La justice universitaire mise sous la tutelle du Conseil d’Etat. Le coup de grâce donné au principe constitutionnel d’indépendance des universitaires 2/2 Par Olivier Beaud
III – La lutte contre les « violences sexuelles et sexiste » : un prétexte pour modifier la justice universitaire
On pourrait s’étonner que dans un blog de droit constitutionnel, on puisse disserter aussi longuement sur ce qui peut sembler une « tête d’épingle », un simple principe fondamental reconnu par les lois de la République. Mais on peut à partir d’un cas singulier expliquer aux profanes comment on fait la loi sous la Ve République. C’est le cas de cet amendement qui, formellement, s’inscrit dans le projet de loi actuel sur la transformation de la fonction publique et qui, matériellement (sur le fond donc), modifie le statut des universitaires, et leur régime disciplinaire. Logiquement une telle modification aurait dû se faire par une réforme d’ensemble de la justice universitaire (modification de la loi et des dispositions réglementaires). Par quelque malencontreux hasard, cet amendement gouvernemental est-il venu s’introduire dans une loi dont l’objet lui est largement étranger ?
L’actualité, on l’a compris, c’est la lutte contre le harcèlement sexuel devenue une priorité pour la ministre en charge de l’enseignement supérieur. Noble tâche, nul n’en disconviendra et n’importe quel universitaire, digne de ce nom, ne peut que se réjouir que des mesures énergiques soient, enfin, prises contre cette pratique dont l’existence est régulièrement révélée par la presse. Fort bien. Mais quel est le lien entre la lutte contre « les violences sexuelles ou sexistes » et l’attribution de la présidence du CNESER disciplinaire à un conseiller d’Etat. ? On a du mal à le voir parce qu’il n’y en a pas. Lisons à ce propos l’exposé des motifs de l’amendement déposé le 17 juin :
« Plusieurs affaires marquantes de violences sexuelles et sexistes au sein de l’enseignement supérieur ces derniers mois ont mis en lumière l’inadaptation des procédures disciplinaires applicables aux enseignants-chercheurs lorsqu’étaient reprochés à l’agent des faits de cette nature ; des faits particulièrement graves de harcèlement sexuel ou d’agressions sexuelles ont pu ainsi ne donner lieu qu’à des sanctions faibles, comme un blâme ou un abaissement d’échelon. Outre une grande attention aux victimes, le traitement de telles affaires requiert une meilleure professionnalisation des juridictions disciplinaires de l’enseignement supérieur, historiquement constituées exclusivement d’enseignants-chercheurs et saisies principalement d’affaires propres à l’enseignement supérieur (fraude scientifique, fraude aux examens etc.). L’amendement permet donc de renforcer la professionnalisation du fonctionnement du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) statuant en matière disciplinaire, dont les compétences sont recentrées sur le contentieux disciplinaire des enseignants-chercheurs, en confiant la fonction du président de cette formation disciplinaire à un conseiller d’Etat désigné par le vice-président du Conseil d’Etat. »
La démonstration reste à faire de savoir pourquoi la présidence d’un conseiller d’Etat, qui serait synonyme de professionnalisation de la justice universitaire, serait aussi le gage d’une meilleure lutte contre les « violences sexuelles et sexistes » — entendons par là une plus grande sévérité disciplinaire contre ces violences et donc une meilleure protection des « victimes ». Faut-il être un professionnel du droit – ce que certains conseillers d’Etat ne sont d’ailleurs pas … – pour punir plus sévèrement des universitaires qui abusent de leurs fonctions ? Quand le gouvernement laisse entendre dans l’exposé des motifs que le CNESER disciplinaire aurait fait preuve de laxisme en matière de violences sexuelles et sexistes, il faut évidemment entendre la petite musique qui sous-tend le propos. Les universitaires se protégeraient les uns les autres, soit par corporatisme professionnel, soit même par corporatisme « syndical ». On verra plus loin quelle est la pertinence d’une telle critique.
