Rejet de l’initiative populaire « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » Par Vincent Martenet
En Suisse, la jurisprudence est favorable au droit international, y compris lors de conflits avec le droit constitutionnel. Le 25 novembre 2018, le peuple et les cantons suisses ont rejeté une initiative populaire tendant à assurer la primauté de la Constitution fédérale sur le droit international liant la Confédération suisse.
In Switzerland, case law is favorable to international law, including in the event of a conflict with constitutional law. On 25 November 2018, the Swiss people and cantons rejected a popular initiative aimed at ensuring the primacy of the Federal Constitution over international law binding the Swiss Confederation.
Par Vincent Martenet, Professeur de droit public à l’Université de Lausanne
La relation entre le droit international et le droit constitutionnel s’avère délicate, voire épineuse, dans de nombreux États. La plupart des constitutions sont peu explicites sur ce point, alors que d’autres contiennent des normes topiques[1]. Les juges sont souvent tiraillés entre la constitution et le droit international en cas de conflits entre l’un et l’autre. De la première ils tirent en définitive leur légitimité et de leurs décisions dépend, en partie à tout le moins, l’effectivité du second. En pratique, ils se montrent souvent enclins à donner la préférence à la première[2]. La Cour européenne des droits de l’homme n’admet pas, quant à elle, qu’une norme constitutionnelle interne viole la Convention européenne des droits de l’homme[3].
En Suisse, la Constitution fédérale du 18 avril 1999 (Cst., https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19995395/index.html) compte plusieurs articles dans lesquels la relation entre le droit international et le droit interne est mentionnée. L’article 5 al. 4 Cst. oblige la Confédération et les cantons à respecter le droit international ; en réalité, il s’agit surtout de prendre en considération ce dernier (beachten dans la version allemande de la Constitution fédérale). L’article 190 Cst. impose, pour sa part, au Tribunal fédéral et aux autres autorités « d’appliquer les lois fédérales et le droit international ». Enfin, les révisions de la Constitution fédérale ne sont valables que si elles ne violent pas « les règles impératives du droit international » (cf. articles 139 al. 3, 193 al. 4 et 194 al. 2 Cst.), par quoi il faut entendre le jus cogens et vraisemblablement quelques autres règles telles que l’interdiction de la peine de mort.
Durant ces dernières années, le Tribunal fédéral, soit la plus haute juridiction du pays, a rendu quelques arrêts importants dans lesquels il envisage de ne pas appliquer une règle constitutionnelle contraire au droit international liant la Suisse[4]. Dans le même ordre d’idées, le Parlement fédéral a récemment privilégié l’Accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne par rapport à l’article 121a Cst. (Gestion de l’immigration).
Cette problématique présente un intérêt particulier en Suisse pour deux raisons au moins. En premier lieu, il n’existe aucun contrôle juridictionnel ou quasi-juridictionnel de constitutionnalité d’engagements internationaux avant que ceux-ci ne soient conclus. Une procédure analogue à celle que prévoit l’article 54 de la Constitution française n’existe pas en Suisse.
En second lieu, une initiative populaire tendant à la révision de la Constitution fédérale peut être lancée par un comité composé de 7 à 27 citoyens, lequel dispose alors d’un délai de 18 mois pour réunir 100 000 signatures. L’initiative prend en pratique la forme d’un projet rédigé (article 139 Cst.). Concrètement, l’initiative porte sur un ou plusieurs articles à insérer dans la Constitution fédérale. Cela en fait tout son attrait puisque le texte ne peut pas être remanié par les autorités politiques et doit être présenté tel quel au vote du peuple et des cantons (article 139 al. 5, 1re phrase, Cst.), pour autant que les conditions de validité des initiatives soient respectées (article 139 al. 3 Cst. et la pratique y relative). En France, on parlerait de référendum d’initiative populaire ou citoyenne (RIP ou RIC). Le Parlement fédéral la déclare nulle essentiellement si elle viole l’unité de la matière – parce qu’elle comporte des éléments disparates – ou une « règle impérative du droit international » (article 139 al. 3 Cst.). Très rares sont les initiatives qu’il refuse de soumettre au vote du peuple et des cantons, même si certaines d’entre elles ne respectent pas le reste du droit international. Si une initiative est acceptée par le peuple et les cantons, elle modifie directement la Constitution fédérale. En vertu de l’article 139 Cst., l’initiative populaire peut aussi revêtir la forme d’une « proposition conçue en termes généraux ». Si le Parlement fédéral approuve une telle initiative, il élabore la révision partielle dans le sens de l’initiative et la soumet au vote du peuple et des cantons. S’il la rejette, il organise une votation populaire. En cas d’acceptation par le peuple, le Parlement fédéral élabore le projet demandé par l’initiative (article 139 al. 4 Cst.), puis le soumet au vote du peuple et des cantons. Les initiatives conçues en termes généraux ne jouent aucun rôle significatif en pratique. Les initiatives rédigées leur sont nettement préférées car elles sont traitées plus rapidement par les autorités fédérales et le comité d’initiative jouit de la maîtrise sur le texte constitutionnel.
