La position délicate du juge des référés face à la crise sanitaire : entre interventionnisme ambigu et déférence nécessaire

Par Claire Saunier

<b> La position délicate du juge des référés face à la crise sanitaire : entre interventionnisme ambigu et déférence nécessaire </b> </br> </br> Par Claire Saunier

Afin de lutter contre la propagation du Covid-19, le Gouvernement a pris diverses mesures lesquelles ont pu faire l’objet de critiques. Puisqu’il est en apparence le mieux à même pour se prononcer en cas d’urgence, le juge du référé-liberté a été, ces deux dernières semaines, massivement sollicité par les justiciables. Dans ce contexte, il a fait preuve d’une certaine déférence à l’égard du Gouvernement. Ce billet vise à analyser plus en détails le raisonnement adopté par le juge des référés dans les dernières ordonnances relatives au Coronavirus et, finalement, voir ce qu’il révèle des fonctions et des potentielles limites de cette juridiction particulière, en période de crise.

 

In order to control the spread of Covid-19, the French Government has adopted several measures, which have attracted some criticism. As he seems the best-suited to take decisions in case of emergency, the juge du référé-liberté has received a very important amount of requests during the last two weeks. In this context, the jugdge seems to have accorded deference to the Government. This paper aims to further analyse the reasoning adopted by the juge des référés and see what this says about the functions and the potential limits of this particular jurisdiction in times of crisis.

 

Par Claire Saunier, Docteur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

En dépit de son caractère inédit, la crise sanitaire que traverse actuellement la France ne fait, sur le plan juridique, que remettre sur le devant de la scène des questionnements anciens et récurrents. Ces questionnements, déjà au cœur des débats relatifs à l’état d’urgence de 2015-2017, portent, pour le dire simplement, sur l’articulation entre légalité et nécessité. Ces débats sont à l’évidence d’une complexité particulière dans le contexte de l’État de droit au sein duquel, justement, le respect du cadre juridique apparaît comme la condition sine qua non de la légitimité de l’action des gouvernants. Dans ce contexte, c’est au juge qu’il revient, en dernière analyse, de décider jusqu’à quel point les acteurs peuvent s’éloigner de la légalité ordinaire au nom de la nécessité. Les justiciables l’ont d’ailleurs bien compris, comme le démontre la multiplication des recours juridictionnels initiés ces dernières semaines.

 

Ce billet vise à examiner les premières ordonnances rendues par le Conseil d’État à la suite de nombreuses procédures de référés-libertés visant à contester les diverses mesures prises par le Gouvernement pour lutter contre la propagation du virus, jugées le plus souvent comme étant insuffisantes. Face à ces sollicitations, le juge des référés est confronté à un vrai dilemme. D’un côté, en raison de l’office particulier qui est le sien, il apparaît à l’heure actuelle comme le mieux à même de répondre rapidement et efficacement aux demandes de justiciables soucieux des atteintes à leurs droits et libertés que pourrait engendrer la gestion de la crise par les gouvernants. L’importante ordonnance du 22 mars 2020 tend à démontrer que cette réalité n’échappe pas au juge des référés du Conseil d’État qui n’a pas hésité, en l’espèce, à faire preuve d’un certain activisme (I.). D’un autre côté, il se trouve dorénavant dans une situation particulièrement délicate qui semble exiger de sa part une déférence particulière à l’égard de l’action des gouvernants, véritables gestionnaires de la crise. Les solutions adoptées dans les récentes ordonnances, ainsi que la rhétorique particulière à laquelle elles font appel nécessiteront, en ce sens, une analyse attentive (II.).

