Le Grand débat, vrai symptôme et fausse solution au malaise démocratique Par Marine Fleury et Benjamin Morel
Face à la crise des gilets jaunes, le grand débat national proposé par Emmanuel Macron a été présenté comme un moyen pour renouer le dialogue entre les citoyens et l’exécutif. Pourtant, cet article démontre la distance qui éloigne ce débat des méthodes éprouvées de la démocratie délibérative. Plus qu’un exercice de concertation ou de consultation, le grand débat national semble plutôt s’apparenter à une entreprise de conviction. Il s’inscrit dès lors dans un nouveau développement de la communication politique dont le cadre juridique mériterait d’être précisé.
In an attempt to calm down the yellow vest protests, the national debate launched by Emmanuel Macron was supposed to renew the conversation between citizens and the government. But this objective might not have been reached. This paper argues that this debate does not respect the proven methods of deliberative democracy. «The Great National Debate, » then, seems to consist in an act of governmental persuasion rather than public deliberation or discussion. In this sense, it crystallizes a new development in political communication, the legal framework of which needs to be clarified.
Par Marine Fleury, enseignant-chercheur en droit public à l’Université de La Rochelle
et Benjamin Morel, docteur en sciences politiques à l’ENS, chargé d’enseignement à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à Sciences-Po Paris
Le grand débat n’est pas encore arrivé à son terme, qu’à nouveau son organisation se heurte à des difficultés. Les conférences régionales de soixante-dix citoyens tirés au sort peinent à se constituer et les initiateurs et observateurs à en exposer le rôle. Ce n’est évidemment pas le premier cahot sur la route escarpée de cette consultation. Celle-ci a débuté par le refus de la Commission Nationale du Débat Public d’assurer son organisation. Le mouvement des gilets jaunes manifestait pourtant la volonté de certains citoyens de s’exprimer dans l’espace public sans, pour autant, parvenir toujours à formuler leurs revendications en termes politiques. Un « grand débat » aurait pu les y aider et ce, d’autant plus, que l’État dispose déjà d’une solide expérience dans l’organisation de telles manifestations[1].
La comparaison avec ces expériences passées est un point d’entrée intéressant pour essayer de comprendre le déroulement du Grand débat national. Ce dernier est peut-être une « concession procédurale »[2] accordée par l’exécutif pour démobiliser les gilets jaunes, mais lui permettra-t-elle vraiment de reprendre la main ? D’abord, le Grand débat s’est inscrit en marge des pratiques méthodologiques que lui offrait la Commission Nationale du Débat Public. Ensuite, il se déroule hors des cadres juridiques habituels[3]. Dès lors, en malmenant les processus de démocratie participative (I) et en révélant les failles de la régulation juridique de la parole politique, il peine finalement à se présenter comme un instrument de légitimation de la politique gouvernementale (II).
I. Une organisation peu favorable au débat
Des biais de représentation (A) et des biais de restitution (B) affectent manifestement l’organisation du grand débat national.
A. Une représentativité non assurée
Les processus électoraux, bien qu’ouverts à l’ensemble des citoyens, ne conduisent pas à la mobilisation de la totalité d’entre eux. Les dispositifs de démocratie participative, dans lesquels cherche à s’inscrire le grand débat, connaissent les mêmes limites[4]. Certaines catégories de la population sont plus à même de s’y mobiliser que d’autres. Les études des processus de démocratie participative font ainsi de manière générale la part belle aux classes moyennes et supérieures éduquées[5]. Pour des raisons liées à un sentiment d’absence de légitimité ou à un accès moins évident à l’information, les classes populaires sont structurellement sous-représentées. La lecture des premiers compte-rendus montre, par ailleurs, une rupture générationnelle. Les retraités notamment s’avèrent très assidus. Or, ces catégories sont également les plus mobilisées lors des élections. Loin d’être une caisse de résonance d’une France des inaudibles, d’une France périphérique, le grand débat pourrait refléter la France des votants réguliers.
Ce biais de représentation pourrait se nourrir d’un biais de confiance accordé à ses organisateurs. La perte de confiance des citoyens envers les structures politiques ou professionnelles est régulièrement vérifiée[6]. Or, l’animation et la modération de nombre de débats sont le fait des élus, et plus encore, d’élus de la majorité. Il est fort à parier que de nombreux citoyens et, en particulier, les partisans du mouvement des gilets jaunes peuvent paraître moins prompts à participer à la consultation en raison du manque de crédit qu’ils accordent en général aux élus, et spécialement à ceux de la majorité[7]. Ce biais de représentation est d’ailleurs alimenté par l’absence d’encadrement du procédé discursif pourtant qualifié de « débat ».
