Quand le Covid-19 nuit à la Constitution. Un exemple américain : la bataille des nominations

Par Lucie Sponchiado

<b> Quand le Covid-19 nuit à la Constitution. Un exemple américain : la bataille des nominations </b> </br> </br> Par Lucie Sponchiado

De nombreux articles, en France, ont déjà souligné combien la crise sanitaire actuelle peut heurter la Constitution, abîmer la garantie des droits et conférer à l’exécutif des compétences particulièrement exorbitantes. Les États-Unis en livrent un autre exemple préoccupant avec un Président qui se targue de jouir d’une autorité totale dans une telle période. Retour sur la bataille des nominations et la récente menace de D. Trump visant à ajourner le Congrès. 

 

In France, numerous articles have underlined how the current sanitary crisis may hurt the Constitution, threaten the guarantee of rights and confer excessive authority on the executive power. The USA provide another concerning example, with a President who claims to wield “total authority” during such a time. A look into the nominations battle and D. Trump’s recent threat to adjourn Congress.

 

Par Lucie Sponchiado, Maître de conférences en Droit public, Université Paris-Est Créteil, Laboratoire Marchés, Institutions, Libertés. Responsable de la chaire « Nominations du pouvoir exécutif » de l’Observatoire de l’éthique publique.

 

 

 

Dans un article paru en janvier 2020, Idris Fassassi note que « l’accroissement continu des pouvoirs de l’exécutif est poussé à son paroxysme par le “trumpisme” », que « la présidence Trump a bousculé l’ordre constitutionnel américain » et a « conduit à la mobilisation de dispositions constitutionnelles jusque-là oubliées »[1].

 

L’intervention du Président Trump, le 15 avril 2020, confirme ce constat, D. Trump ayant menacé d’ajourner le Congrès si le Sénat n’approuvait pas rapidement les nominations auxquelles il entend procéder. Cette récente intervention présidentielle montre, sur fond de Covid-19, que les nominations sont toujours objets de tensions constitutionnelles (et politiques) et souvent de mauvais prétextes pour dévoyer les textes constitutionnels.

 

S’il est vrai que le processus de nomination est actuellement contraint en raison de l’épidémie (I), la posture du Président américain paraît passablement intenable (II).

 

 

1. Le contrôle sénatorial des nominations dans un contexte de crise sanitaire

Le contrôle des nominations présidentielles aux États-Unis.

Pour comprendre la tension actuelle, il faut d’abord se souvenir que la Constitution américaine permet au Sénat de contrôler les nominations présidentielles et, le cas échéant, d’y faire obstacle[2]. Le Président doit ainsi nommer, avec l’avis et le consentement du Sénat, les juges fédéraux, les officiers, les membres du cabinet présidentiel, les personnels d’agences indépendantes, etc. Environ 4 000 postes civils et 65 000 emplois militaires sont ainsi concernés par cette procédure.

 

Si une grande majorité de ces nominations se passent sans heurts, il n’est pas rare en revanche que, pour les postes les plus stratégiques, des tensions se nouent entre Président et Sénateurs, notamment lorsqu’ils ne sont pas du même bord politique. L’histoire américaine est jalonnée d’exemples de manœuvres dilatoires ayant conduit à la paralysie de certaines administrations. Les analystes américains identifient deux stratégies distinctes : la première émanant de la présidence ; la seconde émanant du Sénat.

 

Du côté de la Maison-Blanche, craignant un refus ou espérant une majorité favorable, le Président peut parfois attendre plusieurs mois avant de proposer une nomination. Les années Clinton en constituent un exemple topique car, en moyenne, 500 jours s’écoulaient avant que le Président ne décide de proposer un nom. Du côté du Congrès, il n’est pas rare que les Sénateurs veuillent retarder la confirmation, parce qu’ils s’attendent à l’élection d’un nouveau Président, parce qu’en refusant d’auditionner un candidat ils contestent une nomination sans aller jusqu’au rejet formel… ou parce qu’ils ne peuvent dûment se réunir en raison d’un virus affectant l’ensemble des terres habitables !

 

L’activité sénatoriale réduite en raison du Covid-19

Justement, les sénateurs ont actuellement décidé de ne tenir que des « sessions pro forma », c’est-à-dire de brèves réunions « pour la forme ». Ces sessions sont courantes dans les deux chambres du Congrès américain, notamment parce qu’elles permettent aux parlementaires de s’absenter de Washington pour se rendre dans leur « circonscription » respective. Ceci évite aux Chambres qui souhaitent interrompre leurs travaux durant plus de trois jours d’avoir à s’ajourner (ce qui suppose d’obtenir l’accord de l’autre Chambre)[3]. Durant ces sessions pro forma tout se passe donc comme si les Chambres étaient en session, bien qu’aucune audition, ni aucun vote n’aient lieu. D’où la colère du Président Trump : celui-ci considère que ces « fausses sessions pro forma sont un manquement au devoir[4] », une manœuvre sénatoriale pour l’empêcher d’exercer sa compétence, puisqu’il ne peut recueillir l’avis du Sénat et ne peut donc pas nommer. B. Obama l’a appris à ses dépens. Le dernier président américain avait estimé que de telles sessions sont de « pseudo-sessions » qui permettent de considérer le Sénat comme ajourné. Il avait ainsi procédé à un certain nombre de nominations, sans l’avis du Sénat, ce que la Cour suprême américaine a unanimement jugé contraire à la Constitution[5].

