Ce que le débat national nous dit de nos institutions politiques Par Jean-François Kerléo
Le grand débat national révèle une certaine manière d’agir en politique. A une expression citoyenne éclatée, démontrant l’affaiblissement historique des corps intermédiaires, a répondu un présidentialisme exacerbé qui s’est transformé en exercice d’auto-justification. Plus que jamais, le Parlement fut introuvable, incapable de s’approprier ce moment de démocratie discursive, voire bavarde. Or en s’effaçant de la scène politique, ces intermédiaires dans la relation entre le Président et le peuple n’ont pas su rationaliser ni contenir l’expression citoyenne, le grand débat national ayant paradoxalement renforcé tout à la fois la personnalisation du pouvoir et la virulence de sa contestation par les citoyens.
The “Great National Debate” reveals certain political manners. An exacerbated presidentialism which turned out to be an exercise of self-justification responded to a fragmented civic expression that manifested the historical weakness of intermediary bodies. More than ever, the Parliament was missing and proved unable to seize this democratic and discursive – or loquacious – moment. However, these intermediaries in the relationship between the President and the people retreated from the political scene and thus were not able to rationalize or contain civic expression. As a result, the “Great National Debate” paradoxically strengthened both the personalization of power and the hostility of its criticism among the citizenry.
Par Jean-François Kerléo, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université
Que nous dit le débat national de nos institutions ? Poser une telle question suppose de considérer, au préalable, la dimension politique du débat national, qu’il convient d’abord d’analyser avant de pouvoir saisir, ensuite, en quoi nos conceptions institutionnelles en seraient confirmées ou bouleversées. D’un point de vue formel et statistique, un tel événement ne peut pas être minimisé, au regard de la mobilisation citoyenne et du caractère inédit de la démarche. Ce débat national a d’ailleurs démontré la forte culture politique de la sphère sociale en France, et la pérennité d’une conscience citoyenne encore très vivace chez les individus.
Le débat national peut s’appréhender sous deux formes – horizontale et verticale – qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. D’un point de vue horizontal, le débat national se comprend comme une discussion collective entre les citoyens, répondant à ses propres règles de rencontre et de discussion, adaptées au public, au lieu et au contexte du débat en question. Certains débats se sont déroulés dans des salles communales, chez des particuliers ou dans des églises, et ont été organisés sous forme d’ateliers ou de discussions générales. Bref, l’horizontalité a laissé place à une grande imagination citoyenne qui a permis de rassembler, de manière originale, des personnes qui ne sont pas naturellement amenées à discuter entre elles au quotidien. Le débat national fut donc un moyen inédit de déployer la liberté d’expression de personnes souhaitant libérer leur propre parole et la rendre publique. De ce point de vue, ce procédé, atypique à une telle échelle nationale, de libération de la parole citoyenne a été en partie une réussite au regard du nombre de participants et de la soif d’expression individuelle.
Toutefois, la réussite peut être relativisée pour plusieurs raisons. D’une part, on sait que les participants ont appartenu en majorité à une classe d’âge assez homogène, les retraités, et que les jeunes sont restés plutôt indifférents à cet épisode démocratique. D’autre part, le manque de diversité s’est également ressenti du point de vue des classes sociales participantes, un certain pluralisme ayant là aussi été pris en défaut. En ce sens, le débat national a en partie souffert d’un certain entre-soi, les discussions s’étant déroulées entre des participants de mêmes âge, profil, lieu géographique et classe sociale. Les oppositions n’ont peut-être pas été aussi vives qu’elles auraient pu l’être, et les positions des uns et des autres n’ont sans doute pas évolué comme on le souhaite dans un débat où chacun participe aussi pour apprendre des autres. En ce sens, la question de la représentativité, qui a pourtant justifié en partie l’initiative du Président, est prise en défaut pas le débat national lui-même, qui ne reflète qu’une part très restreinte du peuple français. Au défaut de représentativité des gouvernants répond donc un défaut de représentativité des participants au débat national[1]. L’horizontalité du débat national est donc à la fois partielle et biaisée, rendant artificielle toute tentative de renouer un lien entre le peuple et ses représentants qui serait fondée sur l’idée de représentativité, car tel est bien l’objectif vertical de ce débat, aussi bien du point de vue des participants que du Président.
