Le Conseil d’Etat et la citoyenneté : une lecture décalée et critique

Par Olivier Beaud

<b> Le Conseil d’Etat et la citoyenneté : une lecture décalée et critique </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Le Conseil d’Etat a rendu un rapport à l’automne 2018 sur la citoyenneté qu’il n’est pas inintéressant de lire après trois mois de crise des « gilets jaunes ». Il la perçoit à la fois comme un statut et surtout comme une « valeur » ou une « vertu » qu’il souhaiterait par ses propositions encourager. Le lecteur découvre, un peu surpris, comment cette institution se saisit d’une question éminemment politique sans détenir pourtant toutes les connaissances nécessaires pour le faire. D’où une interrogation : qu’est-ce qui rend le Conseil d’Etat légitime pour aborder une telle question, surtout avec un point de vue si « normatif » ? 

 

In Autumn 2018, the Conseil d’Etat published a report on citizenship that is, especially three months after the beginning of the “yellow vests” crisis, worth reading. The Conseil understands citizenship both as a status and, above all, as a “value” or a “virtue” that it wishes to encourage through its proposals. The reader discovers, quite surprisingly, how this institution treats a highly political topic, despite lacking the requisite knowledge to do so. It thus raises a question: what makes the Conseil d’Etat legitimate to address this topic, especially in such a “normative” perspective?

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas

 

 

Alors que le mouvement des gilets jaunes a commencé depuis près de trois mois, révélant le gouffre qui sépare les gouvernants et une partie des gouvernés, il est assez instructif de lire le rapport sur la citoyenneté que le Conseil d’Etat a publié au début de l’automne 2018 et qui a été présenté par son nouveau président, M. Bruno Lasserre, le 27 septembre 2018[1]. Ce rapport, qui provient de la Section du rapport et des études, a pour particularité d’être le résultat, inhabituel, d’une série de conférences et d’auditions sur la citoyenneté. Le Conseil d’Etat a voulu, si l’on a bien compris, sortir de sa tour d’ivoire et interroger les gens de la société civile. Ce rapport a eu assez peu d’écho dans la presse et dans les médias. Le thème est en effet austère et il est rare que de tels rapports fassent la « Une » des gazettes. Il est pourtant instructif à lire. La thèse que soutient ce rapport est qu’il n’y a pas de véritable crise de la citoyenneté, et qu’il y a même des raisons d’espérer un sursaut de citoyenneté, comme le prouveraient notamment le succès du « service civique » et les espoirs qu’on peut mettre dans la « réserve citoyenne ». Le constat, relu quelques mois après, laisse toutefois un peu songeur, mais il serait un peu trop facile de gloser sur l’aveuglement du Conseil d’Etat car bien peu de personnes avaient anticipé le mouvement des gilets jaunes et son ampleur.

 

Notre projet est plutôt de saisir ce livre comme un objet d’étude particulièrement instructif pour comprendre non seulement le Conseil d’Etat, mais notre Etat et sa façon de fonctionner. Pour un universitaire, c’est un document étonnant, d’abord du point de vue formel. D’un côté, il emprunte à la forme canonique des rapports administratifs. Des plans balancés, des idées rarement audacieuses et, lorsqu’elles le sont, immédiatement nuancées pour en amoindrir l’audace, et enfin un propos parfois neutre et totalement a-critique sur des réformes récentes qui ont pourtant provoqué de vives inquiétudes « citoyennes ». Par exemple, les réformes sarkozystes sur la naturalisation, de nature très « identitaire » sont ainsi enregistrées sans ciller et sans aucune contextualisation. On sait qu’il y a un devoir de neutralité dans la fonction publique, mais il n’est pas interdit de ne pas tout mettre sur le même plan et de contextualiser un peu quelques réformes politiques. Bref, on écrit comme on le sait le faire dans la haute fonction publique : c’est clair, mais c’est aussi lisse, tellement lisse que cela en est parfois terriblement ennuyeux.

