Une bataille mais pas la guerre ?  Les victoires du parlement de Westminster contre Boris Johnson

Par Denis Baranger

<b> Une bataille mais pas la guerre ?  Les victoires du parlement de Westminster contre Boris Johnson </b> </br> </br> Par Denis Baranger

Le 28 août dernier, le Premier Ministre Boris Johnson a demandé à la Reine de « proroger » le parlement, c’est-à-dire de suspendre la session annuelle du parlement jusqu’à sa fin normalement programmée. Avec la prorogation, le parlement ne pouvait, du moins c’est ce qu’espérait Johnson, imposer une renégociation d’un accord de Brexit, le fameux « deal » qui permettrait d’éviter une sortie sèche de l’Union (ou « no deal »). Cette suspension pour cinq semaines (jusqu’au 14 octobre) était censée « couper l’herbe sous le pied » d’un Parlement majoritairement anti « no deal » et rendre celui-ci, ardemment désiré par Johnson, inéluctable. Elle n’a pourtant pas empêché une réaction rapide de la chambre des Communes : dans le délai très bref de quelques jours qui leur restait, un groupe de parlementaires travaillistes, libéraux-démocrates et de 21 « frondeurs » conservateurs ont réussi à faire adopter une loi censée bloquer le « no deal ».

 

C’est à cette bataille parlementaire, violente mais brève, derniers feux jetés par un Parlement contraint par une mort prochaine à agir de manière rapide et décisive, qu’est consacré ce billet. Une analyse de la lutte parlementaire (I) permet d’envisager les implications à plus long terme de cette semaine belliqueuse (II).

 

 

Deux journées de défiance : les événements parlementaires

Le 3 septembre, Boris Johnson a subi deux défaites à la Chambre des communes. Le lendemain, il a connu une troisième déconvenue puisque sa motion tendant à ce que la Chambre des communes approuve la dissolution a été rejetée. Cet épisode a été d’une particulière violence verbale : le Premier Ministre a employé, au Parlement et en dehors, un vocabulaire d’une particulière brutalité, pour ne pas parler de pure et simple vulgarité.

 

Cette séquence de la démocratie parlementaire britannique, évidemment très liée au contexte houleux du Brexit, présente de multiples intérêts.

 

D’abord, les parlementaires hostiles au « no deal » sont parvenus à « prendre d’assaut » l’ordre du jour de la Chambre des communes, normalement quasi intégralement fixé par le Gouvernement[1]. Il s’agissait, dans le court délai laissé par la fin proche du Parlement, de voter une loi d’initiative parlementaire[2]– dont l’initiative revient au parlementaire Hilary Benn et à  deux autres MPs – censée empêcher le « no deal », c’est-à-dire la sortie de l’Union en application (automatique) de la notification de retrait au titre de l’article 50 du TUE[3]. Un tel exploit avait déjà été réalisé en avril dernier par la loi dite « Cooper-Letwin » qui avait déjà entravé un « no deal » en imposant au gouvernement de Theresa May de demander un nouveau report de la date de retrait. Cette fois, un débat d’urgence a été programmé sur la base de l’article 24 des standing orders, (le règlement de la Chambre des communes) et les MPs ont voté pour accorder la priorité à cette proposition de loi. La loi impose à l’exécutif de recueillir l’approbation des parlementaires soit sur un accord de retrait (withdrawal agreement) soit sur son éventuelle absence (le fameux no deal). A défaut, obligation est faite pour le gouvernement de solliciter une troisième prolongation du délai de retrait, cette fois au 31 janvier 2020.

