La réunification allemande : une annexion de la RDA par la RFA ? Une réfutation

Par Olivier Beaud

<b> La réunification allemande : une annexion de la RDA par la RFA ? Une réfutation </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

A l’occasion du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin (qui eut lieu le 9 novembre 1989), certains ont cru judicieux de réinterpréter la réunification de l’Allemagne comme étant une annexion de la RDA par la RFA. Cette thèse a été diffusée par Jean-Luc Mélenchon, qui l’a empruntée à un article du Monde diplomatique du 1er novembre 2019 au titre un brin provocateur : « Allemagne de l’Est : histoire d’une annexion ». Ses auteurs (R. Knaebel, P. Rimbert) résument la réunification allemande de la façon suivante : « la République fédérale dirigée par le chancelier conservateur Helmut Kohl procède en quelques mois à un spectaculaire coup de force : l’annexion d’un État souverain, la liquidation intégrale de son économie et de ses institutions, la transplantation d’un régime de capitalisme libéral ». Pour fonder la thèse de cette prétendue « annexion », ils critiquent le double choix d’Helmut Kohl : d’une part, ne pas avoir appliqué l’article 146 de la loi fondamentale et, d’autre part, avoir imposé « l’annexion pure et simple de son voisin, en vertu d’une obscure disposition utilisée en 1957 pour rattacher la Sarre à la République fédérale. (…) ».

 

Si l’on prend au sérieux la qualification retenue d’annexion, il faudrait considérer que l’entrée de la RDA dans la RFA aurait résulté « d’un acte en vertu duquel la totalité ou la partie du territoire d’un Etat passe, avec sa population et les biens qui s’y trouvent sous la souveraineté d’un autre Etat » (Vocabulaire Capitant). L’annexion signifie donc explicitement qu’un Etat incorpore un autre Etat ou partie de cet Etat et, implicitement, que le territoire annexé et ses gouvernants n’ont pas eu leur consentement à exprimer. L’annexion est toujours un coup de force juridique et à strictement parler, selon le droit international, un acte juridique unilatéral le plus souvent consécutif à une conquête militaire de pur fait : depuis l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, elle est donc de ce point de vue un fait illicite constitutif d’un acte d’agression. Le récent exemple de la Crimée annexée par la Russie, quelles que soient par ailleurs les controverses suscitées par cette qualification, suffit à illustrer le sens, en droit, de l’annexion. L’appliquer au cas de la réunification allemande est plus qu’osé. L’objet du présent billet est donc de démontrer que la façon dont s’est effectuée, en droit, la réunification allemande en 1989-1990 dément cette thèse de l’annexion.

 

 

I – Quelle fut la procédure ayant abouti à la réunification des deux Etats allemands ?

Il n’est un secret pour personne que le destin politique de l’Allemagne après la chute d’Hitler fut décidé par les puissances étrangères et occupantes. La division entre l’Allemagne de l’Ouest (RFA) et l’Allemagne de l’Est (RDA) fut d’abord purement factuelle, procédant de la nature des puissances d’occupation avant de se cristalliser en droit au fur et à mesure que s’institutionnalisait l’opposition entre les deux blocs (occidental et communiste).

 

L’Allemagne fédérale se dota en 1949 d’une Loi fondamentale (Grundgesetz) dont le contenu fut largement dicté par les puissances occupantes, et par les Etats-Unis en particulier, qui imposèrent  non seulement la suppression de la Prusse mais aussi le maintien de la forme fédérative. La version « définitive » adoptée par le « Conseil parlementaire » – l’organe constituant – dut être approuvé par les gouverneurs militaires. La Loi fondamentale porte la trace de cette contrainte. Les hommes politiques allemands exigèrent en effet que le mot de Constitution (Verfassung) fût remplacé par l’expression de « loi fondamentale » (Grundgesetz), afin de signifier que celle-ci ne valait pas pour le peuple allemand tout entier. Ce fait, authentifié par un extrait du Préambule de 1949, était en quelque sorte renforcé par la promesse de réunification prévue à l’article 146 qui prescrivait la ressaisie par le peuple allemand de son pouvoir constituant. Quant à la RDA, soumise à la puissance soviétique, elle se dota le 22 octobre 1948, par l’intermédiaire du Conseil du peuple allemand, d’une constitution socialiste qui fut approuvée le 30 mai 1949 par la puissance soviétique. Ainsi l’une des séquelles de la seconde guerre mondiale fut l’existence de deux Etats allemands et de deux constitutions différentes d’inspiration et de contenu.