 

D’un autre côté, cet ouvrage est construit de façon un peu baroque. Il n’y a pas une véritable introduction, mais une « synthèse » qui est censée résumer ce qui va suivre – probablement écrite pour le lecteur pressé qui ne lira que cela. Mais une telle méthode a pour inconvénient de conduire à de curieuses répétitions – des phrases presque entières reprises dans la première partie. L’ouvrage est construit en trois parties aux titres parfaitement administratifs : « La citoyenneté française, un statut à la recherche d’un nouveau souffle » ? (1ère partie), partie qui pourrait déprimer le lecteur, mais celui-ci reprend heureusement des couleurs en découvrant les « formes rénovées d’expression de la citoyenneté au service de la cohésion sociale et de la fraternité » (2e partie), avant d’espérer des lendemains qui chantent dans la dernière et troisième partie plus « constructive » : « la citoyenneté, notre projet de société », qui contient vingt propositions d’inégale importance et qui sont dirigées « à l’attention des pouvoirs publics ». Tout semble dit avec ces trois parties, mais elles sont suivies de l’allocution inaugurale du vice-président du Conseil d’Etat de l’époque (J.M. Sauvé) – tout comme le rapport commence par un Avant-Propos du nouveau vice-président (B. Lasserre) – comme si un tel ouvrage ne pouvait pas être publié sans l’onction du président de l’institution. Ce n’est pas tout : le document se poursuit par la liste des personnes auditionnées et des conférences, qui sont d’utiles informations, et il s’achève par une longue annexe de droit comparé (plus de 40 pages), qui n’a presque aucun intérêt tant les informations qui y figurent n’éclairent pas le contenu du rapport – c’est du droit étranger – et aussi tant le contenu des rapports étrangers  révèle un problème conceptuel – la confusion entre citoyenneté et nationalité –  dont nous allons parler plus loin.

 

Sur le fond, avant d’en venir à quelques critiques que l’on est en droit d’émettre, il convient de souligner que le présent ouvrage sur la citoyenneté vaut pour la grande qualité d’information qu’on y trouve, ce qui en fait selon nous son principal intérêt. On y découvre toute une série de lois et décrets nécessaires se rattachant à la citoyenneté lato sensu, le Conseil d’Etat fonctionnant ici comme une gigantesque centrale d’informations, les recueillant, les classant et les analysant de façon très pédagogique, et livrant ainsi au public une mine d’informations extrêmement utile. Pour n’en citer qu’une, l’évocation du décret de 2012 approuvant la Charte des droits et devoirs civiques, distribuée lors de la procédure de naturalisation (p. 113) est particulièrement bienvenue. Ce rapport constitue donc une « source » incomparable à la fois pour le citoyen et pour les « chercheurs », ce que savent d’ailleurs les lecteurs réguliers de l’étude annuelle de la Section du rapport et des études du Conseil d’Etat. En raison d’un tel apport manifeste, on ne peut qu’en recommander la lecture. Cette précision non négligeable étant faite, on peut désormais émettre des propos plus critiques sur le contenu et la portée d’un tel rapport.

 

 

Des inconvénients de l’imprécision conceptuelle : de quoi parle le Conseil d’Etat ?

De quoi parle-t-on lorsqu’on traite de la citoyenneté ? Le lecteur de ce rapport a de quoi être dérouté tant cette appellation recouvre ici diverses marchandises. Le titre de l’ouvrage le laissait d’ailleurs deviner : « La citoyenneté. Etre (un) citoyen aujourd’hui ». L’adjonction de l’adjectif — même avec l’astuce de la parenthèse du (un) pour le substantiver, au substantif de la citoyenneté — signale d’emblée ce qui peut apparaître comme un problème : la juxtaposition permanente dans ce rapport d’un concept neutre, juridique, de citoyenneté et d’un concept normatif, axiologique, de citoyenneté qui, progressivement, prend le dessus dans le rapport. On pourrait s’attendre de la part des légistes du Conseil d’Etat qu’ils se concentrent sur l’aspect juridique de la citoyenneté comme statut en tentant d’en définir les contours, les bénéficiaires et surtout le contenu matériel (les droits afférents). Certes si ce thème est évoqué au début du rapport dans les propos sur la citoyenneté comme statut (dans la Synthèse, p. 11, pp. 12-13), on peut néanmoins affirmer qu’il n’est pas creusé. L’absence de réflexion approfondie sur les droits et devoirs afférents du citoyen (et non du national) reste surprenante alors qu’on est ici au cœur du sujet juridique.

