusieurs articles de la Loi sur le régime électoral et supprime plusieurs articles de la Constitution politique de l’État (CPE) de 2009, en particulier l’article 168 qui limite le nombre de mandats présidentiels : « la période du mandat de la Présidente ou du Président et de la Vice-Présidente ou du Vice-Président de l’État est de cinq ans, et ils peuvent être réélus une seule fois de manière continue ». Pour ce faire, le TCP s’appuie sur la supposée incompatibilité de la Constitution bolivienne avec la Convention interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH), ainsi que sur la distinction entre deux types de normes constitutionnelles de rang inégal.
Cette décision nous apparaît fondamentale, en ce qu’elle permet au juge constitutionnel bolivien de s’octroyer des pouvoirs qui ne sont a priori pas prévus par la Constitution, voire qui s’y opposent – en se fondant sur des méthodes interprétatives très audacieuses.
Il s’agira pour nous, dans cet article, d’étudier les arguments mobilisés par le TCP dans sa décision contre la limitation des mandats (I), avant de nous pencher sur les méthodes interprétatives développées par le juge constitutionnel qui aboutissent à la suppression de plusieurs articles du texte constitutionnel (II).
1. Une décision contre la limitation du mandat des organes exécutifs.
L’action d’inconstitutionnalité a été présentée le 18 septembre 2017 au TCP, qui l’a accepté le 28 septembre avec la décision AC 0269/2017-CA. Cette action demande la reconnaissance de l’inconstitutionnalité des articles 52.II, 64, 65, 71 et 72 de la loi sur le régime électoral ainsi que la non-application des articles 156, 168, 285.II et 288 de la CPE au regard des articles 26 et 28 du même texte et des articles 1.1, 23, 24 et 29 de la CIDH. Cette action s’appuie en particulier sur les articles 410.II et 256.I de la CPE, qui intègrent les conventions internationales relatives aux droits humains dans le bloc de constitutionnalité bolivien, et qui reconnaissent que les dispositions conventionnelles plus favorables que les dispositions constitutionnelles s’appliquent au détriment de ces dernières.
Le juge constitutionnel bolivien revient sur l’interprétation de la Constitution. Les sources mobilisées sont principalement l’encyclopédie historique documentaire publiée en 2009 qui réunit l’ensemble des travaux, débats et motions des commissions de l’Assemblée constituante de 2006. Le juge constitutionnel s’appuie sur ce document, en particulier sur des propositions de la commission en charge de l’organe exécutif :
Le présent article introduit la réélection du Président et du Vice-Président. Cela se fonde sur le fait que n’importe quel(le) Président(e) qui a obtenu de bons résultats dans son action gouvernementale et qui a bénéficié d’un soutien majoritaire de la population rend compte au souverain qui décidera seul. La réélection immédiate par la volonté du peuple est une nouvelle possibilité de rénover la confiance déposée dans un représentant au travers du vote citoyen, en accord avec le respect de l’offre électoral. De cette manière la gouvernabilité est garantie, offrant une continuité au travail déjà réalisé pour obtenir de meilleures opportunités et le développement permanent du pays.
La décision du 28 novembre 2017 revient donc sur le processus constituant bolivien en affirmant que les constituants, dans le rapport majoritaire de la commission n°7 en charge de l’organe exécutif, n’avaient pas introduit de limitation de mandat. Ils citent donc la commission n°7 qui aurait proposé la formulation suivante au sujet du mandat présidentiel : « La Présidente ou le Président et la Vice-Présidente ou le Vice-Président pourront être réélus consécutivement par la volonté du peuple ». Or, il se trouve que si cette commission a pu formuler de telles propositions, les projets de constitution adoptés à Oruro le 9 décembre 2007 ainsi que par le Congrès national en octobre 2008 n’ont à aucun moment supprimé ou assoupli la limitation de mandat présidentiel ; au contraire, cette limitation était partagée par la plupart des constitutionnalistes, ainsi que des organisations indigénistes comme le Pacte d’Unité. Le peuple bolivien, lors du référendum constituant de 2009, a pour sa part approuvé une Constitution où figure cette limitation du mandat présidentiel. Or, le TCP suppose donc que la volonté des constituants est à chercher dans la rédaction d’un rapport majoritaire, c’est-à-dire un rapport approuvé la majorité des membres d’une commission.
Cette volonté de revenir sur la limitation des mandats se fonde également sur l’interprétation des normes constitutionnelles au regard des normes internationales. Dans l’article 13.IV de la Constitution, il est ainsi indiqué que « les droits et devoirs consacrés dans cette Constitution s’interpréteront en conformité avec les traités internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par la Bolivie ». Les normes doivent ainsi être interprétées selon les traités et conventions internationales relatifs aux droits humains. Par ailleurs, selon l’article 256.I, « les traités et instruments internationaux relatifs aux droits humains qui ont été signés, ratifiés ou ceux auxquelles a adhéré l’État, ceux-là qui contiennent des droits humains plus favorables à ceux contenus dans la Constitution s’appliqueront de manière préférentielle sur ces derniers ». Il paraît ainsi nécessaire au juge constitutionnel bolivien de « conventionnaliser les normes dans le but d’atteindre une protection effective des droits ». De ce fait, si l’une des normes internes apparaît contraire aux normes conventionnelles, il en résulte « l’inapplication des normes internes contraires à la convention et la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme ». On en vient ainsi, selon les mots du juge constitutionnel, à une « Constitution conventionnalisée ».
