Remarques sur le référendum d’initiative parlementaire et sur les arguments de ceux qui ont voulu en bloquer la procédure Par Olivier Beaud
La première utilisation du référendum d’initiative partagée, à propos du statut des Aéroports de Paris, a donné lieu à une controverse constitutionnelle qui ne peut qu’intriguer et donc intéresser l’observateur du droit constitutionnel et donc les lecteurs de ce Blog.
Rappelons que, le 10 avril 2019, des parlementaires, en nombre suffisant, ont déposé une proposition de loi parlementaire « visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris » dans le cadre de la procédure du référendum d’initiative parlementaire tel qu’elle est prévue par les dispositions de l’article 11, issues de la révision de 2008. Il s’agit d’une nouvelle forme de référendum sous la Ve, qui n’avait jamais été appliquée, mais qui le fut en réaction à la loi « Pacte » (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), contenant des dispositions prévoyant la future privatisation des ADP ; Une minorité de parlementaires, transcendant la frontière entre la gauche et la droite, a contre-attaqué en déposant cette proposition de loi dont l’objet explicite est de procéder à la nationalisation des ADP, en se fondant sur le 9èmealinéa du Préambule de la constitution de 1946. Deux procédures très différentes étaient désormais enchevêtrées, opposant deux sortes de législateur ordinaire, le Parlement et le législateur extraordinaire qui est celui prévu dans le cas d’un RIP.
Sur le fondement de l’article 45-2 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958, le Conseil constitutionnel est compétent pour contrôler la régularité de ce processus de déclenchement du RIP. Aux termes de cet article 45-2, introduit par l’article 2 de la loi organique du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 (il a fallu cinq ans pour l’édicter..), il est compétent pour contrôler s’il y a bien un cinquième des membres du Parlement qui ont présenté une telle proposition, si les dispositions de cette proposition de loi ne sont pas contraires à la Constitution et, surtout – pour ce qui concerne notre affaire – si « son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l’article 11 de la Constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel ». Dans sa décision du 9 mai 2019, le Conseil constitutionnel inaugurait son contrôle du déclenchement parlementaire de la procédure du RIP— nécessitant d’ailleurs un nouvel acronyme pour l’identifier (décision n° 2019-1 RIP). Sur le fond, il a considéré que toutes les règles de forme et de fond avaient été respectées par la proposition de loi parlementaire. D’abord, la règle de forme selon laquelle la proposition de loi a été présentée doit être signée par au moins un cinquième des membres du Parlement à la date d’enregistrement de la saisine du Conseil. Ensuite, les règles de fond le sont aussi dans la mesure où d’abord, selon le Conseil, l’objet de ce référendum d’initiative parlementaire entrait dans l’un des objets mentionnés au premier alinéa de l’article 11 de la Constitution puisqu’il portait sur la politique économique de la nation et les services publics qui y concourent. Ensuite, et c’est le point délicat de la controverse constitutionnelle, « à la date d’enregistrement de la saisine », cette proposition de loi « n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ». Enfin, sur le fond, le Conseil constitutionnel reconnait au législateur un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si telle activité relève des conditions de la nationalisation fixées par le Préambule de 1946 (monopole de fait ou service public national).
A lire une telle décision, on a l’impression que cette procédure du RIP ne semblait guère poser de véritable problème constitutionnel. C’est tout le mérite de la tribune des professeurs Duhamel et Molfessis parue dans Le Monde du 12 mai 2019 de démontrer qu’il n’en était rien. Le titre de l’article « avec le RIP, le Conseil constitutionnel joue avec le feu »[1] est un peu alarmant. Mais les deux professeurs ont soulevé le principal problème d’ordre constitutionnel causé en l’espèce par cette première utilisation de la procédure du référendum d’initiative parlementaire. En effet, dans son article 11, le législateur constitutionnel de 2008 avait fixé une condition négative : une telle proposition de loi « ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ». Or, nos deux auteurs critiquent la décision du Conseil constitutionnel en estimant que celle-ci n’a pas su voir dans ce recours au RIP un « détournement de la procédure référendaire » qui résulterait de ce que « les partisans du RIP revendiquent expressément de faire échec à la loi ». En d’autres termes, en proposant de nationaliser les ADP, les auteurs de la proposition de loi parlementaire veulent remettre en cause la privatisation voulue par la loi « Pacte ». Logique, apparemment. Ils considèrent qu’une telle démarche, reviendrait à méconnaître « l’esprit même de l’article 11 de la Constitution » et qu’en ignorant cette manœuvre (faire dans l’année suivant l’adoption d’une loi « X » un référendum abrogeant la loi « X »), le Conseil constitutionnel aurait commis une « faute juridique ».
