Liberté d’entreprendre, lobbying et démocratie

Par Thomas Perroud

<b> Liberté d’entreprendre, lobbying et démocratie </b> </br> </br> Par Thomas Perroud

Deux journalistes du Monde ont récemment constaté que les obligations imposées par la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ne permettent pas de comprendre précisément l’emploi des sommes investies par les lobbyistes. La raison est en effet à rechercher dans une décision du Conseil constitutionnel qui neutralise l’impact de la loi sur les contraintes qui pèsent sur les lobbyistes au nom de la liberté d’entreprendre. Cette décision illustre encore ce « constitutionnalisme néolibéral » (Jedediah Purdy) qui donne la prééminence aux droits des entreprises sur les droits politiques des citoyens, les laissant dans l’impossibilité de contrôler leurs gouvernants. Cette décision du Conseil contribue ainsi davantage au sentiment d’aliénation politique des citoyens.

 

A recent article in Le Monde highlights that the obligations of declaration contained in the law of 11 October 2013 on the transparency of public life do not allow the proper understanding of the actual use of the money invested in lobbying actions. The declarations are lump sums that do not permit citizens to comprehend how decisions were influenced. The reason being that the French Constitutional Council neutralized the law, in the name of freedom of trade. This decision further illustrates the trend towards neoliberal constitutional that Jedediah Purdy theorized for the United States. This development gives predominance to corporate rights over political rights, leaving citizens unable to effectively control government and parliament. This policy is another example of the judicial push to reinforce the feeling and the reality of political alienation in contemporary democracies.

 

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Un article récent du Monde, de Maxime Ferrer et Thibaut Faussabry (« Transparence : où vont les millions d’euros dépensés par les lobbys pour influencer le pouvoir ? », Le Monde, 20 septembre 2018) met en lumière l’impact d’une décision du Conseil constitutionnel qui nous avait échappé, sur le contrôle du lobbying. L’article avance que la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ne permet pas de comprendre précisément l’effet des actions de lobbying, les influenceurs ne déclarant que des sommes globales. Ainsi, on sait que les dépenses de lobbying, selon les calculs de ce journal, représentent « entre 68 millions et 104 millions d’euros » pour le second semestre 2017 pour, indiquent les journalistes, des « discussions informelles », des « réunions en tête à tête » ou encore des déjeuners avec des membres du gouvernement ou des parlementaires. On remarque d’ailleurs en lisant cet article que le montant des dépenses s’explique par le besoin de rémunérer des « experts », des « consultants », ce qui montre, comme nous l’avions déjà relevé sur ce Blog (« La moralisation de la vie démocratique : on est loin du compte », JP Blog, 17 juillet 2017), qu’il est absolument capital de compléter les règles de transparence par des règles strictes de déclaration visant les chercheurs et les universitaires…

 

Les journalistes relèvent donc qu’il est impossible de comprendre précisément l’utilisation des sommes. Pourquoi ? La faute en reviendrait à une décision du Conseil constitutionnel ayant neutralisé la portée de la loi. Celle-ci imposait à tout représentant d’intérêts de communiquer à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique « les actions relevant du champ de la représentation d’intérêts » menées auprès des responsables publics, en précisant le montant des dépenses lié à ces actions durant l’année précédente. La loi pouvait donc être lue comme imposant un détail de ces actions permettant ainsi, comme l’explique la HATVP « d’essayer d’éclairer le processus d’élaboration de la décision publique ». Cette loi procède, à notre sens, de l’esprit même de la démocratie qui impose que les décisions de portée générale soient débattues et comprises.

 

 

Entreprendre contre la démocratie

Or, dans sa décision du 8 décembre 2016 (n° 2016-741 DC, paragr. 42 à 45), le Conseil constitutionnel formule cette précision importante au nom de la liberté d’entreprendre : « Ces dispositions n’ont ni pour objet, ni pour effet de contraindre le représentant d’intérêts à préciser chacune des actions qu’il met en œuvre et chacune des dépenses correspondantes. En imposant seulement la communication de données d’ensemble et de montants globaux relatifs à l’année écoulée, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre ». Le Conseil prive donc la loi de sa portée.

 

Le plus intéressant, c’est que la réserve prend pour fondement la liberté d’entreprendre, fournissant ainsi une nouvelle illustration de cette tendance du « constitutionnalisme néolibéral », comme l’appelle Jedediah Purdy (« Neoliberal Constitutionalism: Lochnerism for a New Economy », 77 Law and Contemporary Problems 195-213, 2015) : l’application des droits fondamentaux aux entreprises, que l’on retrouve aux Etats-Unis dans la décision Citizens United par exemple qui déréglemente le financement des partis politiques. Ce tournant de la liberté d’entreprendre qui couvre désormais le secret des affaires apparaît pour la première fois, à notre sens, dans les décisions relatives d’une part à la loi Sapin II (Décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016, que nous avions commenté sur ce Blog[1]) et, d’autre part, relative à la loi de finances pour 2016 (Décision n° 2016-743 DC du 29 décembre 2016).

 

Dans le cas français, comme dans le cas américain, ces décisions ont pour effet de perpétuer l’inégalité des intérêts politiques, tout en empêchant bien sûr les citoyens de comprendre et d’influencer efficacement les politiques. En d’autres termes, le droit de commercer est ici mis sur le même plan que le fondement même de l’État démocratique et il lui est même donné une supériorité. Le lobbying est donc protégé par une liberté fondamentale quand le droit de tout citoyen de comprendre les décisions publiques est un objectif d’intérêt général. Dès lors, est-il si difficile de comprendre pourquoi les sondages, partout, mettent en évidence le recul du sentiment démocratique et pourquoi le dernier numéro de The Atlantic titre : « Is democracy dying ? »

 

[1] http://blog.juspoliticum.com/2017/01/03/le-conseil-constitutionnel-contre-la-transparence-fiscale/