 

Paradoxalement, pour une institution qui se veut la grande experte du droit public français, elle néglige fortement la question de l’identification de la citoyenneté en droit public. C’est bien dommage d’ailleurs car, sans crier gare, le rapport traite à maintes reprises de la nationalité comme si elle était synonyme de la citoyenneté (p. 12-13, p. 23, pp. 34-35), ce qui n’est pas du tout le cas – cette différenciation étant d’ailleurs reconnue dans une partie du rapport sans qu’aucune conséquence sur le traitement du sujet n’en soit tirée. Cette indétermination conceptuelle a des effets négatifs quand même puisque l’essentiel des Annexes (pp. 147-202), relatives à l’enquête de droit comparé, porte principalement sur la nationalité et non sur la citoyenneté.

 

Cependant, le plus étonnant dans ce rapport est l’accent mis sur la dimension axiologique de la citoyenneté. On veut dire par là que le Conseil d’Etat considère le plus souvent la citoyenneté comme une « valeur » en soi. En effet, il assimile constamment, mais implicitement, la citoyenneté à la citoyenneté républicaine, celle que nous aurait léguée la Révolution française et qui signifierait, pour faire court, l’arrachement de l’individu aux autres appartenances collectives (famille, communautés religieuses). Les conséquences d’un tel choix, non assumé faut-il préciser, sont nombreuses dans la mesure où le rapport s’étend longuement sur des questions qui ne relèvent pas de la citoyenneté (au sens juridique s’entend) : la laïcité, la fraternité, l’éducation comme apprentissage. Une telle citoyenneté républicaine a sa grandeur et il ne s’agit certainement pas pour nous de la discréditer, – mais il reste permis d’observer que cette conception « axiologique » et républicaine peut être redoutablement ambivalente. L’exemple de la Ière République, parfois cité dans ce rapport n’est pas sans susciter quelques réserves surtout si l’on songe à la vision jacobine « dure ». L’invention par les Jacobins du « certificat de civisme » pour être citoyen devrait plutôt de nos jours susciter une certaine méfiance car la proscription n’est jamais loin, tant la définition politique du bon citoyen conduit mécaniquement à l’exclusion du mauvais citoyen, mettant à mal un des principes cardinaux de la citoyenneté qui est l’égale concitoyenneté. Plus troublant est le glissement qui est opéré quand on passe du citoyen comme appartenance au « sentiment d’appartenance » (p. 86) et qui conduit à la proposition consistant à « valoriser auprès des jeunes générations, par une pédagogie collective appropriée, les rites et symboles républicains, en accordant une attention particulière à la Marseillaise » (p. 113) – curieux écho à la proposition très récente du député Ciotti de mettre un drapeau français dans chaque classe d’école. Si la citoyenneté devient un « sentiment d’appartenance », elle peut être refusée sur des bases assez fragiles à ceux dont on estime qu’ils n’auraient pas un tel sentiment. Il suffit de transposer ici ce qui a pu être écrit sur la nationalité, qui devrait être « une mentalité » pour comprendre la pente dangereuse que pourrait dévaler un législateur désireux de concrétiser le fameux « sentiment » d’appartenance. Faut-il rappeler qu’il reste à savoir selon quels critères on déterminera cette mentalité et qui décidera du point de savoir si tel ou tel individu, ou tel ou tel groupe d’individus, a ou non ladite mentalité ?