Mais ce n’est pas tout car selon eux, le Conseil aurait fait encore pire : il aurait aussi commis une « faute politique » en déclarant constitutionnellement « recevable » (les guillemets s’imposent) une telle initiative parlementaire puisqu’elle aboutirait à paralyser le Parlement. « Le Conseil constitutionnel – écrivent-ils – donne cours, ici, à une opposition des deux expressions de la souveraineté nationale que sont le vote des représentants du peuple et le référendum. Au risque de dépôts, demain, de propositions de loi référendaire pendant que le Parlement légifère sur des textes qui déplairaient à une minorité ». Tel serait selon eux à la fois le « problème démocratique » et « le risque pour la démocratie représentative ». En effet, chaque loi adoptée serait désormais suspendue à cette épée de Damoclès de l’initiative d’un RIP qui pourrait à tout instant la remettre en question. La minorité parlementaire pourrait mettre en échec la majorité parlementaire, et c’est d’ailleurs un peu ce qui s’est passé dans cette affaire des ADP puisque l’éventuelle application de cette loi, désormais promulguée, est reportée d’au moins quinze mois. Avoir laissé cautionner une telle manœuvre expose le Conseil constitutionnel au reproche de nos deux auteurs d’avoir succombé à un « légalisme à courte vue ».
Une telle tribune n’a pas manqué de susciter le lendemain, dans le même journal une réaction sous forme d’un article rédigé par Paul Cassia et Patrick Weil dont le titre se suffit à lui-même: « le Conseil constitutionnel n’a commis ni faute juridique, ni faute politique »[2]. Plus récemment, Denis Baranger a, dans un entretien au Point[3], justifié cette coexistence de deux procédures législatives et le recours au RIP qui est un moyen donné au peuple, ou à une fraction du peuple, de s’exprimer. La controverse s’est enrichie d’un nouvel épisode, à savoir la déclaration globale de conformité de la loi « Pacte » à la constitution de sorte que la privatisation des ADP voulue par le législateur pourrait entrer en vigueur si le RIP n’aboutissait pas.
I – La première salve contre le RIP : l’invocation d’un détournement de procédure
Comme souvent, dans une controverse juridique, les arguments de chaque partie méritent d’être pris en considération et il est difficile de prétendre qu’une partie a entièrement tort et l’autre raison. Il est évident par exemple que les auteurs de la proposition de loi parlementaire (donc du RIP) ont « instrumentalisé » la constitution en mobilisant cet article 11 pour faire échec à la loi Pacte ayant pour objet partiel de privatiser les Aéroports de Paris. Mais une telle instrumentalisation est-elle nécessairement inconstitutionnelle ? On peut en douter et c’est ce qu’on voudrait démontrer. Autrement dit, cette controverse permet de relever quelques problèmes inhérents à toute interprétation constitutionnelle.