 

En second lieu, il faut aussi noter que cette loi a été adoptée avec une remarquable célérité : en une seule journée à la Chambre des communes avant d’être envoyée à la Chambre des Lords, où son adoption n’a requis que deux journées de travail parlementaire [4]. Le traitement réservé à la loi devant la Chambre des Lords a en effet été tout aussi rapide, puisque le Gouvernement et le parti conservateur ont renoncé à en entraver la marche procédurale, peut-être de manière à permettre ensuite le vote d’une motion d’autodissolution. En effet, paradoxalement, le vote rapide de la loi signifie aussi que le parti travailliste pourrait consentir à la dissolution, du moment que la possibilité d’un « no deal » se trouve écartée. Telle a été en tout cas la position du leader travailliste, Jeremy Corbin, qui ne s’oppose à la dissolution que tant qu’elle n’est pas précédée de la certitude que des négociations auront lieu avec les partenaires européens en vue d’un « deal ».

 

Cet épisode spectaculaire de la vie parlementaire britannique peut être envisagé de deux façons. Pour les pessimistes, il peut ressembler à une preuve supplémentaire de l’incapacité des Britanniques à sortir pour de bon de l’Union Européenne. Mais d’un autre côté, il montre que le régime parlementaire est capable de jouer son rôle, c’est-à-dire de sanctionner un exécutif qui ne peut pas s’appuyer sur une majorité claire et dont le projet gouvernemental pose problème.

 

Il résulte en effet de ces deux journées historiques que le gouvernement de Boris Johnson est désormais un gouvernement minoritaire. Il l’était très probablement dans le pays, comme l’a montré son échec aux élections européennes et le succès du « parti du Brexit » du populiste Nigel Farrage (30 % des voix). Il l’est désormais au parlement, ou du moins à la Chambre des communes. On savait déjà qu’une majorité de MPs étaient hostiles au « no deal ». Le dernier vote de confiance formel date du 16 janvier 2019, sous l’ultime gouvernement de Theresa May donc. Boris Johnson, très récemment nommé, ne s’était jamais soumis au vote parlementaire. Dès sa première présentation devant la Chambre des communes, il subit donc trois mises en minorité consécutives. Sa majorité était auparavant de 320 voix. Avec les trois votes décisifs de mardi et mercredi dernier, elle s’est convertie en une minorité de 301 voix.

 

La situation est donc bloquée pour Boris Johnson, ce qui lui fait appeler de ses vœux une dissolution. Mais depuis le Fixed Term Parliament Act de 2011, la dissolution n’est plus une prérogative entièrement discrétionnaire de la Couronne et donc du gouvernement en place. Elle suppose que la Chambre des communes adopte soit une motion de censure formelle soit une motion d’autodissolution avec une majorité des deux tiers. Or, contrairement à ce qui s’était produit en 2017, le parti travailliste a rejeté toute autodissolution, tant du moins qu’il n’était pas paré au risque de « no deal ». C’est donc logiquement que la Chambre des communes a rejeté la première motion déposée en ce sens par Boris Johnson à la suite de ses deux premières défaites. Il ne pouvait guère en aller autrement et on peut se demander si le Premier Ministre était entièrement sincère quand il prétendait espérer obtenir une dissolution, voire quand il en menaçait les parlementaires, ceux-là même dont il avait pourtant besoin pour l’obtenir. Il était pour le moins curieux de demander, selon la formule consacrée, à des dindes de consentir à avancer la date de Noël. La période semble propice aux comparaisons aviaires puisque Jeremy Corbin, pour sa part, a été comparé à une « poule » (mouillée) par le Premier Ministre du fait de son refus d’accepter une dissolution juste après le vote à la Chambre des communes de la loi anti-no deal d’Hilary Benn. Le leader travailliste, en retour, a préféré assimiler la demande de dissolution du chef de l’Exécutif avec le fait « pour la méchante Reine de proposer à Blanche Neige de mordre dans la pomme empoisonnée ». En même temps, la dissolution se justifie du moment que seules des élections générales permettront de se rendre compte si Boris Johnson, devenu minoritaire au parlement, jouit de la confiance d’une majorité de l’électorat.