Contrairement au processus électoral, les procédés participatifs n’assurent ni l’individualisation ni la confidentialité du vote ; deux garanties qui protègent l’individu contre les pressions sociales pour permettre la sincérité de son opinion. C’est pourquoi les procédures participatives supposent l’établissement d’un cadre procédural propice à la libre expression de chaque participant. Or, dans le cadre du grand débat, aucun garde-fou procédural n’a été posé pour compenser la partialité des animateurs — fussent-ils des élus ou des associations — ni pour tempérer celle des militants. Les argumentaires développés, souvent chiffrés, induisent l’autorité de celui qui dispose d’une formation préalable et conduisent les participants moins politisés à se comporter en spectateurs. La consultation en ligne n’est elle-même pas exemptée de ces risques. Le dispositif mis en place ne garantit pas que les 1,8 million de contributions déposées (réponse au questionnaire et contribution libre) l’ont été par des individus réellement différents. Ni la possibilité de s’enregistrer avec plusieurs adresses mail, IP, via un serveur VPN, ni le recours au blockchain, ne sont prévenus. Sans contrôle ni garde-fou, la valeur des questionnaires en ligne n’est pas plus grande que celle d’une consultation ou d’une pétition numérique organisée sur n’importe quel site ou réseau social. Le risque est alors de permettre la surmobilisation de lobbys politiques ou associatifs. D’ailleurs, cette absence de cadre interroge la possibilité même de la tenue d’un débat. Car débattre suppose d’être placé en situation de pouvoir échanger publiquement des opinions. Un débat public implique que plusieurs participants, ayant eu accès à une même information fiable pour former leurs opinions, soient mis en situation d’exprimer et de confronter, dans les mêmes conditions, leurs arguments[8]. Or, les organisateurs du grand débat ne se sont ni préoccupés de l’information des participants ni assurés de la possibilité d’un échange libre. La consultation électronique est de ce point de vue topique : elle ne permet aucune confrontation des points de vue, n’organise aucun débat, enferme les propositions dans des thèmes prédéfinis par le gouvernement. Elle répertorie des contributions, c’est-à-dire une collection d’opinions individuelles. Celles organisées par des élus brouillent la possibilité même d’un débat entre les participants : comment rester dans le rôle du tiers modérateur lorsque la politique du gouvernement que l’on soutient est mise à mal ? Comment en tant que citoyen ne pas préférer interpeller l’élu plutôt que de débattre avec les autres participants ?
B. Une restitution non transparente
Ces insuffisances nourrissent un second biais tenant à la restitution des débats. En effet, les compte-rendus des débats n’ont pas été élaborés par des professionnels. Même si les cinq garants nommés par les assemblées et le Gouvernement devraient conclure que ces derniers ont été faits dans les formes, leur qualité mérite d’être interrogée. La compétence des rédacteurs à retranscrire un processus de réflexion complexe et multifocal peut être remise en cause. Ce dernier n’implique pas de réaliser des verbatims, mais de reformuler en termes politiques des idées qui peuvent être exprimées sous forme d’expériences individuelles[9]. L’absence de formation préalable des rédacteurs, et donc de référentiels communs, affaiblit l’existence d’un processus d’intercompréhension des cadres et enjeux de la restitution. Ensuite, la falsifiabilité des conclusions du grand débat est incertaine. Une fois les contenus établis, encore convient-il de traiter les milliers de pages produites. Cette tâche a été confiée à l’institut de sondage Opinion Way qui propose d’y procéder via une analyse que l’on peut sommairement qualifier de lexicométrique. Il s’agit de hiérarchiser les sujets et de discerner les solutions proposées pour chacun d’eux à partir d’une recension des occurrences lexicales[10]. Cette méthode de traitement pose question. Elle repose sur des logiciels dont les codes sources ne sont pas publics. Une question similaire est posée concernant le vote électronique. Alors qu’un certain nombre d’États exigent que les codes sources des machines à voter soient publics, la France, elle, ne l’impose pas[11]. Or, la crédibilité du processus n’est pas garantie s’il n’est pas vérifiable par les citoyens. La cour de Karlsruhe va plus loin considérant que la mise ne place de logiciel complexe, dont l’usage ne permet pas de vérification directe par chacun, introduit un doute nuisant à la crédibilité même du processus démocratique[12].
Comme c’est le cas de nombre d’enquêtes publiques[13], le grand débat risque fort de représenter un outil de légitimation de mesures et de décisions déjà prises. Le peu de temps laissé à l’analyse des contributions et la nécessité de trouver une sortie politique rapide à la crise plaident en ce sens. Cela ne veut pas dire que le débat n’aura pas inspiré ces solutions, seulement que les contributions ne seront pas apparues au terme d’un débat, et que les conclusions n’émergeront pas d’un processus scientifique rigoureux.
