Une première application du régime de déport des députés

Par Jean-François Kerléo

<b> Une première application du régime de déport des députés </b> </br> </br> Par Jean-François Kerléo

Le 13 novembre 2019, le régime de déport a connu sa première application parlementaire qui illustre les difficultés des élus à appréhender pleinement les nouveaux outils déontologiques mis à leur disposition. Outre la difficulté à délimiter le champ légitime du déport, ce précédent traduit une confusion entre deux régimes juridiques distincts que sont le régime de déport stricto sensu et celui de déclaration, plus récent et moins rigoureux. L’usage cumulatif de ces deux régimes ne permet pas de distinguer une gradation dans le risque de conflit d’intérêts comme semblent pourtant nous y inviter les règles en vigueur.

 

On November 13, 2019, the first implementation of the recusal regime in Parliament shed light on the complexity with which MPs understand new ethical tools. Apart from the difficulty to delineate the legitimate scope of the recusal, this precedent reveals a confusion between two distinct legal regimes, the recusal regime stricto sensu on the one hand, and the recent and less rigorous declaration regime on the other. Their cumulative use does not allow for a distinction between various degrees of conflict of interest. Yet, the rules currently in force invite us to. 

 

Par Jean-François Kerléo, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université

 

 

Le régime de déport prévu pour les parlementaires vient de connaître sa première application par un député de la majorité, Christophe Blanchet, à propos du projet de loi n° 2401 relatif à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique (dit engagement et proximité). Plus précisément, le déport concerne exclusivement l’article 13 relatif au renforcement des pouvoirs de police du maire en matière de ventes et de débits de boissons au regard duquel le député se trouvait en situation de conflit d’intérêts. Après consultation de la Déontologue, l’élu a décidé de s’abstenir de voter. Il a souhaité, en revanche, prendre la parole en séance publique afin, a-t-il précisé, de faire profiter la chambre de son expérience de terrain « au même titre que n’importe quel autre parlementaire qui interviendrait sur des textes qui concernent un sujet qu’il maitrise ». Il considérait, en effet, que l’exercice d’une « activité commerciale de débit de boissons pendant vingt ans et de représentant syndical de la profession pendant plus de dix ans, tout en étant encore associé dans un commerce débit de boisson familial sans en être gérant » lui ont permis d’acquérir une expertise susceptible de nourrir les débats parlementaires et d’apporter un nouvel éclairage sur le sujet. Le député se préserve ainsi le droit d’influencer, par ses prises de parole, le vote de ses collègues tout en refusant de prendre part à celui-ci, en raison du risque de conflit d’intérêts. Cette prise en compte à géométrie variable du conflit d’intérêt ne peut qu’interroger.  Si cette position sacralise le vote, le conflit d’intérêts n’est-il pas tout aussi manifeste au cours des débats ?

 

Ce précédent illustre les nombreuses difficultés des parlementaires à appréhender pleinement les nouveaux outils déontologiques mis à leur disposition. A une première difficulté consistant à définir le champ d’application du déport est venu s’ajouter une confusion entre deux régimes juridiques distincts que sont le régime de déport stricto sensu et celui de déclaration, plus récent et moins rigoureux. Alors que le règlement de la chambre basse les situe sur deux plans distincts en fonction d’une gradation du risque déontologique encouru par les députés, leur usage cumulé empêche de distinguer clairement la logique propre à chacun de ces deux régimes de prévention des conflits d’intérêts.

 

 

De la nécessité du déport

Inscrit sur le registre public tenu par le Bureau de l’Assemblée nationale, le déport de Christophe Blanchet porte la date du 13 novembre 2019, soit une date postérieure aux discussions, relatives à l’article 13 en question, de la commission saisie au fond. Le député de la majorité y a d’ailleurs abondamment participé et a déposé de nombreux amendements, tous discutés et rejetés, tendant à modifier cet article. Après avoir mentionné dans le registre public des déports son souhait de participer aux débats, il a pris part à la discussion en séance publique pour défendre certaines des positions qu’il avait adoptées lors des travaux en commission. A la déclaration orale d’abstention qu’il a faite lors des débats du 18 novembre, le député François Pupponi lui a répondu : « Le principe du déport est intéressant et important. Vous me permettrez une pointe d’humour. Notre collègue Blanchet s’est montré très pertinent en commission, où il est intervenu pour nous expliquer la situation du secteur, qu’il connaît bien. Mais, sur ce sujet, tous ceux qui fréquentent un peu trop les débits de boissons devraient également se déporter… (Rires et applaudissements.) ». Derrière cette pointe d’humour se cache sans doute un réel scepticisme quant aux règles de déport et à leur portée, qu’il convient de rappeler afin de saisir tous les enjeux qui entourent cette question.