 

A la suite de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, la question de la réunification entre la RFA et la RDA devint progressivement la grande question politique. Dans un premier temps, les deux Etats coexistèrent et l’ancien Etat communiste connut des élections libres (le 18 mars 1990) aux termes desquelles émergea un gouvernement d’union nationale, dominé par la CDU et dirigé par Lothar de Maizière, dont l’objectif politique était la réunification des deux Allemagne. Le premier pas vers celle-ci fut réalisé par le « Traité d’union économique et monétaire », signé entre les deux gouvernements allemands, le 19 mai 1990, qui témoignait de la conversion de l’Etat est-allemand à l’économie sociale de marché. La réunification politique était en marche, mais il lui fallait surmonter au moins deux obstacles. Le premier était d’ordre international. Il fallait mettre fin à l’occupation allemande par les quatre puissances alliées, résultat de la seconde guerre mondiale. Ce fut l’objet du fameux traité dit « 2 + 4 » conclu le 31 août 1990, entre les deux Etats allemands et les puissances occupantes (Etats-Unis, Union soviétique, Royaume Uni et France). La grande innovation fut la décision de Gorbatchev, premier secrétaire du Parti communiste soviétique, de renoncer à ses droits d’occupant, décision qui n’était que la conséquence logique de la non-intervention de l’URSS lors de la Révolution de la RDA (sept.-oct. 1989).

 

Mais il restait alors à surmonter l’obstacle de la procédure « interne ». Dans la loi fondamentale de 1949, l’article 146 de la Loi fondamentale semblait prévu pour régir l’hypothèse de la réunification : « La présente Loi fondamentale cesse d’avoir effet au jour où entrera en vigueur la Constitution qui aura été adoptée par le peuple allemand libre de ses décisions ». On trouve peu de dispositions constitutionnelles dans lesquelles le lien entre l’usage du pouvoir constituant et l’autodétermination politique est aussi clairement exprimé, même s’il n’est pas explicitement dit si le peuple agira directement, par voie de référendum ou par ses représentants (assemblées parlementaires). Mais ce n’est pas cette solution d’une nouvelle constitution allemande qu’adopta le chancelier Kohl. Il préféra recourir à la procédure de l’article 23 de la Loi fondamentale relative à l’adhésion à la RFA. La raison en était purement pragmatique : il fallait aller très vite, profiter de la bonne disposition de Gorbatchev à l’égard de la réunification alors que le recours à l’article 146 aurait nécessairement ralenti le processus, surtout si l’on voulait user d’un référendum constituant. Même les auteurs de l’article du Monde diplomatique ont reconnu l’importance de ce facteur contraignant.

 

Il faut donc bien distinguer, en droit, la spécificité de cette réunification allemande. Il y a eu deux processus distincts, mais coordonnés : d’une part, l’adhésion de la RDA à la RFA en vertu de l’article 23 de l’époque (depuis lors modifié) et, d’autre part, le traité d’Union (ou traité d’unification) qui fut adopté pour la mise en œuvre technique de cette adhésion.

 

Selon les termes de cet article 23, « La présente Loi fondamentale s’applique tout d’abord dans le territoire des Länder [suit leur énumération]. Pour les autres parties de l’Allemagne, elle entrera en vigueur après leur adhésion (Beitritt) ». Un tel article avait servi en 1956 pour réintégrer la Sarre dans la République fédérale allemande après que les accords de Luxembourg eurent consacré la réintégration de la Sarre à l’Allemagne fédérale.

 

Il faut bien comprendre la signification constitutionnelle de cet article 23 pour en saisir la portée, lorsqu’en 1990, il fut appliqué à la réunification : il constitue, de part de la RFA, une offre d’adhésion à toute partie de l’Allemagne qui ne ferait pas encore partie de la RFA. La RDA avait donc la faculté discrétionnaire d’accepter cette « offre » constitutionnelle, acceptation que la RFA n’avait pas la faculté de refuser. Ainsi, contrairement à ce que laisse penser la notion d’annexion de la RDA, s’il y avait un élément unilatéral dans cette procédure d’adhésion de l’article 23, c’était uniquement du côté de la RDA qui pouvait refuser d’entrer dans la RFA en rejetant l’offre. Mais elle y est entrée de son plein gré et même avec enthousiasme.