II. Une légitimation incertaine de la politique gouvernementale
Le grand débat peut avoir pour vertu de renforcer la base électorale de la majorité (A), mais ce au prix de risques juridiques importants à la veille de la campagne des élections européennes (B).
A. Un instrument à destination des électeurs de la majorité
Le grand débat peut-il vraiment jouer la fonction classique de légitimation de l’action publique ? Dans l’absolu, il pourrait constituer un outil intéressant pour l’accompagner. La remontée des contributions permettrait à la majorité gouvernante de saisir l’impact des mesures sur le territoire et leur interprétation par les populations concernées. Les remontées concrètes du terrain représentent même une mine d’or pour les élus locaux et les parlementaires pour peu qu’ils veuillent bien s’en saisir pour innover ou amender les conclusions qui seront tirées par l’exécutif. Par ailleurs, en confrontant les participants à la complexité des politiques publiques, le processus favoriserait la prise de conscience de la complexité de certains choix exprimés et, paradoxalement, renforcerait la légitimité des institutions représentatives. Reste que, là encore, la légitimation dépend de la crédibilité du processus. Or, en partant du constat que le grand débat ne mobilise qu’une minorité de la population, il sera surtout une façon de s’adresser à ceux qui sont déjà convaincus par la politique menée et qui, par ricochet, peuvent croire aux vertus de ce débat. D’ailleurs, les participants réels au débat disposent de caractéristiques sociologiques proches de ceux de l’électorat de la République en Marche et du Modem. Or, ce n’est pas là une mince considération. L’électorat centriste se caractérise par la croyance que les idées qu’ils soutiennent ne peuvent faire l’objet de débat car elles sont marquées du sceau de la raison scientifique[14]. Le grand débat, en surmobilisant ces électeurs, pourrait les conforter en leur donnant le sentiment que leurs idées disposent par ailleurs d’une assise sociale large. Tendant à ses propres électeurs le miroir déformant du grand débat, la majorité gouvernante peut leur assurer qu’ils sont le « Peuple ».
B. Un risque juridique important pour la majorité
Le grand débat n’est donc ni vraiment un débat ni un instrument certain de légitimation de l’exécutif. Par ailleurs, il fragilise la régulation nécessaire de la prise de parole des gouvernants en démocratie. Ce problème est d’abord apparu sous l’angle des campagnes électorales. Puisque le grand débat conduit à promouvoir la politique gouvernementale, peut-il être assimilé à une campagne ? Pour qu’il y ait campagne, il faut juridiquement qu’il y ait élection. Or, la seule campagne qui pourrait être reconnue comme interférant avec le grand débat est la campagne des élections européennes. Les règles particulières du CSA en la matière commencent à s’appliquer six semaines avant la date du scrutin. Elles se voient renforcées avec le début de la campagne officielle qui ne commencera que « le deuxième lundi qui précède la date du scrutin »[15]. D’un point de vue juridique, on n’est donc pas fondé à considérer que l’aspect le plus médiatisé du grand débat, à savoir les interventions d’Emmanuel Macron, constitue une campagne. Elles ne doivent donc pas s’apprécier à la lumière des règles qui encadrent la prise de parole des groupements présentant une liste lors d’une campagne électorale.
En revanche, la médiatisation de ce temps de parole présidentiel s’inscrit dans le cadre juridique propre à la parole présidentielle[16]. Certaines de ces interventions sont décomptées du tiers du temps d’antenne dont dispose le gouvernement hors période de campagne. Mais est-ce suffisant pour atteindre « l’équilibre à rechercher entre les courants d’opinion politiques »[17] ? Depuis l’arrêt du 8 avril 2009 M. Malthus et M. Hollande[18], le Conseil d’État avait déduit du rôle assumé par le président « dans la définition des orientations politiques de la Nation » la nécessité d’encadrer ses prises de parole car « par principe et sans aucune distinction selon leur contenu et leur contexte » elles ne pouvaient plus toujours « être étrangères au débat politique national ». Dix ans plus tard, le Président s’illustre comme l’un des animateurs d’un Grand Débat National. Cette évolution interroge plus que le partage du temps de parole, l’équilibre des thèmes abordés. Dès lors que le grand débat monopolise l’agenda médiatique, les autres acteurs politiques se doivent de devenir les commentateurs d’une prestation présidentielle qu’ils subissent aux dépens des thèmes qu’ils souhaiteraient voir aborder.