Cependant, cette interprétation très extensive du contrôle de conventionnalité ainsi que de la lecture de l’article 23 de la CIDH est loin de faire l’unanimité parmi la doctrine bolivienne, et également parmi l’Organisation des États Américains (OEA). Cette dernière a d’ailleurs estimé que la lecture faite par le TCP de l’article 23 était pour le moins ambiguë.
2. Une nouvelle distinction entre normes « constitutionnelles-principielles » et normes « constitutionnelles-règles ».
Le TCP établit, dans sa décision du 28 novembre 2017, une distinction entre les normes « constitutionnelles-principes » et les normes « constitutionnelles-règles ». Les premières sont définies comme :
[…] la pluralité des valeurs, principes droits fondamentaux non seulement individuels (libérales et sociales), et constituent aussi un large catalogue de droits et de garanties, de principes et de valeurs plurielles et collectives que la Constitution représente comme un pacte contenant des dispositions différentes et parfois contradictoires, mais qui doivent finalement coexister.
Le juge utilise également la notion de « méta-norme », de « morale objectivée-positivée ». Ainsi, ces normes constitutionnelles-principielles ont « une validité normative, une priorité hiérarchique et sont obligatoires au regard des normes constitutionnelles-règles et à plus forte raison avec les normes légales-réglementaires (contenues dans les lois) par le seul fait d’être présent dans la Constitution ». Ces normes ont ainsi un « effet d’irradiation et de transversalité dans le reste des normes constitutionnelles et dans tout l’ordonnancement juridique ».
Le TCP en tire la conclusion que les droits politiques – et donc la réélection illimitée – sont du ressort des normes constitutionnelles-principielles, tandis que la limitation des mandats des organes exécutifs se caractériserait par des normes constitutionnelles-règles, inférieures dans la hiérarchie des normes constitutionnelles. En cas de contradiction entre plusieurs normes constitutionnelles – comme c’est le cas pour le juge constitutionnel – il faut donner une « primauté interprétative absolue » à ces normes constitutionnelles-principielles sur le reste de la Constitution. Le juge constitutionnel établit ainsi une hiérarchie entre les normes constitutionnelles présentes dans le bloc de constitutionnalité bolivien, et admet qu’il existe des normes constitutionnelles « inconstitutionnelles » :
Or, face à la possibilité de l’existence de normes de la Constitution « inconstitutionnelles », il faut établir si, par rapport à ce type de normes, il est possible d’exercer un contrôle de constitutionnalité, et quel organe peut l’exercer, en prenant en compte que cette attribution ne se trouve pas expressément inscrite dans le texte constitutionnel.
Le TCP s’octroie de cette manière une compétence ex nihilo, prévue ni par la Constitution bolivienne ni par le constituant bolivien. L’argumentation développée par le juge constitutionnel bolivien se fait au prix d’une interprétation très extensive de ses pouvoirs.
Nous pouvons nous interroger sur la manière dont le juge constitutionnel peut s’octroyer la compétence, de manière unilatérale, de supprimer certaines normes constitutionnelles qui seraient en contradiction avec le reste du texte constitutionnel. Le juge s’appuie sur l’article 196.I de la CPE qui définit les fonctions du TCP et en fait une interprétation très extensive :
Le juge constitutionnel doit veiller à l’harmonie et à la cohérence des normes qui font partie de la Constitution ; par conséquent […] il est possible d’assumer l’existence d’une « faculté étendue » pour que le Tribunal réalise un contrôle de constitutionnalité des propres normes constitutionnelles en prenant garde qu’il n’existe pas de normes dissonantes avec les valeurs suprêmes, les principes fondamentaux, les droits et les garanties qui consacrent l’ordre constitutionnel, garantissant ainsi l’harmonie et la cohérence en ces termes.
Cette compétence pourrait se trouver dans la notion « d’interprétation sociale ». Selon Ligia Velásquez, ancienne magistrate au TCP, il existe une « interprétation sociale » dans la jurisprudence constitutionnelle bolivienne, afin de prendre en compte la réalité politique et sociale dans laquelle s’inscrit la décision constitutionnelle. Il faut ainsi considérer « la situation dans lequel se situe la décision », à travers l’appréciation d’éléments politiques et sociaux. Avant de rendre une décision, le juge doit chercher si la décision « résout un problème ou provoque le chaos, car elle peut porter préjudice à la société ». Le TCP est un instrument « juridique et politique », par conséquent il est nécessaire de faire l’analyse de l’histoire, des rapports de force, de l’influence de la société sur le comportement du juge constitutionnel, car ces différents facteurs vont considérablement peser sur la décision finale.
Le TCP, en adoptant une interprétation extensive – et certains diront, dénaturante – de la Constitution de 2009, a donc décidé, à nos yeux, de passer outre la volonté du peuple exprimé lors du référendum du 21 février 2016. Le risque est grand de voir la crédibilité du juge constitutionnel et par extension de l’organe judiciaire de la Bolivie s’effriter. Si la Constitution bolivienne est de ce fait rendue inopérante, on peut craindre que le rapport de force sorte du champ des institutions pour déboucher sur des formes de contestation plus violentes et moins démocratiques.