 

La loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et celle du 20 avril 2016 relative à la déontologie, aux droits et obligations des fonctionnaires, ont consacré l’obligation pour certains responsables publics – ministres, élus locaux, membres du collège d’une autorité administrative ou publique indépendante – de se déporter dans l’hypothèse où ils seraient confrontés à un conflit d’intérêts. Plusieurs arguments ont été soulevés pour écarter de ce dispositif des parlementaires dont les opinions et les votes émis dans l’exercice de leurs fonctions ne donnent lieu à aucune poursuite, recherche, arrestation, détention ou aucun jugement (art. 26 de la Constitution). Indispensable au bon fonctionnement du régime représentatif, la liberté de parole des élus doit être protégée de toute menace extérieure pour garantir au débat public la libre confrontation des idées. Cette disposition doit être mise en parallèle avec l’interdiction du mandat impératif de l’article 27 de la Constitution qui prohibe le fait pour un élu de porter la parole de ses électeurs, des intérêts de sa circonscription ou de tout autre groupe de pression, c’est-à-dire d’instaurer une « représentation privée » à l’intérieur de la représentation nationale. Or, le déport postulerait l’existence d’une dépendance des élus au regard d’intérêts catégoriels vis-à-vis desquels ils seraient redevables là où doit régner l’indépendance vis-à-vis de toute pression extérieure. Dès lors, le déport violerait la Constitution en reconnaissant la possibilité qu’existe un mandat impératif et en retirant aux parlementaires concernés le droit de s’exprimer. Toutefois, on peut aussi considérer que, loin d’être une entorse à la libre parole, le régime de déport en constitue un élément à part entière puisque l’abstention, en son objet comme en sa portée, relève du jugement personnel du parlementaire. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs rappelé, dans sa décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, le caractère facultatif du dispositif. Le déport apparaît en ce sens comme la manifestation de la liberté d’expression de l’élu. En s’abstenant de prendre la parole et/ou de voter, le parlementaire reconnaît le risque qu’il ne s’exprime plus au nom de la Nation pour faire valoir l’intérêt général, mais comme le représentant d’un intérêt privé ou catégoriel. En somme, l’usage du déport lui retire symboliquement, le temps de la discussion ou du vote d’un texte ou d’un article de loi, le statut de représentant de la Nation.

 

Le code de déontologie de l’Assemblée nationale, s’il prescrivait à l’origine aux députés de s’abstenir de tout conflit d’intérêts et de « prendre toute disposition pour résoudre un tel conflit d’intérêts au profit du seul intérêt général », n’enjoignait pas de s’abstenir de prendre part à un vote. Le rapport de l’Assemblée nationale sur les lois du 15 septembre 2017 rappelait ainsi que « si des députés ont pu décider de se déporter de leur propre initiative lorsqu’ils ont estimé être confrontés à un conflit d’intérêts, au besoin sur recommandation du déontologue de l’Assemblée nationale, cette décision est demeurée volontaire et, dans l’hypothèse inverse, aurait difficilement pu fonder une sanction disciplinaire » (rapport AN, Mme Yaël Braun-Pivet, 1ère lecture). La loi organique de 2017 a alors prévu la création d’un registre des déports. Désormais, l’article 4 quater de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit que chaque chambre détermine « les modalités de tenue d’un registre public recensant les cas dans lesquels un parlementaire a estimé devoir ne pas participer aux travaux du Parlement en raison d’une situation de conflit d’intérêts telle qu’elle est définie au premier alinéa. Le registre mentionné à l’avant-dernier alinéa est publié par voie électronique, dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé ». Une résolution n° 281 du 4 juin 2019 a alors créé un article 80-1-1 dans le règlement de l’Assemblée, qui prévoit que le registre public des déports est tenu par le Bureau qui en recense toutes les hypothèses. Plus fondamentalement, l’alinéa 3 de cet article dispose que le déport est retenu « en raison d’une situation de conflit d’intérêts ».