On voudrait auparavant démontrer que l’amendement résulte d’une instrumentalisation de la lutte contre le harcèlement sexuel. En effet, il ressort d’un examen un peu serré de la chronologie des faits que cet amendement paraît lié à une affaire qui était pendante devant le Conseil d’Etat au moment où l’amendement fut déposé. Dans cette affaire assez lamentable – comme le sont souvent les affaires portées devant le CNESER disciplinaire— un professeur de sociologie avait parsemé son cours de « propos déplacés à connotation sexuelle », (dixit le Conseil d’Etat), qui avaient heurté des étudiantes, qui s’en étaient émues. Une poursuite disciplinaire s’ensuivit qui déboucha par la sanction infligée par la section disciplinaire de l’université : interdiction d’exercer toute fonction d’enseignement ou de recherche dans tout établissement public d’enseignement supérieur pendant une durée de huit mois, avec privation de la moitié du traitement. A la suite de l’appel fait par le déféré, le CNESER disciplinaire le relaxe au motif que, contrairement à ce qu’avaient affirmé les premiers juges, il y avait un lien entre le thème du cours qui portait sur « le domaine sexuel », et que « même si le déféré a abordé parfois crument son cours, les propos et le ton employé n’ont pas excédé les limites de la liberté académique ». Il n’y aurait donc pas de « faute » de l’intéressé. Au surplus, le CNESER disciplinaire relève que le professeur poursuivi indispose ses collègues car il est « atypique » — un autre mot pour dire « ingérable » — et que la tension engendrée par son comportement n’a pas été étrangère aux poursuites disciplinaires engagées à son encontre.
A la suite d’un pourvoi en cassation intenté par l’université, partie poursuivante, le Conseil d’Etat a cassé cette décision en relevant qu’il : « ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que M. B… avait eu, lors d’un de ses cours, une attitude humiliante à l’égard de deux étudiants, comportant des allusions personnelles à caractère sexuel, de nature à porter atteinte à leur dignité. En jugeant qu’un tel agissement, qui devait être regardé comme détachable des fonctions d’enseignement de ce professeur, pouvait bénéficier de la protection de la liberté d’expression des enseignants-chercheurs garantie par l’article L. 952-2 du code de l’éducation, le CNESER a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis et a commis, par suite, une erreur de droit. »[1]. Il faut ajouter que, dans sa présentation des faits, le Conseil d’Etat avait anticipé sa conclusion en faisant observer, de manière faussement objective, que les propos litigieux avaient été proférés « pendant ses cours et sans nécessité pédagogique ». C’est d’ailleurs pour cette raison – des propos purement gratuits si l’on peut dire — que le professeur poursuivi ne peut plus invoquer le bénéfice de la liberté d’expression (même si selon nous, cela relève plutôt de la liberté d’enseignement « inside the classroom »). On pourrait discuter assez longuement du point de savoir qui, du CNESER disciplinaire ou du Conseil d’Etat, a mieux interprété les faits. Toutefois, on se bornera à observer que, de façon générale, la liberté académique ne doit pas être assimilée à une sorte d’anarchie académique. La grande liberté dont jouissent les universitaires dans leurs cours ou dans leurs écrits ne peut être justifiée que si elle s’accompagne d’une grande rigueur dans la méthodologie et d’une tout aussi grande objectivité. On peut éprouver ici quelques doutes sur la rigueur dont a fait preuve le sociologue « atypique ».
Cependant, notre propos vise moins à se livrer à une exégèse comparée des deux décisions qu’à relever ce fait important : la relaxe du CNESER disciplinaire dans cette affaire et la « censure » du Conseil d’Etat semblent avoir conduit le ministère à déposer en urgence l’amendement dont on discute ici. Le ministère connaissait forcément cette affaire puisqu’il s’était joint à l’université concernée pour se pourvoir en cassation afin de demander l’annulation de la décision de la juridiction universitaire, annulation qui aura lieu le 21 juin, date de la décision du Conseil d’Etat, quatre jours après le dépôt de l’amendement. Ainsi, tout semble indiquer que c’est cette affaire, révélatrice d’un certain laxisme du CNESER disciplinaire, qui aurait conduit à la réforme du CNESER disciplinaire.