 

Il faut donc que le Congrès ne soit effectivement plus en session – Congressional recess –  pour que le Président américain soit libre de procéder à des « nominations sans avis » – recess appointments. D’où l’idée du Président Trump : ajourner le Congrès pour se libérer d’un contre-pouvoir. Aucun Président avant lui n’a fait usage de cette faculté.

 

Reste à savoir si cette menace d’ajournement est fondée et réalisable.

 

 

2. Les nominations, mauvais prétexte pour justifier un usage douteux du texte constitutionnel

À ce stade deux questions, au moins, se posent. D. Trump fait-il vraiment face à une fronde sénatoriale l’empêchant de nommer « un nombre énorme de personnes qui doivent entrer au gouvernement, et maintenant plus que jamais à cause du virus et du problème[6] » ? Est-il en droit d’ajourner le Congrès ?

 

Trump est-il vraiment contraint dans ses nominations ?

Selon le précieux recensement régulièrement mené par le Washington Post, sur les quelques 750 postes (hors nomination des juges) les plus importants dans l’administration américaine  – membres des cabinets, directeurs des services financiers, chef d’agences indépendantes, ambassadeurs etc. – le Président Trump a d’ores et déjà pu nommer 510 personnes. Sur ceux restant à nommer, si près d’un tiers sont effectivement en attente de validation par le Sénat, plus des deux tiers n’ont pas encore fait l’objet d’une proposition par la Maison-Blanche ! Difficile de parler d’obstruction dans ces conditions.

 

Et de deux choses l’une. Soit le Sénat est effectivement contraint aux pro forma sessions en raison du Covid-19, ce qui ne peut s’apparenter à de l’obstruction. Soit il s’agit effectivement de manœuvres dilatoires, mais qui – contrairement à ce que laisse entendre D. Trump – ne sont pas particulièrement imputables aux Sénateurs démocrates. En effet, compte tenu des équilibres politiques et des règles de votes, l’opposition n’est pas en mesure de faire blocage et tout porte à croire que, si obstruction il y a, elle est le fait des Sénateurs républicains qui peuvent ne pas souhaiter confirmer certains candidats proposés par la présidence.

 

Donald Trump est-il autorisé à ajourner le Congrès ?

L’article II, section 3 de la Constitution américaine énonce que « [Le Président] pourra, dans des circonstances extraordinaires, convoquer l’une ou l’autre des chambres ou les deux à la fois, et en cas de désaccord entre elles sur la date de leur ajournement, il pourra les ajourner à tel moment qu’il jugera convenable ». Deux arguments s’opposent assez clairement à la volonté du Président Trump de recourir à cette disposition pour procéder à l’ajournement du Congrès.

 

Primo, pour décider d’ajourner les chambres, le Président devrait commencer par les convoquer. D. Trump contraindrait ainsi les parlementaires à faire fi de la « distanciation sociale » que semble imposer, faute de mieux, la lutte contre la propagation du Covid-19. Mais l’hypothèse n’est pas invraisemblable si l’on en juge par ses récents tweets appelant à « libérer » du confinement le Michigan, le Minnesota et la Virginie.

 

Secundo, même à supposer que chaque chambre se réunisse à la convocation du Président, il est hautement improbable qu’un désaccord entre elles apparaisse. En effet, les Chambres ont d’ores et déjà publiquement établi la date de leur ajournement au 3 janvier 2021. Le Président américain ne semble pas en mesure de leur contester cette décision, à moins qu’il espère obtenir du Sénat une remise en cause de cette date.

 

Une fois encore, D. Trump mobilise une disposition constitutionnelle inusitée pour accroître son pouvoir dans une période particulièrement troublée. Or, aussi dures soient les épreuves à traverser, en démocratie, les Constitutions ne font sens que si l’on veut bien les considérer comme des « actes de défiance ; car, si l’on croyait que le pouvoir ne fera jamais d’empiétement, nous n’aurions pas besoin de constitutions » (B. Constant).

 

 

 

 

[1] « Donald Trump et la Constitution », Pouvoirs, janv. 2020, respectivement p. 29 et p. 31.

[2] US Constitution, Art. II, sect. 2.

[3] US Constitution, Art. I, sect. 5.4

[4] Conférence de presse du 15 avril 2020.

[5] N.L.R.B. v. Noel Canning, 134 S. Ct. 2550 (2014). Rappelons que le Conseil d’État français, confronté à la même situation a validé une nomination prononcée par le Président Hollande sans l’avis du Sénat ! v. L. Sponchiado, « Quand le Conseil d’État se méfie des parlementaire », Revue Droit administratif, n°1, janv. 2019

[6] Conférence de presse du 15 avril 2020.

 

 

 

 

Crédit photo: White House, domaine public