La Cour constitutionnelle fédérale allemande face au « droit à l’oubli »

Par Claus Dieter Classen

<b> La Cour constitutionnelle fédérale allemande face au « droit à l’oubli » </b> </br> </br> Par Claus Dieter Classen

Deux décisions, rendues le 6 novembre 2019[1] par la Cour constitutionnelle fédérale allemande formulent des principes importants et en partie nouveaux en ce qui concerne à la fois le droit à l’oubli et le rôle de la Cour en matière de protection des droits fondamentaux dans le champ d’application du droit européen.

 

On November 6, 2019, the Federal Constitutional Court issued two rulings setting out important and partly new principles regarding both the right to be forgotten and the Court’s role in protecting fundamental rights within the scope of EU law. 

 

Par Claus Dieter Classen, Professeur de droit public à l’Université de Greifswald.

Propos recueillis par Aurore Gaillet, Professeur à l’Université de Toulouse Capitole

 

 

1. Pouvez-vous rappeler le cadre de ces décisions en Allemagne ?

En 2014, dans son fameux arrêt „Google Spain“, la Cour de Justice de l‘Union européenne a reconnu un droit à l’oubli sur la base de droits fondamentaux (droit à la personnalité, Art. 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et droit à la protection des données personnelles, Art. 8 de la Charte) et de la directive 95/46 sur la protection des données personnelles : les moteurs de recherche n’ont pas le droit de renvoyer à des informations à caractère personnel sans limites dans le temps. Ce droit a, depuis lors, été ancré dans l’article 17 du  règlement (UE) 2016/679 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel (dit « RGPDP »).

 

Pour le droit allemand, il n’y avait là rien de particulièrement nouveau. Dès 1973 en effet, la Cour constitutionnelle fédérale a développé un principe comparable, dans une affaire relative à la diffusion d’un film documentaire portant sur un meurtre de plusieurs soldats près du village de Lebach (Sarre), commis quelques années auparavant et qui avait suscité beaucoup d’intérêt auprès du public. L’un des meurtriers, un mineur qui allait sortir de prison peu après, s’est opposé à cette diffusion et la Cour constitutionnelle lui avait donné raison. Par la suite la Cour de justice fédérale – cour suprême en matières civile et pénale – a développé sa propre jurisprudence dans ce sens, accompagnant notamment l’avènement d’internet. Les deux juridictions ont cependant souligné le rôle important des médias en ce qui concerne l’information sur le présent tout comme sur le passé. Ainsi personne n’a le droit „d’effacer l’histoire“ („die Geschichte zu tilgen“). La jurisprudence allemande était ce faisant plutôt réticente en ce qui concerne le droit à l’oubli – contrairement donc à la Cour de Justice qui part d’une présomption en faveur de la protection de l’individu.

 

Les recours constitutionnels individuels à l’origine des deux décisions ici présentées ne sont dès lors pas étonnants : après avoir demandé sans succès aux tribunaux ordinaires allemands la suppression de liens vers un article de presse concernant un meurtre dans la première affaire, vers une émission de télévision concernant un supposé mauvais comportement d’un employeur dans la seconde, les requérants se sont adressés à la Cour constitutionnelle fédérale. Le droit européen étant applicable en la matière – la directive 95/46 et le RGPDP –, il appartenait à la Cour constitutionnelle de déterminer son propre rôle. Dans la deuxième affaire, relative aux obligations d’une entreprise de presse, la solution était relativement aisée à déterminer. Le droit européen donne en effet une certaine liberté aux États membres ; partant, l’application des droits fondamentaux nationaux n’a pas posé de problème majeur. Dans l’autre affaire, à l’inverse, étaient en question les obligations d’un moteur de recherche, domaine faisant l’objet d’une harmonisation complète au niveau européen. Restait donc à préciser ici le rôle de la Cour constitutionnelle.

 

 

2. Quel apport sur les rapports droit allemand / droit UE ?

La jurisprudence constitutionnelle allemande sur les relations entre le droit européen et le droit national se caractérise par une relative constance : exceptées les questions liées à l’identité constitutionnelle allemande et aux actes ultra vires, la Cour constitutionnelle fédérale refuse d’exercer son contrôle dans les domaines déterminés de manière exhaustive par le droit européen. Seule exception : sur la base du droit au juge légal (art. 101 LF), elle contrôle le respect de l’obligation de renvoi à la CJUE des tribunaux nationaux de dernier ressort (art. 267 al. 3 TFUE). Si elle laisse, par ailleurs, une marge de manœuvre assez importante à ces tribunaux dès lors qu’ils abordent le droit européen de manière raisonnable, cette obligation de renvoi peut aussi concerner l’application des droits fondamentaux européens. Et dans ce domaine, le contrôle exercé par la Cour constitutionnelle peut s’avérer plus exigeant.

 

C’est à ce niveau qu’il faut analyser l’innovation apportée par la Cour constitutionnelle fédérale dans les deux décisions présentées qui consiste dans l’inclusion des droits fondamentaux européens dans le catalogue de ses normes de référence.