 

Enfin, cette imprécision conceptuelle se manifeste dans l’introduction explicite ou implicite de la notion de civisme (p. 47, 94, 99, 101, 108) et de ses variantes – civilité ou incivilité – dans le rapport. La crise de la citoyenneté qui est évoquée à plusieurs reprises dans l’ouvrage correspond à une crise du civisme, donc à un comportement qu’on juge à l’aune du bon citoyen.  D’une certaine manière, ce rapport confirme la profonde remarque de Jean-Marie Denquin selon laquelle « dans un monde où tout individu est citoyen parce qu’il a le droit de l’être, le mot n’oppose plus le statut juridique de certains à celui de certains autres, mais seulement des comportements jugés sympathiques à d’autres qui ne le sont pas : ainsi la citoyenneté en vient-t-elle à se replier sur la niche linguistique qui était autrefois celle du civisme »[2]. Par ailleurs, le thème récurrent de l’engagement, ici traduit par l’appellation expressive de la « citoyenneté de l’engagement » (pp. 52 et suiv.), exprime un des traits marquants du monde contemporain : une partie des individus en France s’engage dans des actions civiques et ils le font volontairement. Ce qui est incontestablement l’aspect réjouissant de ce rapport. Toutefois, une telle formulation soulève un problème qui n’est pas négligeable : celui de savoir si la citoyenneté peut être « volontaire ». Si celle-ci est, au premier chef, un statut juridique, la volonté n’a pas de réelle place dans la mesure où c’est un statut objectif, contenant une série de droits et d’obligations qui sont attribués à une personne parce qu’elle est considérée par le droit comme un citoyen. La « citoyenneté de l’engagement » serait une sorte de surplus, une citoyenneté de complément que l’on devrait, plus rigoureusement, percevoir comme une composante civique et qui logiquement, ne devrait pas relever d’un statut du citoyen.

 

On imagine déjà la réaction de quelques lecteurs, surtout s’ils émanent des grands Corps : ces remarques sont d’inutiles bavardages sur les mots et traduisent la déplorable manie des universitaires d’ergoter sur des concepts. Pas si sûr cependant qu’ils aient raison, car il n’y a de bonne manière de penser que si l’on sait de quoi l’on parle et si l’on sait bien délimiter l’objet de sa réflexion. De ce point de vue, il n’aurait pas été incongru de la part de la Section du rapport et des études d’utiliser un peu scientifiquement la « littérature » existante. On passera rapidement, et par pure charité sur l’absence regrettable de mention de la littérature étrangère, qui est non seulement pléthorique mais parfois excellente. Mais on doit quand même s’étonner de l’absence de référence à l’article le plus cité dans le monde entier sur la citoyenneté, celui du sociologue anglais T.H. Marshall sur la Citizenship and Social Class (1947). L’auteur y dresse une typologie des trois composantes de citoyenneté– civile, politique et sociale –, tirée d’ailleurs de l’histoire de la progressive densification de la citoyenneté dans l’histoire anglaise. Une telle lecture aurait notamment permis aux auteurs de ce rapport de penser la question de l’éducation – longuement analysée dans cet ouvrage (pp. 86-96) comme une forme de citoyenneté sociale et non pas comme une citoyenneté républicaine. Ainsi au moins aurait pu être soulevée la question de savoir s’il fallait ou non inclure ce concept de citoyenneté sociale dans le concept même de citoyenneté. Or, une telle question divise fortement ceux qui acceptent ou réfutent la critique radicale faite par Karl Marx de la Déclaration de 1789 (dans La question juive) – il suffit de songer aux écrits d’un Etienne Balibar. Puisque ce rapport sur la citoyenneté s’étend longuement sur l’éducation ou sur la fraternité (pp. 97 et suiv.), retenant donc une conception nécessairement extensive de la citoyenneté, on ne voit pas pourquoi il n’a pas abordé la question des droits économiques et sociaux qui relève justement de cette citoyenneté sociale. Il y a une incohérence assez regrettable et une sorte d’arbitraire, dès lors, à borner l’enquête à la seule éducation.