A notre humble avis, on pourrait s’épargner les délices de la controverse juridique si l’on se bornait à constater tout simplement que le problème est né d’une mauvaise écriture de la Constitution. En effet, si l’on suit la lettre de la constitution, il est évident que le Conseil constitutionnel ne pouvait faire autrement que de déclarer remplie la condition relative à l’interdiction du référendum abrogatoire, l’année suivant la promulgation d’une loi. Le texte de l’article 11 dispose que la « loi doit avoir été promulguée ». Or, au moment où il statue, le 9 mai 2019, le Conseil se trouve devant une proposition de loi parlementaire dont il doit examiner la constitutionnalité à la date où la saisine est enregistrée. A ce moment, la loi « Pacte », à laquelle il s’oppose, n’est pas encore adoptée, et donc la constitutionnalité n’a pas encore été examinée par lui. Il en résulte, évidemment, que, en « droit strict », cette loi n’est pas « promulguée », ni adoptée. C’est ce que constatent MM. Cassia et Weil dans leur article. MM. Duhamel et Molfessis connaissent évidemment cet obstacle, mais ils croient le surmonter en reprochant au Conseil constitutionnel d’avoir eu une « lecture étriquée », comme on dit de quelqu’un qu’il a un esprit étriqué, donc borné. En réalité, le Conseil constitutionnel s’est livré à une interprétation « littérale » de la Constitution, ce qui est souvent le cas, quand on doit traiter de conditions de procédure. Que le veuillent ou non MM. Duhamel et Molfessis, une disposition de loi « adoptée » ou en passe d’être adoptée (comme elle l’était au moment de l’enregistrement de la saisine) n’est pas une disposition de loi « promulguée ». Les mots ont un sens en droit et ce n’est pas la faute du Conseil constitutionnel si le législateur constitutionnel de 2008 a utilisé l’adjectif de « promulguée ». Si ce dernier avait, en 2018, voulu empêcher un détournement référendaire, il aurait fallu rédiger autrement le texte. Ce n’est pas au Conseil constitutionnel de « réécrire » la constitution.
En outre, il est toujours dangereux – comme ils le font – d’en appeler à « l’esprit de la constitution » contre sa lettre, surtout en l’occurrence lorsque la lettre est claire. N’auraient-ils pas, avant d’invoquer ce prétendu esprit, méditer ce qu’avait dit Robert Badinter, contrant son rapporteur, au Conseil constitutionnel qui avait évoqué « l’esprit des institutions » à propos du contrôle des lois référendaires. Il l’avait sèchement interrompu en plein milieu de la lecture de son rapport en lui disant : « nous ne faisons pas tourner les tables constitutionnelles » [4] pour rechercher un prétendu esprit de la Constitution.
Par ailleurs, en se laissant aller à critiquer le Conseil constitutionnel pour sa « faute politique » nos deux professeurs oublient au moins deux choses. D’une part, l’article 3 de la constitution française dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Cela signifie que les deux modes d’exercice de cette souveraineté sont au minimum à égalité, et qu’aucun des deux donc ne prévaut sur l’autre, et si l’on devait parler de prévalence, ce serait plus dans le sens inverse, la composante démocratique l’emportant sur la composante représentative. Il est, en outre, paradoxal de reprocher au Conseil constitutionnel d’avoir laissé « cours, ici, à une opposition des deux expressions de la souveraineté nationale que sont le vote des représentants du peuple et le référendum » car il n’est pas à l’origine de cette coexistence de plusieurs législateurs qui remonte d’ailleurs à la Constitution de 1958. Il convient, en outre, d’ajouter que dans ses décisions de 1962, 1992 et 2014 (n° 2014-392 QPC) sur les lois référendaires, le Conseil constitutionnel a implicitement mais nécessairement estimé que l’expression directe de la souveraineté l’emportait d’une certaine manière sur l’expression parlementaire puisqu’elle ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.
D’autre part, la tribune de MM. Duhamel et Molfessis est surdéterminée par une rhétorique hostile à l’expression directe du peuple et par une défense, un peu irréaliste et anachronique, de la suprématie parlementaire inhérente à la démocratie représentative. Quand on interprète la Constitution, on l’interprète nécessairement en fonction des circonstances si l’on veut qu’elle soit aussi une « constitution vivante » et non un fossile juridique. Le mouvement des gilets jaunes et tout ce qu’il charrie avec lui doivent être pris en considération, y compris par le juriste qui interprète la constitution. La revendication du référendum d’initiative citoyenne n’est pas complètement illégitime[5]. C’est donc au regard de ces considérations que l’on doit apprécier – forcément – la première activation de la procédure actuelle du référendum d’initiative parlementaire qui avait pourtant été élaborée pour qu’elle ne s’applique jamais ou presque….