En effet, la dimension horizontale du débat n’est pas dénuée de caractère politique, et donc d’une part de verticalité. Le débat national a émergé de la volonté présidentielle, qui a initié cette mécanique discursive et en a défini les objets légitimes[2]. Une telle origine présidentielle est assez caractéristique de la culture étatiste française, et du présidentialisme de la Ve République. En somme, les institutions politiques cimentent la société civile dont l’existence comme l’expression politiques ne prennent corps qu’à travers une mise en mouvement par le pouvoir lui-même. Et la société civile réclame très souvent, pour s’exprimer ou agir, une reconnaissance formelle de sa propre parole par le pouvoir politique. Cette démarche de reconnaissance politique est, dans le contexte actuel, d’autant plus originale que les participants au débat national concluent très fréquemment par une remise en cause du politique dont ils réclament une diminution de l’omniprésence ou, dans le meilleur des cas, un interventionnisme plus efficace. Dès lors, l’horizontalité du débat n’échappe pas à une certaine verticalité ; c’est même cette verticalité qui structure l’horizontalité des débats, la rend possible et la légitime[3]. En ce sens, le débat national nous parle bien de nos propres institutions politiques et de leur rapport paradoxal avec les citoyens.
Que les démocraties participative, délibérative ou semi-directe n’aient de sens que dans leur rattachement au pouvoir politique, cela va de soi. Ces formes d’implication du citoyen se déroulent à l’intérieur d’un processus de décision politique plus général dans lequel prennent forme les opinions citoyennes d’une manière plus ou moins franche et directe. En effet, l’expression de cette opinion débouche sur un projet de loi ou vient directement nourrir la discussion des représentants en vue d’une réforme. On s’interroge, en revanche, sur l’objet du débat national qui ne s’incorpore pas à un processus de décision publique ou, de manière plus souple, à une procédure de délibération parlementaire. En somme, il s’agirait de développer une démocratie purement discursive qui libère une parole sans véritable objet ni effet. En ce sens, le débat national constitue, au moins pour le moment, un exercice de style, certes libérateur pour une partie des citoyens, mais qui ne se rattache à aucune catégorie habituelle d’expression citoyenne. Il n’est pas question de participer, ce qui exige une véritable procédure juridique et une prise de décision, ni de délibérer, la délibération exigeant de définir un objet et un but politiques, mais bel et bien de discuter (pour ne pas dire bavarder) entre soi. Et cette approche exclusivement discursive de cette procédure, on pourra se demander si elle n’est pas plutôt rhétorique, ne permettra en aucun cas d’établir un lien de cause à effet entre les positions citoyennes exprimées au cours du débat et une éventuelle réforme ou un projet de loi, hormis peut-être pour le cas particulier du référendum d’initiative citoyenne. Les opinions sont si nombreuses et peu structurées qu’il sera impossible de situer le débat national à l’intérieur d’une procédure conduisant à l’adoption d’une norme juridique ou, à l’inverse, trop facile pour le Président de rattacher une réforme à une opinion émise au cours du débat[4].
Dès lors, c’est à travers la dimension verticale du pouvoir qu’il convient de saisir le débat national. Non seulement il reflète le constitutionnalisme très particulier de la Ve République, mais il en souligne la radicalisation présidentialiste. Le débat national s’est matérialisé dans une relation entre le Président de la République et les citoyens, ce rapport étant tout autant souhaité par un chef de l’Etat, qui y a vu un moyen de restaurer une confiance citoyenne ou de se justifier publiquement, que par les citoyens, qui ont réclamé sa présence physique comme moyen de donner du sens à- voire de légitimer- la discussion à laquelle ils participaient. En ce sens, le débat national renoue avec une conception très présidentialiste dans laquelle le Président, seul à même de mobiliser l’expression citoyenne, établit un lien de représentation politique à travers la recherche d’une relation immédiate (même physique) avec la société civile. Si la présence du Président est requise, c’est parce que la parole citoyenne ne prétend avoir de sens que dans ce face-à-face avec le chef de l’Etat. Le Président, et lui seul, peut donc représenter les aspirations citoyennes. A lui d’entendre le grondement social et de relayer les attentes au sein des institutions politiques. Mais ce rôle de relais devient superflu, tant le Président semble concentrer l’action politique.