La jurisprudence du Tribunal fédéral sur la relation entre le droit international et le droit constitutionnel a suscité l’ire d’un parti situé à la droite de l’échiquier politique, l’Union démocratique du centre (UDC) dont le nom en allemand est plus parlant (Schweizerische Volkspartei). Le positionnement de ce parti correspond probablement, mutatis mutandis, à celui du parti Debout la France ! dans le contexte français. L’UDC a alors lancé une initiative populaire intitulée « Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) » (https://www.udc.ch/campagnes/apercu/initiative-pour-lautodetermination/texte-de-linitiative/). Si le texte de cette initiative comportait des contradictions, son cœur consistait à faire de la Constitution fédérale « la source suprême du droit de la Confédération », à la placer « au-dessus du droit international » et à lui assurer une primauté sur celui-ci « sous réserve des règles impératives du droit international » (article 5 al. 1 et 4).
Ayant obtenu les 100 000 signatures requises et étant jugée valable, l’initiative de l’UDC fut soumise au vote du peuple et des cantons le 25 novembre 2018. Durant la campagne, ce parti s’est trouvé esseulé. Le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale – le gouvernement et le parlement de la Confédération – ainsi que les grands partis politiques, hormis l’UDC évidemment, et les organisations économiques et syndicales ont recommandé son rejet. Dans la brochure adressée à l’ensemble de la population suisse, le Conseil fédéral a mis en avant l’argument selon lequel « les traités conclus avec l’étranger nous apportent fiabilité et stabilité, ce qui profite à la population et à l’économie » (https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20181125.html). Fait plutôt rare, de nombreux professeurs de droit ont collectivement pris position contre cette initiative (https://www.stellungnahme-sbi.ch/francais).
Le peuple (66.2 % de non contre 33.8 % de oui, pour une participation – plutôt élevée pour une votation populaire en Suisse – de 47.7 %) et tous les cantons ont rejeté l’initiative le 25 novembre 2018. La crédibilité de la Suisse au niveau international a constitué, semble-t-il, l’argument le plus fort ayant conduit au rejet de l’initiative populaire (http://www.voto.swiss/wp-content/uploads/2019/01/VOTO_25.11.2018_Summary_FR.pdf). La question a cependant aussi été jugée complexe, ce qui peut expliquer un vote favorable au statu quo. Le Tribunal fédéral et la Cour européenne des droits de l’homme sortent plutôt renforcés de ce scrutin, puisque leur jurisprudence favorable respectivement au droit international et aux droits de l’homme n’a pas amené le peuple et les cantons suisses à souhaiter un correctif constitutionnel aux effets au demeurant incertains. Quelques articles de la Constitution fédérale pourraient, à moyen terme, donner lieu à des arrêts majeurs de l’un ou de l’autre. On songe notamment à l’interdiction de la construction de minarets (article 72 al. 3 Cst.) et à l’internement à vie des délinquants sexuels ou violents qualifiés d’extrêmement dangereux dans les expertises nécessaires au jugement (article 123a Cst.), tous deux issus d’initiatives populaires et susceptibles de générer des violations de la Convention européenne des droits de l’homme.
[1] Voir, par exemple, art. 140a de la Constitution fédérale autrichienne, qui permet à la Cour constitutionnelle de constater l’inconstitutionnalité d’un traité, ce qui le rend inapplicable et peut conduire à une révision de la Constitution en vue de rétablir une situation conforme à celle-ci ; art. 125 al. 6 de la Constitution de la Fédération de Russie, qui empêche de mettre en œuvre ou d’appliquer les traités internationaux liant la Fédération de Russie, mais incompatibles avec la Constitution. Hors d’Europe, voir, par exemple, art. 231 al. 4 de la Constitution de la République d’Afrique du Sud. En doctrine, voir notamment Anne Peters/Ulrich K. Preuss, « International relations and international law », in Mark Tushnet/Thomas Fleiner/Cheryl Saunders (éd.), Routledge Handbook of Constitutional Law, Londres/New York 2013, pp. 33-44, 37-39 et les références ; Yaniv Roznai, « The Theory and Practice of ‹ Supra-Constitutional › Limits on Constitutional Amendments », International & Comparative Law Quarterly, vol. 62 (2013), pp. 557-597, 586-592 et les références. Voir en outre le dossier de Jus Politicum intitulé « Cours constitutionnelles et révisions de la Constitution » (juillet 2017) : http://juspoliticum.com/numero/Cours-constitutionnelles-et-revisions-de-la-Constitution-71.html.
[2] Roznai, loc. cit., p. 594 et les références.
[3] CourEDH, arrêt Anchugov et Gladkov c. Russie du 4 juillet 2013, nos 11157/04 et 15162/05, §§ 50 et 108 ; arrêt Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine du 22 décembre 2009, nos 27996/06 et 34836/06, § 29 ; arrêt Parti communiste unifié de Turquie e.a. c. Turquie (GC), 30 janvier 1998, Rec. 1998-1, § 29.
[4] Voir spécialement un premier arrêt du Tribunal fédéral du 12 octobre 2012, ATF 139 I 16, c. 5.1-5.3 (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/clir/http/index.php?highlight_docid=atf%3A%2F%2F139-I-16%3Afr&lang=fr&zoom=&type=show_document), ainsi qu’un second du 26 novembre 2015, ATF 142 II 35, c. 3.2-3.3 (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/clir/http/index.php?highlight_docid=atf%3A%2F%2F142-II-35%3Afr&lang=fr&zoom=&type=show_document).