Comme la constitution de 1958 repose sur un double perception de la démocratie – représentative et participative (on disait plébiscitaire sous de Gaulle)[6]—, on ne voit rien d’illogique et a fortiori d’inconstitutionnel à ce que les parlementaires d’opposition tentent de reprendre la main en donnant la parole au peuple pour y trouver une autre forme d’opposition à la majorité présidentielle. Cela déplaît aux professeurs Duhamel et Molfessis, mais c’est une question de goût politique et non pas d’art constitutionnel. Il nous semble que le Conseil constitutionnel a plutôt fait preuve non pas d’un aveuglement légaliste, mais d’une certaine lucidité sur la façon d’interpréter la constitution en période de tempête. Que la fertile imagination de certains parlementaires ait permis de débloquer, pour l’instant, ce verrou, est donc un pied de nez aux inventeurs de cette usine à gaz institutionnelle (le RIP), qui fut conçue pour ne pas fonctionner.
II – La seconde salve : contrôler a posteriori la régularité d’un RIP à l’occasion du contrôle a priori de la loi auquel le RIP veut s’opposer !…
L’article de presse des professeurs Duhamel et Molfessis se termine par un appel au Conseil constitutionnel pour qu’il corrige dans sa décision à venir sur la loi « Pacte » ce qu’il n’a pas su faire dans sa première décision du 9 mai « Le Conseil doit affirmer, dans sa décision à venir sur la loi Pacte, que sa promulgation rendra caduque la procédure référendaire, dont le seul objet est de s’y opposer. Cette fois tant l’esprit que la lettre de l’article 11 le justifient. C’est la condition pour que les équilibres constitutionnels et avec eux les fondements de notre démocratie représentative soient préservés ». Cette hypothèse est — heureux hasard — relayée par le Secrétaire général du Gouvernement (SGG) qui envoie le 13 mai 2019 des « observations complémentaires du Gouvernement »[7] sur la loi « Pacte » dont l’unique objet est d’inviter le Conseil constitutionnel à déclarer caduque la procédure du RIP. En d’autres termes, il est soutenu qu’une éventuelle déclaration de conformité de la loi « Pacte » à la Constitution devrait impliquer l’arrêt de la procédure du RIP. Le lecteur un peu attentif constate à la lecture de ce mémoire une convergence entre les moyens invoqués par le SGG et la tribune des professeurs, convergence déjà apparente lorsqu’on examine de près le mémoire du SGG en date du 23 avril relatif à la procédure du RIP[8].
Il faut, pour comprendre cette ultime arme procédurale brandie par les deux professeurs et le SGG, rappeler que la loi « Pacte » adoptée par le Parlement le 11 avril 2019 a fait l’objet d’une saisine directe par des parlementaires de l’opposition. Tout se passe comme si le Gouvernement, dont les arguments ont été rejetés par le Conseil constitutionnel, le 9 mai 2019, voulait obtenir une sorte de revanche en utilisant la saisine de la loi « Pacte » pour tenter d’arrêter une nouvelle fois la procédure du RIP. Pour arriver à une telle conclusion, le SGG, dans ses observations complémentaires, se livre à de la haute voltige juridique. Essayons de le suivre dans ses sauts périlleux ou autres loopings argumentatifs.
Ses observations complémentaires continuent à méconnaître l’obstacle initial sur lequel bute toute entreprise visant à bloquer ce RIP. La Constitution fixe le point de départ du délai à partir duquel court l’impossibilité d’entamer une procédure de référendum abrogatoire, à la promulgation de la loi. Or, il n’y a pas de différence entre les deux cas des décisions du 9 mai et du 16 mai ; dans le premier cas, la loi « Pacte » n’avait pas même été adoptée au moment de l’enregistrement de la saisine, et dans le second, elle était enfin adoptée, mais il fallait encore la déclarer conforme à la Constitution pour la rendre « promulgable ». Mais dans ces deux cas, elle n’avait pas été « promulguée ». Le SGG n’a donc aucune raison de prétendre dans ce mémoire complémentaire que « toute autre est la situation créée par la déclaration de conformité à venir » (p.2). Celle-ci donne certes une obligation au président de la République de la promulguer. Mais une loi déclarée conforme à la constitution n’est pas encore « promulguée ». C’est ce qu’on apprend à nos étudiants en droit de première année.