Il en ressort deux caractéristiques, particulièrement mises en relief dans le débat national, du présidentialisme actuel. D’une part, le Parlement est devenu introuvable. Si le fait majoritaire, si structurant sous la Ve République, a été mis à mal pendant le quinquennat précédant, expliquant en partie le profond bouleversement du paysage politique, l’actuel présidentialisme semble avoir anesthésié la chambre basse du Parlement[5]. La majorité n’est plus soudée par un phénomène majoritaire où la discussion se déployait dans le cadre du groupe ou du parti de la majorité, puisqu’il ne reste de l’Assemblée nationale qu’une opposition qui se (dé)bat contre elle-même. Le pouvoir présidentiel flotte au-dessus des institutions politiques, qui semblent devenues très encombrantes, voire des obstacles au réformisme frénétique. Se serait ainsi substituée à la délibération parlementaire, aujourd’hui assez terne, une relation discursive entre le peuple et le Président, qui laisserait à ce dernier un pouvoir de décision d’autant plus important qu’à l’effacement du Parlement répond une expression populaire inorganisée et éclatée. En effet, le Parlement semble hermétique ou étranger au débat national, renforçant l’antiparlementarisme des citoyens, qui n’y voient plus le lieu de la représentation. Et la fadeur des débats sans vote qui se sont tenus à l’Assemblée nationale, dans un hémicycle clairsemé, les 2 et 3 avril 2019 ne risque pas de changer pas la donne[6]. Le Président est donc seul en scène.
On peut toutefois relever l’exception du Sénat (resté indifférent au Grand débat), le rôle de contre-pouvoir qu’il s’est d’ailleurs assigné lui valant le privilège de se retrouver en ligne de mire du Président, lequel semble désormais chercher, notamment via le débat national, un assentiment populaire à sa limitation, si ce n’est sa suppression. Etrangement, l’affrontement entre un Président qui cherche le lien direct avec le peuple et un Sénat, dont le maintien est en jeu, jouant un rôle de contre-pouvoir, renvoie à la présidence gaullienne qui s’est d’ailleurs achevée en 1969 sur la réforme manquée de la chambre haute. Dommage alors que les accents gaulliens du présidentialisme actuel ne soient pas assortis d’une responsabilité politique du chef de l’Etat. Toujours est-il que, même sous la présidence de De Gaulle, la discussion parlementaire semblait plus nourrie. Le constitutionnalisme de la Ve République, qui a taillé au Président un costume d’homme Providentiel[7], répond-il encore aux évolutions de la société actuelle dans laquelle le pluralisme croissant de l’expression citoyenne ainsi que les moyens d’information et de communication nourrissent une critique en continu du politique ? Le régime constitutionnel produit une extrême personnalisation du pouvoir politique à travers le Président qui se marie mal avec un système de défiance généralisée qui semble aujourd’hui inexorable[8]. Face à ces évolutions, un régime politique peut-il encore focaliser les attentes citoyennes et concentrer la parole politique sur un seul homme ? Le débat national semble démontrer les risques de cette personnalisation-concentration de l’organisation politique.
De ce point de vue, le débat national va au-delà du simple reflet du présidentialisme de la Ve République qui, sous le quinquennat actuel, semble avoir liquidé tous les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs[9]. Il ne reste qu’un rapport, faussement immédiat, entre le Président et une société atomisée. A l’atonisme parlementaire, qui s’explique par la dissolution de la logique des partis, répond l’incapacité des syndicats et autres corps intermédiaires à structurer l’expression de l’individualisme social. Or, le présidentialisme se renforce à mesure que les modes de rationalisation et les relais de l’opinion publique que constituent les corps intermédiaires se trouvent discrédités, puis se décomposent. Au-delà de ces organismes intermédiaires entre société et pouvoir, ce sont les institutions politiques qui sont déconsidérées par le pouvoir présidentiel, à l’instar du Parlement dont il faut réduire la voilure (réduction du nombre de députés et sénateurs) et des collectivités territoriales, le Président trouvant un écho d’autant plus important au sein de la société civile qu’aucun contre-pouvoir n’est en mesure de rationaliser et de contenir le mécontentement social, par ailleurs justifié. En somme, une même logique est à l’œuvre dans le débat national et la future révision constitutionnelle, fondée sur la volonté de liquider en partie le politique.