 

Les retombées constitutionnelles

 

Le hiatus entre souveraineté et gouvernement

Dans le pénible roman à épisodes qu’est jusqu’à présent le Brexit, la brusque accélération du drame politique qui s’est déroulée la semaine dernière dans l’enceinte du Parlement de Westminster apporte un certain nombre d’enseignements. On savait déjà que le Brexit était en voie de bouleverser la constitution britannique, pour des raisons très profondes tenant d’abord au découplage entre les élus et l’opinion. Avant le référendum, environ 75 % des députés étaient en faveur d’un maintien dans l’Union européenne, dont 56 % des députés conservateurs. « Pour la première fois dans l’histoire britannique, a écrit Vernon Bogdanor, le Parlement est tenu de faire quelque chose qu’il ne souhaite pas faire »[5]. On est donc entré dans une phase périlleuse de « conflit entre la souveraineté du parlement et la souveraineté du peuple » (Bogdanor).

 

De ce point de vue, le référendum du 23 juin 2016 n’a en aucun cas permis de déterminer les voies et moyens du futur retrait de l’Union Européenne, auquel personne n’avait sérieusement réfléchi avant de franchir le Rubicon. Il n’a bien sûr pas fourni non plus l’équipe gouvernementale et la majorité pour opérer ce retrait en bon ordre. La machinerie représentative a donc été mise en échec. Les gouvernants ont demandé au peuple une décision sur une question politique essentielle, et une fois la réponse donnée, ils ont été dans l’incapacité de proposer une politique gouvernementale appropriée. Les britanniques ont voté de manière claire pour quitter l’Union Européenne, mais ce que cela impliquait et comment il était possible d’y parvenir ne se trouvait ni dans la question ni dans la réponse au référendum de 2016. Les pancartes « we voted to leave » agitées ces derniers jours par les Brexiteers furieux de ne toujours pas être sortis de l’Union ne peuvent rien y changer. Cet état de chose devrait être médité par tous les partisans de la soi-disant « démocratie directe » et tous ceux qui voient dans le référendum la solution par excellence à la crise de la démocratie. On ne gouverne pas à coup de référendums. Comme une dissolution, le référendum peut permettre de donner une légitimité à ceux qui ont un projet gouvernemental. Il ne s’y substitue pas. Un référendum est affaire de politics et non de policy. Le problème était en l’occurrence que ce projet gouvernemental concret – non pas décider du principe du retrait, mais être capable de le réaliser – personne n’a été en mesure de le proposer aux britanniques. Car il ne faut pas oublier que, si Mme May et M. Johnson ont pour le moment échoué, le Parlement n’a pas non plus été capable de trouver cette martingale, car il était trop divisé pour cela, et aussi parce que, administrativement, politiquement, juridiquement, économiquement, sortir de l’Union Européenne est un projet à la limite de l’irréalisable.

 

L’Exécutif contre le Parlement

Désormais, avec les événements parlementaires de la semaine dernière, ce qui se produit sous nos yeux est un second découplage, cette fois entre l’exécutif et le parlement. C’est pourquoi, de manière tout de même un peu excessive, certains ont pu faire des comparaisons avec les grandes crises constitutionnelles du dix-septième siècle, marquées par un conflit entre les monarques Stuart et les parlements et culminant dans la Glorieuse Révolution de 1689. Le fait qu’à deux reprises des rois Stuart avaient prorogé le Parlement pour le bâillonner donne quelques armes à ceux qui veulent risquer la comparaison. Reste que les arguments hostiles à la prorogation de 2019 ne sont pas d’une parfaite solidité. La session de 2017-2019 était l’une des plus longues de l’histoire parlementaire récente. La Reine avait donc peu de raisons de refuser la prorogation à son Premier Ministre, y compris si les motivations politiques de celui-ci – couper l’herbe sous le pied du parlement et permettre l’avènement du « no deal » au 31 octobre – étaient évidentes et de nature à interdire au Parlement de jouer son rôle normal au sein des institutions. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait, comme l’y a invité le grand juriste d’Oxford Paul Craig[6],que les cours de justice acceptent d’opérer un contrôle au fond de la prérogative royale de prorogation. A ce jour, deux hautes cours – la Court of Sessions écossaise, et la High Court of Justice britannique saisie par Gina Miller – s’y sont refusées.