 

Par ailleurs, pour revenir à la seule littérature française sur ce thème, il est quand même étonnant que cet ouvrage fasse l’impasse sur les deux articles juridiques les plus marquants des trente dernières années, : celui de Danièle Lochak (« La citoyenneté : une catégorie juridique floue ? » 1991) et celui d’Etienne Picard (« La notion de citoyenneté ? », 2000)[3]. On aurait pu s’attendre aussi à voir cités en note certains travaux marquants de sociologie politique, que ce soient ceux des grands maîtres des années 1970-1980 (Jean Leca et Pierre Birnbaum) ou de leurs élèves (Patrick Weil et Yves Déloye pour n’en citer que deux)[4]. On comprend bien qu’en faisant de telles remarques, on aggrave notre cas auprès des « décideurs », qui ont tôt fait de reprocher aux universitaires leur pédanterie et leur inutile érudition, si bien croquées par Proust en décrivant Bergotte. Mais il n’empêche, ce rapport du Conseil d’Etat pèche gravement dans le traitement de la littérature adéquate, même si des auteurs connus et reconnus y figurent (que ce soient Dominique Schnapper ou Pierre Rosanvallon). On persiste donc à penser que ce rapport fait à tort l’impasse sur des écrits fondamentaux qui auraient pu permettre de mieux penser le sujet et donc mieux le cadrer et illustre le fossé, voire le gouffre, qui sépare la recherche universitaire de la doctrine dite « organique ». On ose même soutenir que ce fossé est préjudiciable au débat public dans notre pays.

 

 

Un ultime étonnement : pourquoi le Conseil d’Etat se mêle-t-il de la citoyenneté ?

Le plus étonnant finalement réside dans ce constat : le Conseil d’Etat a cru nécessaire de se pencher sur la citoyenneté, en proposant diverses solutions – fort hétérogènes au demeurant – pour renforcer la citoyenneté. On sait évidemment qu’il est amené, dans son étude annuelle, à se pencher sur des questions d’intérêt général comme l’égalité, le numérique et la laïcité, certains de ses numéros ayant été dans le domaine du droit, des moments marquants. Mais ici, n’a-t-il pas sous-estimé la difficulté en se lançant dans une étude sur la citoyenneté surtout envisagée comme une « vertu », ou un « sentiment », ou comme étant synonyme de « civisme » ? Pour le dire plus clairement, le Conseil d’Etat est-il vraiment compétent, au sens technique du terme, pour donner son opinion dans de longues pages sur l’éducation à la citoyenneté et sur l’école, thèmes d’une complexité redoutable ? Quel est son savoir sur cette question ? Peut-il se fonder sur quelques auditions, sur « divers témoignages » comme il l’écrit à plusieurs reprises ?

 

Tout aussi gênant, du moins pour le constitutionnaliste est le fait que le Conseil d’Etat se risque à publier une vingtaine de pages sur la question essentielle du « renouveau démocratique et civique », partie dans laquelle figure une dizaine de pages sur le thème aujourd’hui explosif : « réconcilier représentation et participation » (pp. 77-86). Or, ces dernières pages sont d’une singulière pauvreté, comme le prouve la recommandation pratique la plus marquante qui est la suggestion de regrouper les élections locales (municipales, départementales, régionales) pour éviter la dispersion des scrutins. Mazette ! En voilà une réforme de grande ampleur pour traiter du « renouveau démocratique » …. Certes, on peut louer le Conseil d’Etat pour avoir salué le travail des élus locaux, ce qui aujourd’hui, dans la contestation ambiante, peut paraître courageux, mais la surprise pour le lecteur de cette dizaine de pages reste de taille : le Conseil d’Etat fait comme si cette question de la crise de la représentation et de la crise de confiance des gouvernés et gouvernants n’avait jamais été traitée auparavant par d’autres institutions. Pourtant, il ne saurait ignorer qu’un « groupe de travail sur l’avenir des institutions » (Commission dite Bartolone-Winock) a siégé au Palais Bourbon de 2014 à 2015 et a produit un volumineux rapport, en octobre 2015, intitulé Refaire la démocratie contenant de nombreuses propositions, tout comme en 2012 la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (Commission dite Jospin) avait déjà publié au terme de ses travaux un rapport intitulé Un renouveau démocratique. Quoi qu’on pense sur le fond des propositions émises par ces deux Commissions, il est quand même très curieux de voir le Conseil d’Etat les éluder comme si au sein de l’Etat français, il détenait le monopole de l’expertise sur les questions institutionnelles. Il y a là une étanchéité entre les institutions étatiques et leurs réflexions qui paraît étrange à l’observateur extérieur et qui est surtout contre-productive.