 

 

I – Une intervention aux conséquences ambivalentes dans l’ordonnance du 22 mars 2020

Le 22 mars dernier, le juge des référés du Conseil d’État était saisi d’une requête par le syndicat Jeunes Médecins (SJM) afin d’enjoindre au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé de prononcer un confinement total de la population ainsi que de prendre des mesures afin de produire à échelle industrielle des tests de dépistages pour permettre aux personnels soignants d’en bénéficier[1]. Le juge des référés commence par rappeler les conditions dans lesquelles il est compétent pour se prononcer et juge que ces dernières sont, en l’espèce, remplies. Pour se prononcer ainsi, le Conseil d’État accepte de classer au nombre des libertés fondamentales au sens de l’art. L. 521-2 du code de justice administrative (CJA) le droit au respect de la vie garanti notamment par l’art. 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH). Sur ce point, il ne fait que suivre une jurisprudence antérieure, à travers laquelle le Conseil d’État avait d’ores et déjà reconnu que face à « l’inaction ou la carence de l’autorité publique » créant « un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes », le juge des référés apparaît compétent pour « prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger »[2]. Après avoir ainsi accepté de se fonder sur cette disposition de la CESDH, le juge des référés a pu par exemple enjoindre à l’administration de diffuser des informations tendant à prévenir des risques liés à la baignade[3] ou encore, de procéder à la détermination des mesures nécessaires à l’éradication des animaux nuisibles au sein d’un établissement pénitentiaire[4]. Si elle constituait d’ores et déjà un élargissement de l’office du juge des référés, l’invocation d’une atteinte au droit à la vie ne devait engendrer que des conséquences limitées afin d’éviter un « afflux excessif de sollicitations du juge du référé-liberté »[5]. Cette crainte, exprimée par le rapporteur public dans l’affaire du 16 novembre 2011, s’est traduite par une certaine retenue du juge quant aux mesures prescrites. En effet, comme le démontrent les exemples mentionnés, la reconnaissance d’une carence de l’administration face à un danger pour la vie n’avait conduit qu’à la prescription de mesures purement matérielles. Cette retenue tiendrait à l’office limité du juge des référés lequel ne serait pas compétent, selon la formule consacrée, pour prescrire des « mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique insusceptibles d’être mis en œuvre, et dès lors de porter effet, à très bref délai »[6].

 

En d’autres termes, le juge des référés n’avait jusqu’alors jamais enjoint l’administration à prendre des mesures d’ordre normatif. Mais le 22 mars 2020 pourtant, les choses changent: le juge des référés du Conseil d’État, par son ordonnance, enjoint au Premier ministre et au ministre de la santé de préciser et de réexaminer certaines dispositions du décret du 16 mars 2020. Plus spécifiquement, il ordonne à ces autorités de préciser sous quarante-huit heures la portée des mesures dérogatoires au confinement, qu’il s’agisse des autorisations de sortie pour déplacements brefs, pour des motifs de santé et enfin, le maintien des marchés ouverts. Au-delà de cette implication dans les « choix de politiques publiques », la solution retenue est originale quant à sa portée puisqu’elle ne concerne pas, comme à l’accoutumée, un public restreint mais bien toute la population présente sur le territoire français. Comme l’explique Xavier Dupré de Boulois[7], un tel interventionnisme du juge des référés n’avait eu lieu que dans le cas d’ordonnances portant sur les états d’urgence de 2005 et de 2015[8].

 

A première vue, l’ordonnance du 22 mars 2020 semble révéler la volonté du juge de référés de faire preuve d’un interventionnisme inhabituel lorsque, face à des circonstances exceptionnelles, les autorités publiques seraient amenées à prendre des mesures particulièrement attentatoires aux droits et libertés. Toutefois, cette conclusion n’est pas celle appelée par les conséquences concrètes de l’intervention du Conseil d’État dans cette affaire. En l’espèce, les mesures prescrites ne constituent pas une sanction à l’égard d’une potentielle carence de l’administration mais, tout au contraire, confortent les actions entreprises par le Gouvernement. Un tel constat semble produire une inversion étonnante de la fonction du juge des référés-libertés. Alors que son instauration pouvait manifester un « désir d’efficacité dans la protection des libertés »[9], sa décision en l’espèce peut avoir des implications ambigües sur la conception de police administrative et, par ricochet, sur le contrôle du juge à son égard. Sous couvert de protéger un droit (celui du respect de la vie), le juge du référé-liberté se comporte non plus comme le garant des libertés en se chargeant de fixer des limites à la police administrative mais il semble, tout au contraire, participer à l’extension de celle-ci, potentiellement aux dépens d’autres droits et libertés qui ne sont pas évoqués dans la décision (la liberté d’aller et venir notamment). Xavier Dupré de Boulois considère, en ce sens, que le Conseil d’État s’apparente à un « auxiliaire de la police administrative »[10] plutôt que comme le garant de mesures proportionnées face à des restrictions potentiellement liberticides.