 

Une telle procédure n’était toutefois pas sans écueils. Le premier problème venait du fait que la RDA était un Etat centralisé et non fédéral de sorte qu’il fallût transformer les régions est-allemandes en Länder, ce qui fut opéré par la loi constitutionnelle est-allemande du 22 juillet 1990 intitulée « Loi relative à la formation des Länder dans la RDA ». Celle-ci divisa le territoire de la RDA en cinq nouveaux Etats fédérés (Brandenbourg, Mecklembourg Poméranie occidentale, Saxe, Saxe-Anhhalt, et Thuringe), condition nécessaire pour que la procédure de l’article 23 LF leur fût applicable. On aurait pu alors penser que ces Länder allaient faire une demande individuelle et séparée d’adhésion, mais ce fut en réalité la Chambre populaire de la RDA qui agissant au nom et pour le compte des Länder de la RDA, demanda, le 23 août 1990,  d’adhérer à l’Allemagne fédérale.

 

 

II – Le choix du traité d’Union pour mettre en œuvre l’adhésion

Une fois que l’article 23 de la Loi fondamentale fut retenu comme solution juridique, restait à mettre en œuvre cette décision fondamentale. Or, la grande originalité du processus de réunification fut que l’activation pratique de l’article 23 résulta du traité d’Union (Einigunsvertrag) signé le 31 août 1990. Il s’agissait donc d’une convention et non d’un acte unilatéral, dont le titre exact est d’ailleurs « Traité entre la RFA et la RDA sur l’établissement de l’unité de l’Allemagne ». Il fut approuvé le 20 septembre 1990, à l’Ouest par la Chambre populaire – le Bundestag – et à l’Est, par la Chambre populaire – le Volksammer ;  puis le lendemain, à la majorité des deux tiers, par le Bundesrat à l’Ouest. En vertu de l’article 1er de la loi fédérale approuvant ce traité d’Union, les dispositions de celui-ci sont devenues du droit interne de la RFA et la date d’entrée en vigueur de ces dispositions fut fixée au 28 septembre 1990. Ce Traité n’a toutefois déployé tous ses effets qu’à la date du 3 octobre 1990, jour d’entrée en vigueur de la décision des Länder est-allemands d’adhérer à la RFA. Cette date est considérée comme la date officielle de la réunification de l’Allemagne et constitue désormais le jour de fête nationale. Elle équivaut à la date, en droit, de la disparition de la RDA et du droit est-allemand.

 

Ce traité d’Union a eu peu d’influence sur la structure politique de l’Allemagne fédérale. Les principales modifications furent le transfert de la capitale de Bonn à Berlin et la modification de la représentation des Länder au sein du Bundesrat afin de renforcer le poids des Länder de l’Ouest les plus peuplés (art 4 al. 3 modifiant l’art. 51 LF). Un tel traité a surtout servi à assurer la transition rendue nécessaire par l’intégration de la RDA, ancien système communiste, dans la RFA, système capitaliste.

 

Toutefois en ce qui concerne la prétendue thèse de l’annexion, ce Traité d’Union est absolument essentiel car les deux Etats s’accordent pour, d’une part, approuver le recours à la voie juridique de l’adhésion de la RDA à la RFA (prévue par l’article 23) et, d’autre part, pour en déterminer les effets.

 

Ceux-ci sont importants. D’un côté, les cinq anciens Länder de la RDA deviennent des Länder de la RFA et le Land de Berlin est créé par la réunion des districts de l’Est et de l’Ouest (art. 1er TU) de sorte que la Loi fondamentale leur est désormais applicable (art.3), sauf exception. D’un autre côté, certaines clauses du traité d’Union prévoient quelques modifications de la Loi fondamentale résultant de l’adhésion. En d’autres termes, la révision de la Constitution allemande est l’objet explicite d’une partie du Traité d’union. Le Préambule sera par exemple modifié. De même, l’article 146 sur le pouvoir constituant est révisé afin de prévoir que la Loi fondamentale vaut désormais pour le peuple allemand tout entier. Quant à l’article 23 sur l’adhésion, il est abrogé (art. 4 al.2) parce qu’il a accompli sa fonction historique : permettre la réintégration des Länder est-allemands dans l’Allemagne réunifiée.