Mais il y a plus grave et plus problématique dans le raisonnement du SGG qui adopte dans ce mémoire une conception très extensive de l’office du Conseil constitutionnel pour tenter de bloquer la poursuite du RIP. En effet, c’est en s’appuyant sur la jurisprudence Hauchemaille (déjà présente dans le mémoire du 23 avril 2019) que le mémoire complémentaire du 13 mai 2019 estime que le Conseil constitutionnel serait compétent, soit à l’occasion de son contrôle de régularité de la procédure déclenchant le RIP, soit à l’occasion du contrôle normal de constitutionnalité par saisine directe d’une loi portant sur un autre objet, la loi Pacte, pour déclarer qu’il n’y aurait pas lieu à poursuivre la procédure du RIP. Si l’on devait croire le SGG, il faudrait d’abord admettre que « c’est la mission particulière de contrôle des référendums confiés au Conseil constitutionnel comme son rôle général pour faire respecter les dispositions constitutionnelles relatives à chaque institution que d’interdire de tels détournements contraires à la Constitution. » (mémoire du 9 mai p.3). Mais dans le second mémoire, il va encore plus loin dans la façon dont il faudrait, selon lui, concevoir l’office du Conseil constitutionnel. Il part de la double mission du Conseil constitutionnel qui est, d’une part, sa « mission générale de contrôle de la régularité des opérations référendaires » — résultant des décisions Hauchemaille, et de Larrouturou du 25 juillet et 23 août 2000 – et, d’autre part, son devoir de contrôler les opérations de recueil des soutiens à une proposition de loi (art 45-4 de l’ord. N° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel). Au titre de la première mission générale, le Conseil constitutionnel serait compétent pour statuer contre les recours dirigés contre les actes préparatoires aux référendums ». Jusque-là, il n’y a rien de singulier car c’est un pur rappel du droit positif.
La suite est plus surprenante car elle porte sur les conséquences qu’il faudrait tirer de ce droit positif : « Ces mêmes considérations doivent le conduire à considérer qu’il entre dans son office de contrôle de la conformité des lois à la Constitution de s’assurer que les initiatives référendaires préalablement engagées ne se heurtent pas à l’interdiction, résultant du 3e alinéa de l’article 11 de la Constitution, d’avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative qui lui est déférée dans ce cadre et don il constate qu’elle n’est pas contraire à la Constitution. » (Obs. complémentaire, du 13 mai, p.2). Cette expression « doivent » ne laisse pas de surprendre. Pourquoi le contrôle des actes préparatoires que le Conseil constitutionnel s’est auto-attribué à l’occasion du contentieux des opérations référendaires, pourrait-il fonder un contrôle de la régularité d’un RIP à l’occasion du contrôle de la loi effectué sur saisine directe prévue par l’article 62 C ? En effet la décision Hauchemaille porte sur la compétence juridictionnelle, exceptionnelle, du Conseil pour contrôler principalement les décrets relatifs à la convocation, à l’organisation et à la campagne du référendum. Elle ne peut donc pas, à elle seule, fonder un tel contrôle incident. Mais le SGG poursuit sa démonstration en recourant à un autre raisonnement par analogie encore plus périlleux. Il invoque l’existence du contrôle par voie d’exception des lois déjà promulguées, affirmée dans la décision sur l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie (n° 85-187 DC du 25 janvier 1985) et il en déduit la chose suivante pour l’office du Conseil constitutionnel : « De même (..), il lui appartient dans le cadre de la procédure de l’article 61 de la Constitution de se prononcer sur la validité des initiatives référendaires dont la portée, au regard de la règle fixée au 3ealinéa de l’article 11 de la Constitution, est modifiée par la loi dont il est saisi. » (p .2).