 

Crise des partis

Enfin, ce qui est devenu flagrant, c’est l’effet délétère du Brexit sur les grands partis et en particulier sur le parti conservateur. On savait déjà que s’était opéré – assez classiquement en Europe par les temps qui courent — le divorce entre les militants, qui ont plébiscité Boris Johnson, et les élus parlementaires, majoritairement hostiles au no deal. Désormais, la scission s’est déplacée au sein du parti parlementaire lui-même. C’est ce qu’on a vu avec la purge de mardi dernier. Sur les instructions du Premier Ministre, le « chief Whip » c’est-à-dire le responsable de la coordination du parti parlementaire majoritaire conservateur a exclu ces « rebelles » à titre de sanction de leurs votes défavorables au Gouvernement[7]. Ils ont été, pour certains d’entre eux, chassés de leur parti par un simple sms malgré leur pedigree politique parfois impressionnant (plusieurs leaders du parti, un ancien ministre de Margaret Thatcher, Kenneth Clarke, le propre petit fils de Winston Churchill, Sir Nicholas Soames, entre autres « rebelles »). Les mêmes devraient aussi être « désélectionnés » par le parti pour les prochaines élections.

 

*

 

Voici donc où nous en sommes. On ne sait pas très bien, à ce stade, qui est fragilisé et qui se trouve renforcé. Boris Johnson n’a peut-être été vaincu au Parlement que pour mieux triompher plus tard dans l’opinion et à d’éventuelles prochaines élections. Le parti travailliste pourrait en effet très prochainement accepter la dissolution demandée, maintenant que la loi anti-no deal de Hilary Benn a été votée. De son côté, le parlement a peut-être joué son rôle constitutionnel de contrôle et de limitation de l’exécutif, mais n’est-ce pas une victoire à la Pyrrhus face à une brutale stratégie populiste de contournement de la démocratie représentative ? Quoi qu’il en soit, la victime principale n’est probablement ni la démocratie – car le populisme est un mouvement démocratique – ni le régime représentatif, mais la forme représentative et modérée de constitutionnalisme démocratique dont le Royaume Uni était jusqu’à il y a peu le modèle par excellence.

 

 

Par Denis Baranger, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

 

[1] En principe, l’article 14 du règlement de la Chambre des communes donne systématiquement la priorité pour chaque jour de travail parlementaire à l’ordre du jour fixé par le gouvernement. Mais il existe des niches de temps parlementaires. Par ailleurs, certaines stratégies de contournement sont également possibles. En mars dernier, Oliver Letwin a imposé sa proposition de loi par la voie d’un amendement à la motion d’ordre du jour déposée par le Gouvernement. Cet amendement a été soutenu par des parlementaires venus à la fois de l’opposition et de la majorité  (crossbench). Cf. https://commonslibrary.parliament.uk/parliament-and-elections/parliament/taking-control-of-the-order-paper/

[2] private member’s bill.

[3] Il faut comprendre que le « no deal » est la solution par défaut : il résulte de la notification de retrait de l’article 50 du traité européen et se fera automatiquement le 31 octobre prochain, sauf si un accord est adopté ou que l’exécutif britannique obtient un nouveau report.

[4] https://commonslibrary.parliament.uk/brexit/negotiations/the-benn-burt-bill-another-article-50-extension/

[5] V. Bogdanor, Libération du 2 avril 2019.

[6]https://ukconstitutionallaw.org/2019/09/02/paul-craig-prorogation-constitutional-principle-and-law-fact-and-causation/

[7] L’expression anglaise (intraduisible) est « withdrawing the whip ». Il s’agit d’une mesure disciplinaire excluant un parlementaire du groupe auquel il appartient. Celui-ci siège alors en tant qu’indépendant. Il peut revenir dans le parti le cas échéant s’il en accepte à nouveau la discipline de vote.

 

Crédit photo: James Claffey, manifestation devant le Balliol College d’Oxford où Boris Johnson a étudié, 1/9/2019