Il reste à savoir si ledit CNESER a toujours été « laxiste » en matière de violences sexuelles et sexistes. Il ne semble pas que ce soit le cas si l’on se réfère à une étude récente et documentée[2]. On a cité plus haut le cas de ce professeur, condamné en première instance à cinq ans d’interdiction d’emploi avec privation totale, et révoqué par le CNESER plus tard. Deux maîtres de conférences ont été sanctionnés pour harcèlement sexuel par une interdiction d’enseignement pendant une année avec privation, soit totale soit de moitié, de traitement. Il y eut deux relaxes dont l’une (vue plus haut) fut cassée par le conseil d’Etat.
Par conséquent du point de vue statistique, le prétendu laxisme de la juridiction universitaire nationale d’appel n’est pas démontré. On peut même avancer l’exemple d’un cas récent qui contredit cette idée. Depuis le dépôt de l’amendement le 17 juin est intervenue une décision du Conseil d’Etat confirmant une décision du CNESER disciplinaire qui, précisément, témoignait du souci de sanctionner le harcèlement sexuel. En avril 2018, la section disciplinaire d’une université avait infligé à l’un de ses enseignants une interdiction d’exercer toutes fonctions d’enseignement ou de recherche pendant un an, avec privation de la totalité du traitement pour les faits en question. Le CNESER saisi en appel avait refusé au déféré de surseoir à l’exécution de ce jugement.
Le cas est intéressant parce que l’enseignant invoquait l’illégalité du mode d’obtention des preuves, l’étudiante harcelée l’ayant enregistré à son insu. Comme on le sait, la grande difficulté pour les victimes, qui sont en général des femmes, tient à la preuve à rapporter de la réalité du harcèlement. C’est souvent parole contre parole. L’enregistrement clandestin des propos est un des rares moyens efficaces à la disposition des victimes. Les juges du CNESER disciplinaire ont estimé que de tels enregistrements n’entachaient pas d’illégalité la procédure de sorte que le moyen visant à accorder le sursis à exécution n’était pas « sérieux ». Le Conseil d’Etat a confirmé le bien-fondé d’une telle interprétation en reconnaissant que « le CNESER, statuant en matière disciplinaire, n’a pas commis d’erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier en jugeant que n’étaient pas sérieux et de nature à justifier l’annulation ou la réformation de la décision attaquée les moyens tirés, d’une part, de ce que l’université avait méconnu son obligation de loyauté à l’égard de son enseignant et, d’autre part, de ce que l’origine des enregistrements entachait d’irrégularité la procédure disciplinaire »[3]. Cette affaire dément donc la thèse avancée par le gouvernement et le ministère selon laquelle le CNESER disciplinaire ne serait pas assez ferme dans la répression des « violences sexuelles et sexistes ».
Nous espérons avoir démontré qu’il n’y a aucun lien intrinsèque entre la nécessité de la lutte contre le harcèlement sexuel et l’attribution de la présidence de la justice universitaire à un conseiller d’Etat. La volonté de « professionnaliser » le CNESER et de lutter contre les violences sexuelles sont deux données indépendantes[4].
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas
[1] C.E. 4e Chambre, 21 juin 2019, req. n° 424582.
[2] Article précité d’H. Truchot.
[3] C.E. 4e Chambre, 21 juin 2019, req. n° 424593.
[4] Un complément de cet article figurera très prochainement sur le site de l’assocation QSF, https://www.qsf.fr/2019/07/07/la-justice-universitaire-ou-la-fausse-bonne-solution-de-lappel-a-un-conseiller-detat-pour-presider-le-cneser-disciplinaire/