Un tel raisonnement revient donc à prétendre que le Conseil constitutionnel pourrait ainsi, au titre de l’article 61 C, revenir sur l’appréciation de la régularité de la procédure lancée au titre des dispositions de l’article 11 C relatives au RIP. Passons sur le fait qu’on imagine mal le Conseil se déjuger en l’espace d’une semaine et revenir sur ce qu’il a considéré comme « constitutionnel » dans sa décision du 9 mai 2019. Mais du point de vue du raisonnement juridique, ce n’est plus de l’interprétation constitutionnelle que fait le SGG, mais une sorte de « divination » : il fait dire à la Constitution ce qu’il veut qu’elle dise, mais en oubliant quand même quelques éléments fondamentaux sur la nature de la compétence du Conseil constitutionnel. Faut-il lui rappeler que, aux termes de Constitution, le Conseil constitutionnel a une compétence d’attribution et qu’il ne peut pas comme cela étendre son office à son bon plaisir ? Faut-il également lui rappeler que c’est au nom de ce principe d’une compétence restreinte du Conseil que ce dernier a, en 1962, refusé de contrôler les lois référendaires ?
En outre, il faut revenir au cas d’espèce qui est celui du RIP. Il convient d’observer que, dans ce mémoire complémentaire, le SGG crée une confusion entre trois titres de compétence différents du Conseil constitutionnel : le contentieux de régularité des opérations référendaires, au sens de l’article 60 – avec son extension de la jurisprudence Hautemaille dont on a vu qu’elle avait une portée limitée ; ensuite, il y a le contentieux spécial et nouveau du contrôle de régularité d’un référendum d’initiative parlementaire (art. 11 nouveau), sachant que cela déborde le seul cadre des opérations référendaires en pouvant se situer bien en amont puisque cela peut s’apparenter à un contrôle de « recevabilité » de l’initiative parlementaire ; enfin, il y a le contrôle normal, classique, de l’article 61C par saisine directe, qui a été ici complété par cette jurisprudence Nouvelle Calédonie. Ce sont trois contrôles différents, ayant leur autonomie propre, leurs raisons et règles propres. Dans son mémoire, le SGG mélange les trois, comme au jeu de bonneteau, et sort de son chapeau cette aberration juridique qu’est ce contrôle de régularité de la procédure du RIP par voie d’exception à l’occasion d’un contrôle a priori d’une loi (loi Pacte) effectué sur le fondement de l’article 61. Une telle extension de l’office du Conseil constitutionnel fait un peu frémir le juriste car elle fait bon marché de la Constitution et de l’autonomie des voies de saisine du Conseil constitutionnel.
Par ailleurs, le SGG reprend dans ses observations complémentaires relatives à la saisine de la loi « Pacte », la thèse selon laquelle l’interdiction procédurale de déposer une initiative parlementaire dans un délai d’une année suivant la promulgation de la loi signifierait que « le Constituant a veillé par cette disposition à ce ne puissent pas s’opposer les expressions de la souveraineté nationale, par les représentants du peuple, d’une part, par la voie du référendum d’autre part ». Mais ici encore, cette formulation prête à confusion : le législateur constitutionnel s’est contenté d’interdire le dépôt d’une proposition de loi destinée à adopter un RIP pendant une seule année, mais cela n’interdit pas du tout la possibilité d’un référendum abrogatoire après un an. Autrement dit, l’article 11 de la Constitution, tel qu’il a été modifié en 2008, n’a pas voulu hiérarchiser au profit du Parlement l’expression de la souveraineté nationale au détriment de l’expression directe de la souveraineté nationale. Il s’agit d’une interdiction, non pas du principe du référendum abrogatoire, mais d’une interdiction purement temporaire, pendant la durée d’un an, ce qui change tout.