 

 

De la combinaison du déport et de la déclaration

L’unique usage à ce jour de ce mécanisme de déport témoigne des réticences des parlementaires à se déclarer en situation de conflit d’intérêts. Celles-ci étant attendues, la Déontologue de l’Assemblée nationale avait proposé, dans son rapport annuel, la création d’une « déclaration ad hoc » : mentionnée au compte rendu. Ce dispositif était déjà utilisé au Sénat, où l’annexe au XX ter de l’Instruction Générale du Bureau prévoit que « dans un objectif de transparence, les membres du Sénat peuvent, lors d’un débat en commission, faire une déclaration orale des intérêts qu’ils détiennent ayant un lien avec l’objet du débat. Cette déclaration orale est mentionnée au compte rendu de la réunion ». Reprenant à son compte la proposition, l’Assemblée l’a inscrite dans son règlement par la résolution précitée du 4 juin 2019 qui ajoute, à côté du régime législatif de déport, cette nouvelle hypothèse de déclaration écrite ou orale. Désormais, l’alinéa 1er de l’article 80-1-1 énonce : « Afin de prévenir tout risque de conflit d’intérêts, un député qui estime devoir faire connaître un intérêt privé effectue une déclaration écrite ou orale de cet intérêt. Cette déclaration est mentionnée au compte rendu et, si elle est orale, n’est pas décomptée du temps de l’intervention ». Par conséquent, le député peut choisir entre plusieurs formules, selon le type et la gravité des intérêts en jeu. Il peut se déporter, avec mention sur un registre public ou préférer déclarer à l’oral ou à l’écrit certains de ses intérêts, afin de s’exprimer ou/et de voter librement tout en prévenant une critique.

 

Le règlement de l’Assemblée distingue les deux régimes. La déclaration orale ou écrite faisant publiquement connaître un intérêt privé a pour objet de « prévenir » un conflit d’intérêts sans entraîner d’abstention, tandis qu’il est fait usage du déport en cas situation avérée de conflit d’intérêts. Dans le premier cas, la déclaration est mentionnée au compte-rendu des débats, tandis que le déport est quant à lui inscrit sur le registre public. Or, non sans une certaine contradiction, Christophe Blanchet a combiné les deux régimes : après avoir inscrit son déport sur le registre public le 13 novembre 2019, il a effectué, lors de la séance publique du 21 novembre 2019, une déclaration orale qui est inscrite au compte-rendu. Outre le fait que le déport finalement décidé par le député aurait sans doute dû intervenir dès les travaux en commission, il apparaît difficile de comprendre quel régime est en jeu. Pourtant il semblait ressortir des textes que, étant applicable en cas de conflit d’intérêts, le déport exige de s’abstenir de toute intervention (prise de parole comme vote) au sujet d’un texte ou d’un article tandis que la déclaration orale ou écrite permet, au contraire, de prendre la parole et, selon le risque, de voter après avoir déclaré, en amont, à quel titre on s’exprime afin de désamorcer de potentielles critiques. A première vue, le déport et la déclaration ne semblent donc pas de même nature, la Déontologue expliquant d’ailleurs dans son rapport annuel que la déclaration se situe en amont du champ du conflit d’intérêts. La pratique des parlementaires viendra sans doute éclairer l’interprétation à donner de ces différents dispositifs.

 

Toujours est-il que ces deux dispositifs s’avèrent précieux pour prévenir les conflits d’intérêts et éviter les révélations a posteriori par la presse de certains liens et leurs répercussions désastreuses dans l’opinion publique. Elle permet également d’encadrer l’influence du lobbying au cœur de la représentation nationale. Il s’agit avant tout d’inciter les parlementaires à s’interroger sur leur situation personnelle et professionnelle et de libérer leur parole en rendant publique le contexte et les conditions de son expression. Puisse le régime de déport ou celui de déclaration faire prendre conscience aux parlementaires qu’ils sont toujours des « hommes situés » dont la vocation à exprimer l’intérêt général exige quelques précautions.

 

 

Crédit photo: Daniel Sandvik, CC 2.0