De même, la concomitance avec le début de campagne pour les élections européennes pose la question du financement du Grand Débat. En effet, il est de jurisprudence constante qu’à l’instar des règles relatives au temps de parole, celles ayant trait à l’encadrement de la propagande et à son financement ne sont applicables que lors de la campagne officielle[19]. En tout état de cause, le Grand débat ne pourrait pas rigoureusement être qualifié de propagande électorale. En effet, ce n’est en rien l’État qui assure la retransmission des interventions d’Emmanuel Macron et ces dernières ne sont pas organisées en vue de la campagne des européennes même si elles pourraient aider la République En Marche à y recevoir des suffrages. Toutefois, l’organisation même des débats pourrait être considérée par la commission des comptes de campagne qui examine les comptes des formations jusqu’à un an avant la date du scrutin. Cette dernière a déjà eu à connaître d’une question similaire dans sa jurisprudence « Sarkozy », à l’occasion des présidentielles de 2012[20]. C’est en se fondant sur l’implication du mouvement politique, le public convié et les modalités de communication que la commission avait estimé qu’une intervention du Président Sarkozy pouvait être qualifiée de meeting électoral. La situation d’Emmanuel Macron n’est certes identique puisqu’il n’est pas candidat aux élections européennes et que les sujets qu’il traite ne sont pas qu’européens. Toutefois, l’importance des moyens déployés pourrait faire peser une lourde menace sur les comptes de la République en Marche dans le cadre d’une jurisprudence encore instable et en formation.
Au bout du compte, l’organisation du grand débat, expression de l’autonomie du gouvernement dans la conduite des politiques publiques, révèle donc les failles de nos représentations de la participation et de l’encadrement de la parole politique.
[1] Outre le « Grand débat national sur les nanotechnologies » (2009) ou le « Grand débat sur l’identité nationale (2009) », on pense aux nombreux débats publics organisés par la Commission Nationale du débat public depuis sa création, en 1995.
[2] Herbert Kitschelt, « Political Regime Change: Structure and Process-Driven Explanations? », The American Political Science Review, vol. 86, n° 4, 1992, pp. 1028-1034.
[3] C’est le pouvoir réglementaire autonome qui lui donne un fondement juridique par deux décrets n° 2019-23 du 14 janvier 2019 instituant une mission d’organisation et de coordination du grand débat national et n° 2019-61 du 31 janvier 2019 instituant un collège des garants du grand débat national.
[4] L. Blondiaux et S. Leveque, « La politique locale à l’épreuve de la démocratie. Les formes paradoxales de la démocratie participative dans le xxe arrondissement de Paris », in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale, L’Harmattan, 1999 ; Bacqué M.-H., Sintomer « Affiliations et désaffiliations en banlieue. Réflexions à partir des exemples de Saint-Denis et d’Aubervilliers, Revue française de sociologie, 2001, vol. 42, n°2, p. 217-249 ; Mazeaud A., Talpin J., « Participer pour quoi faire ? Esquisse d’une sociologie de l’engagement dans les budgets participatifs », Sociologie, vol. 1, n°3, 2010, p. 357-374.
[5] Gontcharoff Georges, La reprise en main de la politique par les citoyens ou la démocratie locale participative, Paris, Adels, 2001, p. 73-74 – Enquête IFOP
[7] L’ouverture d’une plate-forme numérique concurrente, celle du « Vrai Débat » par les gilets jaunes et administrée par la même civic tech – Cap collectif– exprime cette méfiance.
[8] Zémor P.,« Principes des démarches de concertation », Communication publique, 2004, n°79.
[9] Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, « Parler en public », Politix, 1995, vol. 31, p. 5-19.
[10] www.huffingtonpost.fr/2019/03/05/les-coulisses-de-la-synthese-du-grand-debat-avant-que-macron-fasse-son-tri_a_23684432/
[11] Morel B., « Les enseignements des expériences européennes du vote électronique », RFDC, 114, 2018, p. 371-394.
[12] Cour fédérale allemande, 2 BvC 3/07, 3 mars 2009.
[13] Chevallier J. , « Le débat public à l’épreuve. Le projet d’aéroport Notre-Dame des Landes », AJDA, 2013, p. 779
[14] https://www.nytimes.com/interactive/2018/05/23/opinion/international-world/centrists-democracy.html
[15] Article de la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants au Parlement européen.
[16] Décision du CSA, Grand débat national : comptabilisation des interventions du Président de la République , publié le 11 mars 2019, Assemblée plénière du 20 février 2019.
[17] Conseil d’Etat, 8 avril 2009 M. Malthus et M. Hollande
[18] Ibid
[19] Conseil d’Etat, 3ème et 8ème sous-sections réunies, 30-03-2009, n° 318085
[20] Commission nationale des comptes de campagne, décision du 19 décembre 2012.