 

Elle rappelle en effet que, si le « recours constitutionnel contre les jugements » (Urteilsverfassungsbeschwerde) permet une protection complète des droits fondamentaux, cela ne vaut que dans l’ordre interne. Dans le champ d’application du droit européen, surtout dans un domaine d’harmonisation complète, ce seul outil ne suffit pas, sauf à inclure les droits fondamentaux européens dans ses normes de référence de contrôle. Or c’est bien là le pas qu’elle choisit de franchir. Dans ce cadre, il lui appartient, le cas échéant, de poser elle-même des questions préjudicielles à la Cour de Justice. On notera que cela peut conduire à l’existence de deux tribunaux jugeant en dernier ressort et de ce fait supposés saisir la CJUE (art. 267 al. 3 TFUE) – le tribunal ordinaire et la Cour constitutionnelle. La Cour de Karlsruhe n’y voit pas de problème majeur. Pour justifier son procédé, elle met en avant, à plusieurs reprises, le fait que les droits européens ont été développés à partir des droits fondamentaux nationaux et qu’en général ceux-ci correspondent à leurs équivalents allemands. Mais elle souligne également la nécessité du droit européen de laisser une certaine marge au droit (et aux droits) nationaux. Elle se prévaut à cet égard de conceptions parallèles dans d’autres jurisprudences – autrichienne, italienne et belge et même française.

 

En définitive, on doit noter qu’il s’agit ici d’une décision de la première chambre de la Cour constitutionnelle, traditionnellement plus ouverte à l’égard de l’Europe que ne l’est la deuxième chambre. Restera donc à attendre une éventuelle jurisprudence de cette dernière – laquelle aura bientôt l’occasion de se prononcer sur ces questions dans le cadre d’une affaire concernant le droit à la non-discrimination dans le cadre du droit du travail des Églises.

 

 

3. Quel apport sur le fond pour le droit à l’oubli ?

En ce qui concerne le fond des affaires, la Cour constitutionnelle fait une distinction importante entre les données personnelles connues du public et les autres – même si la portée de cette différence n’est pas claire pour les cas d’espèce.

 

Dans le cadre de la première affaire ici présentée (meurtre), elle infirme l’arrêt de refus du droit à l’oubli. Dès lors que la demande s’était directement opposée à l’entreprise de presse, le droit européen applicable contient une clause d’ouverture du droit européen, ce qui laisse une certaine liberté aux législateurs nationaux et permet l’application des droits fondamentaux nationaux. Sur la base de ces derniers, la Cour constitutionnelle a jugé que la Cour fédérale de justice a commis deux erreurs relevant d’une insuffisante prise en compte, tant des conséquences de l’élargissement des possibilités d’accès aux archives de presse en ligne que de la conduite de l’intéressé après sa libération de la prison.

 

S’agissant de la seconde affaire (cas de l’employé qui s’était adressé à Google), la Cour constitutionnelle a en revanche confirmé l’arrêt de refus de la Cour fédérale de justice. Dès lors que, dans ce cas, le droit de l’Union est pleinement harmonisé, il s’agit d’appliquer les droits fondamentaux européens, partant d’une présomption d’équivalence avec les droits fondamentaux nationaux. Suivant la jurisprudence nationale traditionnelle, la Cour met en balance les articles 7 et 8 de la Charte d’un côté, les articles 11 et 16 de l’autre – sans donner une priorité aux uns ou aux autres. Sur cette base elle a considéré que les faits de l’affaire ne justifiaient pas la reconnaissance d’un droit à l’oubli. Elle conçoit certes que la Cour de Justice de l’Union européenne a admis, dans sa jurisprudence, une présomption en faveur de la protection de l’intéressé. Mais elle y voit une conséquence des particularités des espèces – ce qui paraît bien douteux car la formule de la CJUE est générale, alors que l’on est en présence de cinq cas différents. Il semble donc qu’il y ait ici une certaine divergence entre les jurisprudences allemande et européenne : un renvoi préjudiciel eut ici pu être utile. Tel n’a toutefois pas été l’avis de la Cour de Karlsruhe.

 

Cela conduit à une dernière remarque : la Cour constitutionnelle souligne fréquemment la nécessité d’une ouverture du droit européen pour des concrétisations différentes au niveau national. Les affaires présentées ici montrent en évidence l’utilité de ce raisonnement. Mais il paraît douteux que la Cour de Justice y soit prête lorsque le droit secondaire de l’Union ne les prévoit pas expressément. Cela révèle un problème supplémentaire de l’approche de la Cour constitutionnelle : elle risque d’avoir à se faire le défenseur de droits fondamentaux interprétés de manière bien différente qu’elle ne l’aurait fait dans un contexte uniquement national.

 

 

[1] Décisions 1 BvR 16/13 (https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2019/11/rs20191106_1bvr001613.htmlt; english press release: https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2019/bvg19-083.html) et 1 BvR 276/17 (https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2019/11/rs20191106_1bvr027617.html; english press release: https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2019/bvg19-084.html).