 

Cette attitude ambigüe se retrouve dans les ordonnances rendues ultérieurement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

 

 

II – La déférence du juge des référés dans le contexte de la crise sanitaire

Ces derniers jours, le juge des référés a été massivement sollicité par des justiciables désireux de contester la gestion de la crise du Covid-19 par le Gouvernement. A l’heure où sont rédigées ces lignes, le Conseil d’État a par exemple rejeté, à plusieurs reprises, des demandes relativement similaires émanant de personnels médicaux afin d’enjoindre au Gouvernement de prendre des mesures pour assurer l’approvisionnement en matériels de protection et en tests de dépistage[11]. A également été rejetée une demande de différentes associations visant à ordonner au Gouvernement de prendre des mesures pour identifier, dépister et fournir des hébergements aux personnes sans abri[12]. D’autres associations de soutien aux immigrés ont pour leur part sollicité le juge des référés pour enjoindre au Gouvernement la fermeture temporaire des centres de rétention administrative, lequel a répondu par la négative à leur demande[13]. Enfin, dans une ordonnance rendue sans audience publique, le juge des référés du Conseil d’État a encore rejeté une demande du Syndicat des avocats de France relative à une circulaire du Ministre de la Justice. Celle-ci prévoyait notamment une prolongation de plein droit et sans intervention du juge des délais maximum de détention provisoire. Le Conseil d’État considère, dans son ordonnance du 3 avril 2020 que cette disposition ne porte pas d’ « atteinte manifestement illégale » aux libertés fondamentales que sont notamment la présomption d’innocence et le droit à la sûreté et ce, en raison des mesures prises pour lutter contre la propagation du virus et de leurs implications sur le fonctionnement des juridictions[14].

 

Bien que portant sur des demandes différentes sur le fond, ces décisions présentent certains points communs révélateurs, à notre sens, de l’embarras dans lequel se trouve à l’heure actuelle le juge des référés. Dans chacune des espèces mentionnées, le juge ne remettait aucunement en cause la recevabilité des demandes, celles-ci répondant aux conditions d’urgence et d’invocation d’une atteinte à une liberté fondamentale au sens de l’art. L. 521-2 du CJA. Sur le fond, le raisonnement adopté par le juge du référé-liberté s’avère constant puisqu’il repose sur un argument récurrent. Dans chacune des ordonnances, le Conseil d’État se réfère aux actions déjà lancées ou mises en œuvre par le Gouvernement, qu’il s’agisse de la commande de masques, de tests de dépistage ou encore des efforts faits en matière d’hébergement d’urgence ou de mises à dispositions de soins et de produits d’hygiène dans les centres de rétention administrative[15]. Dans tous les cas, une telle argumentation a pu susciter de fortes critiques en tant qu’elle reposerait « exclusivement sur la communication gouvernementale »[16]. Sans aller jusqu’à tirer de ce constat des réflexions sur la collusion des membres de la juridiction suprême et du Gouvernement[17], il convient toutefois de s’interroger sur ce qu’une telle argumentation peut avoir de problématique dans le cadre de la procédure de référé-liberté.

 