 

Les remarques précédentes tendent à démontrer que la question de fond et la question de méthode se recoupent inévitablement. Comment peut-on rédiger un rapport de plus de cents pages sur la citoyenneté en France en se fondant sur moins d’une dizaine de conférences, suivies de débats et d’une trentaine d’auditions de personnes représentant la société civile, choisies selon des critères souvent flous, voire arbitraires ?[5] Peut-on vraiment croire rendre compte des pratiques sociales des Français – car le thème de la citoyenneté comme étant une « pratique » est aussi au cœur de ce rapport – en se contentant d’une telle méthode, empirique certes, mais rudimentaire ? C’est une sorte de sociologie « à la hache » qui ne peut pas convaincre et qu’on devrait éviter.

 

On en arrive pour finir à la question décisive qui nous est venue à l’esprit en lisant cet ouvrage : qu’est-ce qui rend légitime un grand Corps comme le Conseil d’Etat à vouloir conseiller le pouvoir exécutif sur cette question alors qu’il ne paraît pas entièrement appareillé pour le faire ? Certes, en agissant ainsi, le Conseil d’Etat procède de la même manière que la Cour des comptes, qui n’hésite pas, elle non plus, à proposer des solutions qui parfois la conduisent à outrepasser sa compétence technique de contrôleur des comptes[6]. Par là même, c’est-à-dire par ce comportement un peu « invasif », ces deux Grands Corps démontrent qu’ils occupent une place que le Parlement devrait normalement occuper. C’est le Parlement, avec ses nombreux membres élus, qui devrait être le lieu de médiation entre la société civile et l’Etat. C’est lui qui devrait être en mesure de rédiger des rapports de grande portée, de ceux qui sont susceptibles d’infléchir la politique du pays à partir des aspirations de la population, des citoyens donc. Les grands Corps prétendent occuper cette place, alors qu’ils n’en ont ni la capacité, ni la légitimité – quoi qu’en pensent ses membres, dont on sait que l’idéologie qui le fait gouverner est leur prétendue « polyvalence » et leur neutralité politique. Il y a même ici une sorte d’ironie involontaire dans ce rapport dans la mesure où les membres du Conseil d’Etat, avec la meilleure volonté du monde – soyons en certains -, formulent une injonction paradoxale aux citoyens : « Soyez citoyens » alors qu’ils n’ont aucune légitimité pour le faire.

 

Olivier Beaud

 

 

[1] Conseil d’Etat, La citoyenneté. Etre (un) citoyen aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 2018, 210 p.

[2] « Citoyenneté » In D. Alland, et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 200 

[3]  On comprend que dans un rapport de ce genre, on ne cite pas les thèses de droit public, mais il y a en au moins trois ou quatre sur le sujet.

[4] Sans compter Sylvie Strudel (sur la citoyenneté européenne) ou Philippe Portier (sur la laïcité) ….

[5] Cette remarque nous permet d’observer la curieuse sélection des sources et des personnes auditionnées. On ne voit pas trop quel savoir particulier un essayiste comme Raphaël Enthoven détient sur la question de la citoyenneté, sinon qu’il cause à la radio…

[6] On renvoie à une ancienne tribune, O. Beaud, « Evaluer l’évaluateur : la Cour des comptes et les facultés de droit », Rec. Dalloz, 2012, p. 2399.