Paradoxalement, alors que l’horizontalité du débat national, qui devrait principalement relever d’une dimension sociale, cherche à politiser la discussion par un face-à-face avec le pouvoir, la verticalité du débat qui en ressort pousse à déstructurer la parole citoyenne et, en ce sens, à en éliminer le caractère politique. En somme, en attendant un hypothétique effet du débat national, on peut soutenir que celui-ci constitue une forme de décomposition politique en même temps qu’une présidentialisation quasi illimitée du pouvoir. Alors que l’horizontalité, l’approche sociale du débat, prend appui sur la verticalité du débat (le politique), cette verticalité tente de dissoudre le politique à l’intérieur d’une société d’autant plus désunie que, dans la culture française, c’est bel et bien le politique qui unifie entre eux les individus.
[1] Pour des développements fouillés sur la représentativité du débat national, v. le récent billet de M. Fleury, B. Moral, « Le Grand débat, vrai symptôme et fausse solution au malaise démocratique », 3 avril 2019, blog Jus Politicum.
[2] V. la lettre du Président de la République du 13 janvier 2019 lançant le grand débat national.
[3] Il est, en ce sens, très éclairant de relire les propos du collège des garants du Grand débat national, composé de cinq personnalités, qui a souligné dans un de ses quatre communiqués de presse (celui du 14 février 2019) un problème d’impartialité résultant de l’omniprésence présidentielle dans les discussions publiques : « Le grand débat national est à l’initiative du Président de la République et mis en œuvre par le Gouvernement. Si dans la phase de lancement de cette démarche inédite, la participation du chef de l’Etat et de ministres à des débats locaux a certainement contribué à créer une dynamique, le Collège des garants attire l’attention sur le fait que ces interventions sont désormais susceptibles de perturber la poursuite d’un débat neutre et impartial ».
[4] Il est à noter que la chambre basse a créé, le 23 mars 2019, un hackathon ayant pour objet de réfléchir aux outils de traitement des contributions au débat national. Sept projets ont été retenus pour réfléchir à une classification et une diffusion des informations émises au cours des différentes phases du débat qui soient autrement plus accessible que la mise en ligne à l’état brut sur le site internet du grand débat. Si elle ne répond pas au fond des problèmes soulevés par les citoyens, cette initiative s’avère néanmoins intéressante pour que chacun puisse prendre connaissance, dans une optique horizontale comme verticale du débat, des opinions émises par les uns et les autres au cours des discussions entre citoyens. Pour s’assurer de la prise en compte des opinions émises par les pouvoirs publics, encore faut-il être mis en mesure de les connaître.
[5] J. Benetti, Droit parlementaire et fait majoritaire à l’Assemblée nationale sous la Ve République, Thèse dactyl., Université Paris 1, 2004 ; « L’impact du fait majoritaire sur la nature du régime », LPA, no 138, 10 juillet 2008, pp. 20-25 ; J.F. Kerléo, « Le fait majoritaire, chronique d’une mort annoncée ? », Jus Politicum 18, Juillet 2017, pp. 337-354.
[6] En réponse aux opinions exprimées par les citoyens, l’Assemblée nationale n’a rien trouvé de plus original que de débattre, entre groupes politiques, sur les enseignements à tirer du débat national, les 2 et 3 avril 2019. Quatre débats sans vote doivent avoir lieu, reprenant les thématiques du Grand débat définies par le Président, à savoir la transition écologique, la fiscalité et les dépenses publiques, la démocratie et la citoyenneté ainsi que l’organisation de l’État et des services publics. Ces débats sur le débat, au cours desquels les postures des uns et des autres se sont stérilement réaffirmées (entre les boycotteurs, les inlassables opposants, et les défenseurs un peu faiblards de la démarche présidentielle), représentent une réaction sans grand éclat des parlementaires aux revendications citoyennes. Notons, par ailleurs, que le 9 avril, les députés auront l’honneur d’entendre une déclaration du Gouvernement relative au débat national, qui sera suivie d’un débat où l’on ne doute pas que les discussions partisanes donneront lieu à des réponses très pertinentes à la gronde populaire du pays.
[7] J. Garrigues, Les Hommes providentiels. Histoire d’une fascination française, Seuil, Paris, 2012.
[8] Sur la personnalisation du pouvoir depuis les années 1960, A. Mabileau, « La personnalisation du Pouvoir dans les gouvernements démocratiques », RFSP, 1960, 10-1, pp. 39-65, et à la suite de cet article, la publication du colloque La personnalisation du pouvoir, L. Hamon, A. Mabileau (dir.), PUF, Paris, 1964.
[9] J.F. Kerléo, « Présidentialisme et corps intermédiaires », Revue Esprit, 22 février 2019 (en ligne).