Il a été reconnu de longue date que l’instauration du référé-liberté était venue combler une lacune du système juridictionnel français. A travers elle, le juge administratif serait devenu « un réel et efficace juge de l’urgence »[18]. Une telle analyse suggère que dans le cadre du référé-liberté, le juge administratif dispose des armes adéquates pour identifier une situation attentatoire aux droits et libertés et également pour la faire cesser sur le champ. Sur ce point, l’invocation de l’action du Gouvernement lorsque celle-ci ne s’est pas encore concrétisée, peut effectivement surprendre. Les demandes visant à mettre à disposition du personnel médical du matériel de protection sont certainement les plus sujettes à discussion : alors que le juge des référés reconnaît que la dotation en masques chirurgicaux est « quantitativement insuffisante », il considère toutefois qu’il n’y « pas matière à prononcer les mesures que les requérants sollicitent »[19]. L’idée serait que les mesures suggérées n’auraient aucune utilité en l’état présent. Aussi convaincant qu’il puisse apparaître dans la pratique, l’argument pose toutefois des questions quant à la temporalité spécifique du juge du référé-liberté. En effet, lors de son instauration, cette procédure était supposée permettre ce que d’autres recours ne permettaient pas, à savoir un jugement relatif aux circonstances présentes et à une atteinte en cours à une liberté fondamentale. Pour le dire autrement, en se fondant sur l’intention ou l’initiative encore non réalisée de l’administration, ces décisions soulignent avec une lumière crue les limites du recours au juge, en général, dans le cadre de situations exceptionnelles. Dans un tel contexte, et comme le confirment les ordonnances étudiées, la déférence envers les décisions du Gouvernement apparaît comme l’unique réponse au dilemme d’un juge écartelé entre une réalité pratique qui le dépasse et une volonté de conserver son image de gardien privilégié des droits et libertés.

 

 

[1] CE ord., 22 mars 2020, req. n° 439674.

[2] CE Sect., 16 nov. 2011, req. n° 353172, cons. 4.

[3] CE ord., 13 août 2013, req. n° 370902.

[4] CE ord., 22 déc. 2012, req. n° 364584.

[5] Conclusions sur CE Sect., 16 nov. 2011, n° 353172, RFDA, 2012, n° 2, p. 296.

[6] CE, 28 juillet 2017, req. n° 410677 ; CE ord., 26 juillet 2018, req. n° 422237.

[7] DUPRÉ DE BOULOIS X., « On nous change notre…référé-liberté (Obs. sous CE ord., 22 mars 2020, n° 439674) », RDLF, 2020, chron. n° 12, consultable en ligne : http://www.revuedlf.com/droit-administratif/on-nous-change-notre-refere-liberte-obs-sous-ce-ord-22-mars-2020-n439674/.

[8] Le Pr. Dupré de Boulois mentionne en ce sens deux ordonnances rendues en 2005 et en 2016 et dans lesquelles le juge des référés s’était reconnu compétent pour apprécier les décisions de maintien de l’état d’urgence prises par le Président de la République.

[9] WACHSMANN P., Libertés publiques, Dalloz, Cours Dalloz, 2017, 8ème éd., p. 256.

[10] DUPRÉ DE BOULOIS X., « On nous change notre…référé-liberté…. »,….op.cit.

[11] CE ord., 28 mars 2020, req. n° 439693 et 439726 ; CE ord., 4 avril 2020, req. n°439904 et 439905.

[12] CE ord., 2 avril 2020, req. n° 439763.

[13] CE ord., 27 mars 2020, req. n° 439720.

[14] CE ord., 3 avril 2020, req. n° 439894, cons. 19 (non publiée).

[15] L’ordonnance du 3 avril 2020 relative aux modifications apportées par décret et par ordonnance aux dispositions du code de procédure pénale repose sur une idée relativement similaire : ces textes ne constitueraient finalement que la mise en œuvre de l’habilitation législative permettant au Gouvernement d’agir pour lutter contre la propagation du virus. En d’autres termes, le Conseil d’État se borne à effectuer un contrôle de proportionnalité des mesures, et il suggère implicitement que les griefs soulevés en l’espèce appelleraient plutôt une intervention du juge de constitutionnalité de la loi. Or, une telle action est à l’heure actuelle rendue difficile par la suspension des délais d’examen des QPC. Sur ce sujet, voir : BENZINA S., « La curieuse suspension des délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité », sur ce blog, article en date du 3 avril 2020.

[16] LETTERON R., « Covid-19 : le Conseil d’État tombe le masque », Blog Liberté, Libertés chéries, 31 mars 2020, consultable en ligne : http://libertescheries.blogspot.com/2020/03/covid-19-le-conseil-detat-tombe-le.html.

[17] Pour une critique en ce sens, cf. LETTERON R., art. précité.

[18] FRIER P.-L., PETIT J., Droit administratif, LGDJ, Domat droit public, 2014, 9ème éd., p. 518.

[19] CE ord., 28 mars 2020, req. n° 439726, §. 9.

 

 

Crédit photo: Conseil d’Etat, CC 2.0