 

Toutefois, du point de vue des Allemands de l’Est, les modifications les plus importantes imposées par le traité d’Union à la future Loi fondamentale concernent les dérogations qui permettent le maintien de certaines législations de la RDA relatives par exemple à certaines nationalisations opérées par les communistes ou au droit d’avortement (introduction d’un nouvel article 143 LF). On a pu non sans raison interpréter ces dernières dispositions du Traité d’Union comme introduisant dans la constitution de l’Allemagne réunifiée des éléments matériels issus de la véritable révolution est-allemande de 1989-1990 qui étaient contraires au droit constitutionnel ouest-allemand tel qu’interprété par la cour de Karlsruhe.

 

La continuité avec l’ancienne histoire allemande est frappante tant cette adhésion de l’ancienne Allemagne de l’Est à l’Allemagne de l’Ouest se caractérise, techniquement parlant, par un mélange de traités et d’actes unilatéraux. Le même processus avait prévalu lors de la formation de la Confédération de l’Allemagne du Nord (1867) et de l’Empire allemand (1871). La réunification de l’Allemagne, qui équivaut à la fin de la RDA, repose bien sur un pacte, sur un « fondement conventionnel (Vertragsfundament) » (dixit Michael Stolleis). En effet par les deux traités d’union économique et monétaire et d’unification politique, les deux anciens Etats allemands ont décidé non pas de s’unir, mais de se réunir, même si la Cour constitutionnelle de Karlsruhe refuse de qualifier le Traité d’Union de traité international, faute d’admettre que la RDA soit, au regard du droit de la RFA, un Etat « étranger ».

 

Le point le plus important dans cette procédure fut le choix opéré de la forme contractuelle (le Traité d’union), en lieu et place de la loi unilatérale, pour mettre en œuvre le processus d’adhésion prévu par l’article 23. Cela n’a pas manqué de surprendre les juristes. En réalité, l’adhésion de la RDA à la RFA fut entérinée par ce Traité d’Union pour des raisons politiques. En effet, les dirigeants de la RDA ont réussi à convaincre Helmut Kohl qu’il fallait passer par traité pour montrer qu’il y avait une véritable égalité entre les deux Etats et que la RDA « consentait » à entrer dans la RFA. Ils ont même réussi à imposer des conditions tenant au maintien de certaines législations (voir supra) et à faire des recommandations (art 5 TU) destinées à approfondir la dimension « sociale » de la législation fédérale. Si économiquement, l’union fut inégale entre les deux Etats, elle n’en fut pas moins politiquement le résultat d’un véritable accord entre les Etats fondé sur la poursuite du même objet : l’unification ou la réunification politique en une seule Allemagne. C’était d’ailleurs assez logique puisque ce fut bien « le peuple » de la RDA qui s’est battu pour reconquérir sa liberté avec ses « manifestations du lundi », ébranlant ainsi un régime vermoulu dont les habitants votaient avec les pieds en fuyant vers la Hongrie, puis l’Autriche.

 

La réunification a donc débuté par un acte d’autodétermination politique du peuple est-allemand, puis s’est poursuivie par une procédure « conventionnelle », aux antipodes donc de l’unilatéralisme caractéristique de l’annexion. Ainsi, cet article du Monde diplomatique qui prétend définir la réunification comme un acte d’annexion de la RDA par la RFA, réécrit l’histoire d’une bien curieuse manière. Le plus inquiétant, peut-être, est qu’un homme politique (Jean-Luc Mélenchon) qui aspire à gouverner notre pays, puisse reprendre publiquement une telle opinion !

 

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas

 

Tous mes remerciements les plus vifs à mes collègues Gérard Cahin et Christoph Schönberger pour leur lecture exigeante et leurs remarques.

 

Crédit photo: Sue Ream, CC 3.0