On était assez curieux de savoir comment le Conseil constitutionnel allait répondre à ces observations complémentaires. On peut dire qu’il y a répondu de manière indirecte en les traitant un peu par le mépris. C’est en tout cas ce qu’on peut déduire du dernier paragraphe de sa décision, et qu’on aurait toujours envie d’appeler « considérant-balais » : « Le Conseil constitutionnel n’a soulevé d’office aucune autre question de conformité à la Constitution et ne s’est donc pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision ». C’est bien une réponse, indirecte, aux observations complémentaires du SGG qui, pour le coup, demandaient à ce que le Conseil examine de nouveau la constitutionnalité des dispositions de la proposition de loi référendaire. C’est donc une sèche fin de non-recevoir que le Conseil adresse au SGG en lui faisant comprendre que ses griefs sont inopérants. Une fois de plus, le Conseil a ici refusé d’élargir son office. Pour lui, ces observations complémentaires ne méritent pas plus que ce « considérant-balais » et on en a la preuve quand on lit le communiqué de presse qui ne mentionne même pas cette « hypothèse » soulevée par les deux professeurs et relayée par le SGG (à moins que ce ne soit l’inverse).
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Pour conclure ce bref commentaire, on voudrait revenir sur l’accusation lancée par les deux professeurs à l’endroit du Conseil constitutionnel selon laquelle il aurait commis « une faute politique » en ne s’opposant pas à la procédure du RIP qui, selon eux, menacerait la démocratie représentative. L’expression est quand même assez étonnante de la part de professeurs de droit qui vont jusqu’à émettre ouvertement et publiquement des jugements de valeur politiques pour critiquer une décision du Conseil constitutionnel. On sait bien que de tels jugements de valeur politique existent en droit, et notamment en droit constitutionnel, mais ils sont le plus souvent implicites ou présupposés. A ce propos, comment ne peut-on pas adhérer aux propos critiques de Rémy Libchaber à l’endroit d’une partie de la doctrine privatiste : « sous couvert de la plus parfaite objectivité technique, les juristes prennent le risque d’un subjectivisme d’autant plus délétère qu’il ne s’avoue pas. Car l’idéologie parle à travers chacun de nous, si bien qu’on n’en repère l’influence que chez les autres, quand chacun croit exprimer sa pensée propre en toute transparence. Pourtant, la neutralité axiologique de la doctrine, patiemment conquise, peut et doit encore nous apparaître comme une valeur positive à laquelle il faut continuer de ménager une place »[9]. Cette remarque vaut donc a fortiori quand, comme dans le cas présent, les auteurs de doctrine revendiquent ouvertement leur subjectivité en dénonçant une « faute politique » du Conseil constitutionnel. Ils adoptent alors une position difficile à tenir, du moins tant qu’on prétend faire œuvre doctrinale au sens courant du terme.
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas
[1] Le Monde du 15 mai 2019.
[2] Le Monde du 16 mai 2019.
[3] ADP : « Notre Constitution démocratique donne au peuple la possibilité de s’exprimer . Le Point du 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/editos-du-point/laurence-neuer/adp-notre-constitution-democratique-donne-au-peuple-la-possibilite-de-s-exprimer-16-05-2019-2313090_56.php#xtor=CS2-239
[4] Compte-rendu de la délibération du CC du 23 septembre 1992, p. 19. Cité par O. Beaud, « Le Conseil constitutionnel sur la souveraineté et ses approximations », in Le Conseil constitutionnel et les diverses branches du droit, Jus Politicum, Volume X – 2019, p. 185.
[5] Voir Jean-Marie Denquin, « Faut-il craindre le référendum d’initiative citoyenne ? » in Commentaire, n° 166, été 2019 (à paraître).
[6] Voir le billet de Bruno Daugeron, « Le référendum d’initiative citoyenne. Enfin ? Blog de Jus Politicum du 18 déc. 2018 (http://blog.juspoliticum.com/2018/12/29/le-referendum-dinitiative-citoyenne-enfin-par-bruno-daugeron/]
[7] https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2019781dc/2019781dc_obscomp.pdf
[8] Observations du gouvernement, en date du 23 avril 2019 [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/20191rip/20191rip_observations.pdf]
[9] « Une doctrine politique » in Etudes à la mémoire de Philippe Neau-Leduc, Le juriste dans la Cité, Paris, LGDJ, 2018, p. 601.
Crédit photo: Flickr, Can Pac Swire, CC. by 2.0, aucune modification